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Dans la foule

+ d'infos sur l'adaptation de Julien Bouffier ,
mise en scène Julien Bouffier

: Notes de mise en scène

Romancer le réel


Il y a des événements qui cristallisent dans notre mémoire un lieu et un moment de notre vie. Chacun se souvient où il était pour l’attentat du 11 septembre 2001 et avec qui. J’ai un souvenir très précis de l’instant où, en 1985, j’ai allumé la télévision pour regarder la finale de la coupe d’Europe des clubs champions de football. J’étais encore dans le temps de l’enfance et des vignettes Panini. Dans la foule a fait ressurgir cette enfance et le souvenir d’autres cauchemars plus récents où cette fois, l’homme que j’étais devenu, était au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine le 13 novembre 2015 et avait bu beaucoup de verres à la terrasse de la Belle Equipe alors que nous jouions L’Art du Théâtre.


Le parcours de la compagnie s’est en partie construit sur la transposition à la scène d’oeuvres romanesques : Suerte de Claude Lucas, Les Vivants et les Morts de Gérard Mordillat, et plus récemment Le Quatrième Mur de Sorj Chalandon. Chacun de ces récits a été un moteur dans la poursuite de mes recherches sur la question documentaire.


Le roman de Laurent Mauvignier, Dans la foule, se nourrit d’un événement réel : le drame du Heysel. En 1985, ce stade de Bruxelles accueille la finale de la coupe d’Europe des clubs champions de foot : Liverpool s’oppose à la Juventus de Turin. Pour la première fois en Europe, un stade de football n’était plus le lieu du jeu mais d’un déchaînement de violences entre supporters anglais et italiens qui causèrent 40 morts et près de 500 blessés. Le mouvement des hooligans anglais est alors à son apogée ; il est le reflet d’une Angleterre thatchérienne qui souffre. Après ce drame, les rencontres sportives ne pourront plus s’organiser de la même manière.


Ici, pas de témoignages à proprement parler, cette « foule » s’incarne dans des personnages, des subjectivités parcellaires, arbitraires. Une vérité à hauteur d’homme, de sensations ; un monde de perception avant d’être un monde d’idées.
L'auteur raconte l'évènement (son avant et son après aussi) d'un point de vue intime à travers la voix d'une italienne, d'un belge, d'un anglais et d'un français (chacun parlant à la première personne). Chacun prenant à tour de rôle la narration, à son rythme, revenant en arrière parfois pour mieux éclairer sa version dans un flot de mots.


Un couple de jeunes mariés italiens à qui on a offert des billets en cadeau de mariage, Tana et Francesco ; deux supporters français qui viennent à Bruxelles assister au match mais qui n’ont pas les précieux sésames, Jeff et Tonino ; un couple de bruxellois à qui des collègues de travail ont aussi trouvé deux billets, Gabriel et Virginie ; et, enfin les trois frères anglais Adrewson de Liverpool qui sont venus avec leurs amis hooligans.


L’adaptation · un spectacle trilingue


La réponse de Mauvignier pour circonscrire le réel est l’usage du langage. Une langue qui tente d’aller aux limites du dire, impure, multiple qui produit un léger écart dans le monde communicationnel pour marquer sa défiance, son adversité envers une parole colonisée par les stéréotypes, les clichés. Le personnage n’est pas singularisé par des tics réalistes. Il navigue entre deux espaces : langue du roman dans laquelle il prend vie, et langue de la communauté humaine dans laquelle il doit s’inscrire. Entre les deux, à lui de donner de la voix pour ne pas être écrasé, pour se faire de l’espace, pour vivre dans la chair de sa propre parole.


