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Correspondances et entretiens avec « Attoun & Attounette »

François Berreur ( Conception )


: Extraits 3 : Berlin

Extraits de lettres à Dominique H. de Berlin

Berlin, le 9 avril 1990


« Cela » ressemble vraiment à ça ! « Cela » ressemble à ce qu’on imagine et en même temps à un peu plus. C’est impressionnant, désolant, enthousiasmant, déprimant et surtout, surtout, symbolique ! Je t’écris plus longuement dès que possible (à la main ! Mein Gott). En attendant, ICH BIN EIN BERLINER ! À bientôt.





Berlin, le 19 avril 1990


Il faut admettre qu’il est très difficile de se loger de nos jours à Berlin – les Goths et les Visigoths débarquent attirés par l’odeur de la soupe, les pauvres n’auront que l’odeur d’ailleurs – mais là, il faut reconnaître qu’on ne m’a pas loupé. J’habite une sorte d’auberge de jeunesse des années soixante-dix, baptisée patriotiquement « Hôtel Pasteur » (peut-être une blague sur le virus de la rage), très grande, très large, bien rectangulaire, tu dirais notre lycée des Tâles, et j’y habite seul ! Allein ! J’occupe la chambre 13 (on n’a reculé devant aucun symbole) qui doit être celle de l’accompagnateur du groupe et j’ai des longs couloirs, des douches-filles et des douches-garçons pour moi, des lavabos en rangées et huit cents tasses dans la cuisine pour mon petit café. Mais cela n’est rien, car où est l’auberge de jeunesse ? On me dit : « Vous serez un peu plus près de l’aéroport. » Plus proche de l’aéroport, c’est couché en boule entre deux roues d’un Boeing. Chaque fois qu’un avion décolle, il s’arcqueboute sur le bord de mon lit et il prend son élan dans le couloir. Par des lois définies par les Russes, les avions ne peuvent survoler l’Allemagne de l’Est la nuit et voilà bien un avantage du stalinisme. Trêve de plaisanterie : si le fait de vivre ma vie tout seul avec ma petite machine, mes petites affaires, dans un no man’s land, qui plus est berlinois, a pu me faire sourire, je vais immédiatement me mettre en chasse d’autre chose.





Berlin, le 10 juin 1990


Mon cher Dominique,


C’est dimanche‚ il pleut depuis trois jours et trois nuits. Berlin sous la pluie‚ c’est comme un film de Wenders en noir et blanc sous-titré en serbo-croate ancien‚ dans une mauvaise copie diffusée un dimanche. Je suis le héros du film. Mon rôle est très beau et assez simple : toutes les deux heures‚ je marche lentement jusqu’à la fenêtre qui donne sur l’aéroport « d’où je sais que je ne partirai jamais et où je sais que la femme aimée (Hanna Schygulla pour ne pas la nommer) ne viendra pas » et je dis en détachant bien les syllabes : « Es regnet‚ nein ? » À d’autres moments encore‚ car c’est un long et émouvant « movie » sur « l’immobilisme de l’errance » (et inversement)‚ je m’approche de ma machine à écrire – une Panasonic mais je pense qu’une bonne vieille Remington serait plus citationnelle‚ bref‚ on fait avec ce qu’on peut‚ c’est une petite production – et j’essaie d’écrire une nouvelle pièce de théâtre (car dans le film‚ j’ai aussi été envoyé dans ce no man’s land par les services secrets du Secrétariat d’État aux relations culturelles internationales (SSSÉARCI) pour accomplir une mission mais j’ignore laquelle (c’est un peu aussi comme un film d’Antonioni‚ aujourd’hui‚ et la femme aimée‚ Monica Vitti aurait pu jouer le rôle mais à cause de la coproduction serbo-croate ancienne‚ nous avons dû renoncer)‚
bref (« also » dit aussi parfois le héros comme par exemple : « Also‚ es regnet‚ nein ? ») j’essaie d’écrire‚ j’essaie d’écrire une pièce‚
« car l’écriture n’est-elle pas également une forme d’errance‚ no ? »
mais comme je n’ignore pas que le ruban-cartouche de ma machine est justement au bout du rouleau‚ le cas de le dire‚ et que depuis samedi midi‚ tous les magasins sont fermés (c’est aussi une réflexion assez symbolique sur la fin du Monde et pour en désigner la dérisoire vacuité‚ le metteur en scène‚ Wim‚ donc‚ a fait fermer tous les magasins de Berlin le soir à 18 heures tapantes – un jour sur deux‚ bordel‚ je m’écrase le nez sur la vitre du Super-Market : « Das ist geschlossen ! » me hurle la caissière-force-du-mal – et le samedi à midi)‚ je suis comme je fus toujours‚ enfant abandonné dans la rue Œmichen‚ bref‚ also‚
le héros se dit : « Et si j’écrivais à Dominique »‚ c’est l’ami resté à Montbéliard‚ autre terre wendersienne‚ le rôle est joué par Otto Sander‚ c’est un rôle muet‚ et pour en exprimer la désespérante vacuité‚ il ne répond jamais aux lettres du héros (« C’est très fort‚ comme idée‚ au niveau du vécu ! ») et il le fait (il écrit) :


« Es regnet noch. »


Aller à Berlin-Est ? m’interrogé-je. La pluie doit y être plus fine et plus froide‚ plus « dimanche gris » encore‚ das ist möglich. Je serais dans le train plein de buveurs de bière (on voudra noter ici la redondance d’un pléonasme : « je serais dans le train » aurait suffi). Bah, me réponds-je in petto. Aller jusqu’à Zoo acheter le Libération d’hier ou Le Monde de l’avant-veille (hé‚ hé) ? Warum nicht ? Me recoucher‚ car‚ bordel‚ je n’ai pas beaucoup dormi quand même‚ c’est vrai‚ il y a de ça aussi. Prendre ma guitare‚ mettre mon poncho chilien et chanter à tue-tête dans mon auberge de jeunesse déserte ma chanson préférée d’Anne Vanderlove :


« Il pleut‚
Sur les jardins‚ sur les rivages (villages ? j’ai un doute)
Il pleut‚
Et si j’ai de l’eau dans les yeux‚
C’est qu’il me pleut sur le visage‚
Il pleut‚
la la la‚
Il pleut‚
la la la…

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