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Coup fatal

Fabrizio Cassol ( Direction musicale ) , Serge Kakudji ( Conception ) , Alain Platel ( Mise en scène ) , Rodriguez Vangama ( Direction musicale ) , Paul Kerstens ( Conception )


: Entretien avec Alain Platel

Propos recueillis par Renan Benyamina

Coup Fatal est le produit d’un long processus. Quelle a été la genèse du projet ?


Alain Platel : Le point de départ de cette aventure date de 2008. Fabrizio Cassol découvre, à Kinshasa, Serge Kakudji, un contre-ténor âgé de dix-sept ans. Il est séduit par son talent et son énergie. Nous lui proposons de rejoindre l’équipe de pitié !. Plusieurs chanteurs de la pièce l’encouragent et le soutiennent pour qu’il poursuive son apprentissage du chant et en 2010, le KVS – Théâtre royal flamand de Bruxelles – le programme dans le cadre d’un échange avec la République Démocratique du Congo. Paul Kerstens, coordinateur du projet, organise la rencontre avec des musiciens de Kinshasa très différents (musiciens de danse populaire, jazzmen, musiciens traditionnels). Serge Kakudji, de son côté, choisit des arias et le guitariste Rodriguez Vangama prend la direction musicale du jeune groupe. Une première présentation a lieu à Kinshasa et l’enthousiasme est tel que l’équipe s’étoffe, notamment avec Fabrizio Cassol dans le rôle de conseiller musical. C’est Fabrizio qui m’a fait découvrir le travail en cours, et c’est à partir de là que nous avons commencé à penser à Coup Fatal.


L’équipe est exclusivement composée de musiciens. Comment avez-vous travaillé avec eux ?


Ce projet s’inscrit clairement dans la lignée de vsprs et de pitié !, réalisés avec Fabrizio Cassol. Les spectateurs qui ont vu les versions purement musicales – sans danseurs – de ces deux spectacles devraient reconnaître cette parenté. À la différence de ces deux pièces, Coup Fatal est avant tout un concert. J’ai donc été vigilant à ne pas rendre l’ensemble trop « platélien » même si le danseur Romain Guion m’accompagne sur le volet chorégraphique. Ma place est celle d’un collaborateur qui intervient sur les questions scéniques et dramaturgiques et non pas celle d’un directeur artistique. La première chose proposée aux treize musiciens a été, tout simplement, de se lever des chaises. Ils avaient cette habitude de jouer assis et je sentais bien la difficulté à rester figés. Une fois levés, ils se sont immédiatement mis à bouger. À ce moment-là, j’ai identifié une énergie, des mouvements, qui furent un point de départ. De même, j’ai proposé, pour le décor du spectacle, que nous ayons recours au talent de Freddy Tsimba, un plasticien congolais qui réalise des sculptures et des installations. Dans la continuité du travail, il a créé un grand rideau de douilles de munitions devant lequel évoluent les musiciens. Pouvoir confronter l’univers de cet artiste, brillant et engagé, à la musique de l’orchestre kinois me rend très heureux. De même, le mouvement des sapeurs, à l’élégance dandy si caractéristique, m’influence. Il s’agit d’un mouvement aux racines originales mais aussi aux développements parfois très commerciaux. Aujourd’hui, à ce stade du travail, j’ignore dans quelle mesure cette esthétique sera réinvestie.


Ce décor de douilles est susceptible d’introduire une charge politique au spectacle. Cette dimension était-elle présente au début de la démarche ?


Non, pas du tout, mais cette proposition a été accueillie par toute l’équipe de manière positive. Ce décor a bien entendu une connotation politique mais je ne souhaite pas en faire un message. L’essentiel, dans le projet, est bien l’interprétation singulière que les musiciens livrent du répertoire baroque et l’énergie qu’ils y injectent. Moi qui aime énormément cette musique, j’ai le sentiment que je ne pourrai plus l’entendre autrement ! Et à la musique se superposent des signaux... Le décor de Freddy Tsimba, les costumes, les chaises en plastique bleu. Elles sont familières à la plupart des Kinois. Lors des festivités organisées pour les cinquante ans de la République Démocratique du Congo, le gouvernement avait mis ces chaises à la disposition des spectateurs, qui les ont emportées. Ils les considéraient comme un cadeau de Kabila. Tous ces croisements ont pour ambition d’ouvrir les interprétations et de ne surtout pas se limiter à un discours politique dont le sujet serait le Congo. Je crois plus aux associations d’idées et à la poésie.


Si votre projet n’est pas de présenter un spectacle sur Kinshasa, quel est-il ?