On ne sera jamais à la hauteur du réel : aussi puissant, aussi spectaculaire que la foule du Heysel. La perception de ce phénomène est impossible dans l’objectivité, la rationalité, mais seulement envisageable dans le morcellement de l’expérience humaine. A partir de là, la langue est à la fois oxygène et espace du personnage. Sa matérialité devient centrale. C’est pourquoi je veux mêler les langues (italiens, anglais, français) et les accents (belges, anglais de Liverpool), trouver des acteurs qui parlent la langue des personnages. C’est d’ailleurs ce qui a convaincu Laurent Mauvignier d’accepter pour la première fois l’adaptation de son roman pour la scène.


Partir de ce point de départ très concret de l’incarnation des mots par les bouches de leur propriétaire à la fois acteur et personnage. La réalité des personnages du roman de Mauvignier commence là, avant même le fait divers qu’il narre. Les quatre points de vue seront portés par quatre représentants (et quatre acteurs) : Tana pour les italiens, Geoff pour les anglais, Jeff pour les Français et Gabriel pour les belges.


Un théâtre transmedia · soigner nos fantômes


Ce n’est pas parce que Laurent Mauvignier fait parler ses personnages à la première personne que c’est du théâtre. Non, c’est un roman et c’est descriptif.
Et même si par moment, j’ai transformé sa structure narrative en dialogues, c’est sa langue, la construction de sa langue qui me touchait et qui fait la force de notre projet.
Il fallait donc trouver la bonne distance pour lui donner une respiration qui trouve son épanouissement sur scène. Développer un imaginaire, une dramaturgie qui fasse exister des corps, un espace en dehors de la langue, de ce qui est dit.
Montrer ce que le théâtre ne peut montrer,
soit parce que ce serait obscène – jouer la souffrance de personnes réelles – ,
soit parce que c’est idiot – mettre en scène ce qui est déjà dit avec des mots – ,
soit parce qu’il n’en a pas les moyens pour l’illustrer – un stade de 60 000 places – .
Montrer ce qui n’est pas dit, ce qui est tu.


Dans la foule raconte l’histoire de personnages pris malgré eux dans un événement qui les dépasse et de comment ils vont réussir à continuer à vivre avec ce trauma.


J’ai choisi de me concentrer sur trois personnages : les deux supporters français, Jeff et Tonino et Tana, la jeune mariée italienne qui perd son mari. Ils seront les seuls à être incarnés par des acteurs sur scène. Les autres seront en images.
Par un système de doubles écrans, nous donnerons une profondeur à ces images planes, et ainsi leur donnerons une présence se rapprochant de celle des acteurs comme si ces fantômes avaient une réalité.
Et rendre ainsi la confusion des personnages sensible au public.


Scénographie · le terrain de football abandonné


Pour trouver comment allait advenir la parole, il fallait poser un espace qui convoque les fantômes et leur naissance. Celui de la catastrophe passée, du chaos, de l’événement qui a eu lieu : le stade du Heysel.
Le nom de ce lieu sera toujours celui du drame. Le Heysel n’est plus le nom d’un stade mais celui de ce drame du 29 mai 1985. Et depuis toutes ces années, la nature a essayé de recouvrir les traces, de les faire disparaître.


Les tribunes ont été modifiées mais ont-ils changé la terre du terrain nourrie du sang des supporters ?


J’imagine une pelouse qui aurait été abandonnée, que personne ne serait venu tondre. Une pelouse d’herbes folles qui empêche de voir les traces laissées dans la terre.
C’est dans ces herbes folles que les personnages pourront reconstituer leur drame.
Au fur et à mesure, ressurgiront des signes du passé, des mannequins, des écharpes, des maillots, des fumigènes, des objets intimes du quotidien perdus.


Nous sommes dans la tribune Z, la fameuse tribune où les supporters italiens se sont fait charger par les hooligans anglais.
Nous sommes derrière le but que nous voyons en premier plan tourné vers le lointain du plateau, comme si le terrain s'enfonçait face à nous dans le noir profond du théâtre. Le filet du la cage de but nous sert d'écran.


Au lointain, le panneau d'affichage noir, censé indiquer le score du match, sera pour nous le deuxième espace de projection du spectacle sur lequel seront écrit les sous-titres et certaines séquences vidéo. La couleur sombre de cet écran donnera un rendu fantomatique à toutes les images qu'il pourra recevoir.


Musique · Aux origines de l’hymne


Alors que j'avais imaginé travailler dans un premier temps avec un groupe de rock pour accentuer l'énergie d'une telle manifestation sportive, j'ai découvert que l'hymne de la Ligue des champions venait d'un morceau de Haendel, Zadok the priest. En écoutant la version originale, et d'autres morceaux qu'il avait composé dans le même esprit, j'ai eu l'intuition qu'il serait plus intéressant de faire se rencontrer ces deux univers à priori éloignés et qui, pourtant, cohabitent le temps d'un hymne.


J’ai demandé à Jean-Christophe Sirven, un compositeur de formation classique qui aujourd’hui est passé du côté de la musique pop de travailler avec un violoniste et une soprano de l’Opéra de Montpellier pour retrouver le son du bois du violon, le feutre des tampons du piano, le bruit du crin des cordes, le souffle de la cantatrice.


Chercher les traces de l’hymne de la Ligue des Champions, et donc, de ce qui électrise les foules, c’est se rendre compte que cela vient de chants sacrés et que le football est aussi une histoire de croyance.
J’ai demandé à Jean-Christophe Sirven de parcourir un territoire où la rencontre serait possible entre le dénuement d’un chant sacré et l’artifice consensuel de la pop pour interroger la croyance de la Foule. S’en approcher et s’en éloigner. Séduire par des mélodies séduisantes puis se diriger vers l’âpreté de la solitude de l’instrument ou de la voix.


Vidéo · Croire aux fantômes


Je n’ai jamais vu le match. Seul le terrain vide, des gradins en ébullition. Un match comme un autre. L’attente puis ne pas avoir la patience d’attendre et enfin éteindre la télévision. Aucune image ensuite.
Cette absence d’image du drame persistera. Nous ne montrerons rien. Seuls les mots de Tana, dits de l’intérieur du stade, et ceux de Gabriel, depuis l’extérieur du stade, nous donneront à voir la catastrophe.


Il y aura trois qualités d’images :
- Les images du réel de la première partie du spectacle qui raconte l’avant-match et qui seront construites comme des séquences de cinéma. Chaque séquence sera filmée en décor naturel.
- Les images pré-filmées, en particulier celles de Geoff qui ne sera jamais présent sur scène mais qui sera tout de même filmé dans le décor afin que nous puissions imaginer qu'il est présent.
- Les images filmées en temps réel, découvrant au public des événements qui leur seraient cachés.
Pour filmer, les caméras sont automatisées, sans opérateur visible. Des caméras seront cachées dans le décor. Qui filme ? Le regard est anonyme, il n’est pas personnifié. C’est une présence fantomatique. Le personnage peut en avoir besoin pour se confier et parler directement à la caméra. Pour cela, j’utilise les codes télévisuels des retransmissions sportives tel que le ralenti ou le « replay ».


Dispositif technique · solitaire dans la foule


Outre cet environnement sensible porté par la musique jouée en direct et les diffusions d’images pré-filmées, je veux conscientiser le rôle du spectateur. A la fois immerger le spectateur car il n’est pas la foule : il est dans la foule comme les protagonistes.
Et à la fois le pousser à faire un pas de côté pour prendre de la distance.
Pour rendre cela palpable, nous voulons réitérer nos expérimentations avec des casques audio sans fil. Forts de l’utilisation réussie avec le spectacle Andy’s gone, nous nous servirons de cet outil pour isoler le spectateur et rendre encore plus aigu la perception de la solitude en plein milieu d’une foule. Notre système de casques à plusieurs canaux permet en effet d’envoyer des contenus différents simultanément. Nous sollicitons donc le public pour qu’il choisisse à certains moments quel flux il veut écouter. Cette individualisation n’interdit pas une diffusion plus classique du son dans la salle de façon à créer des moments de « retrouvailles », de mise en commun.

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