J’ai régulièrement dénoncé ou mis en lumière ce qui me révoltait dans le monde. Ce que je cherche aujourd’hui, à travers le théâtre et la danse, c’est peut-être une nouvelle manière de me rebeller. J’ai aujourd’hui la conviction que l’on peut se rebeller, faire preuve de subversion, non pas en racontant l’objet de sa rébellion mais en rendant compte d’une joie de vivre qui résiste à la misère et qui semble nous faire défaut ici, en Europe. La joie que Serge et les musiciens manifestent dans leur appropriation du répertoire baroque me semble constituer un message politique bien plus puissant que ne pourrait l’être la chronique de la pauvreté ou de la situation politique en République Démocratique du Congo. Cette préoccupation traverse également ma dernière pièce, tauerbach, dans laquelle il y a un appétit de vivre manifeste. Koen Augustijnen et Rosalba Torres Guerrero, anciens membres des ballets C de la B, et la dramaturge Hildegard de Vuyst ont récemment produit le spectacle Badke avec des Palestiniens. Ils y représentent une joie inattendue, une explosion de danse magnifique, à partir d’une danse traditionnelle palestinienne, la dabkeh. Au lieu de montrer leur peine, les danseurs palestiniens partagent avec nous leur faim de vivre. Mes passages à Kinshasa m’ont inspiré aussi cela. La joie de vivre, dans des conditions parfois horribles, nous raconte mieux qui sont les Kinois que leurs difficultés. Je veux transmettre cette énergie ici, où gagne l’amertume malgré un environnement extrêmement confortable. Sans doute peut-on apprendre quelque chose de cette joie exprimée contre vents et marées par des Palestiniens ou des Kinois.


Cette ambition est-elle partagée par les interprètes de la pièce ?


Des projets comme Coup Fatal et Badke sont les produits d’une longue histoire. J’ai commencé à visiter les territoires palestiniens occupés en 2001 ; j’y suis retourné presque chaque année. Des artistes y étaient avec moi et continuent à avoir des échanges avec les personnes rencontrées. Badke est ainsi le résultat des liens tissés entre Koen Augustijnen et des artistes de Ramallah, au terme d’une histoire de dix ans. Un processus similaire s’est déroulé à Kinshasa ; ma première visite là-bas remonte à 2009. Fabrizio et le KVS, eux, entretiennent des rapports plus anciens encore avec cette ville. Dans les deux cas, le désir de produire quelque chose ensemble, avec les Palestiniens d’une part, avec les Kinois d’autre part, était présent dès le début. Mais j’ai tenu un temps ce désir à distance, souhaitant être juste dans ma démarche. Les artistes rencontrés là-bas veulent souvent utiliser la scène pour témoigner de leurs difficultés. Ce désir de produire du théâtre sur ce qu’ils vivent est bien entendu tout à fait légitime et je le comprends. Mais j’estime que cela est leur projet et non l’objet d’un travail commun.


La pauvreté, le handicap et l’anomie sont souvent au cœur de vos pièces. D’où vient cet intérêt pour les marges, les différences et les exclus ?


Le handicap ou la pauvreté m’intéressent d’abord comme des métaphores. Selon moi, nous sommes tous pauvres ou handicapés à différents degrés. Si les interprètes présents sur scène bougent d’une manière spéciale ou inhabituelle, je ne les considère pas pour autant comme des personnes handicapées ou marginales. Ils cherchent simplement, comme chacun d’entre nous, une manière singulière et forte de s’exprimer. L’une des inspirations de tauerbach est le documentaire Estamira de Marcos Prado. On y suit l’histoire d’une femme atteinte de schizophrénie qui vit dans une décharge des environs de Rio de Janeiro. Ce n’est pas la pauvreté en tant que telle qui m’a intéressé, ni la décharge mais le fait qu’elle ait décidé d’y vivre, qu’elle y cherche une vérité. Au fond, la plupart des vies se ressemblent et suivent un cycle relativement simple : se lever, chercher comment on peut s’aimer, dormir, boire, manger, faire l’amour et mourir. Ce qui m’intéresse, en somme, c’est comment chacun, riche ou pauvre, grand ou petit, vit et survit. Je crois que cela résume le sens de ma démarche artistique. La rencontre est systématiquement le point de départ, la motivation, pour laquelle je dis « oui » à un projet. J’ai toujours travaillé avec des gens très différents. Des professionnels, des amateurs, des danseurs, des comédiens, des chanteurs, des enfants, des adultes, des vieux travestis, des sourds... Pour Coup Fatal, j’ai rencontré quatorze musiciens merveilleux, et j’ai hâte de travailler avec eux. Mon objectif n’est pas spécialement de rendre leur place ­à des exclus ou de braquer la lumière sur des invisibles. Et pourtant, si mes spectacles sont l’occasion pour le public de s’interroger sur les marges ou sur l’exclusion, je m’en réjouis.

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