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Sa façon de mourir - The Way She Dies - Como Ela Morre

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues

: Entretien avec Frank Vercruyssen

Propos recueillis par Agathe le Taillandier, avril 2019

Pour la création de The way she dies, tg STAN s’est associé à l’artiste portugais Tiago Rodrigues. Vous avez collaboré ensemble de nombreuses fois depuis une vingtaine d’années mais il est rare pour vous, en tant que collectif, d’élaborer un spectacle avec un écrivain. Comment s’est passé le processus de création ?


Frank Vercruyssen  : Dans notre manière de travailler, nous sommes plus habitués aux textes dramatiques classiques ou moins classiques dont nous aimons nous emparer ou bien au principe du collage entre plusieurs matières que nous tissons pendant les répétitions. Là, il fallait laisser de la liberté et de la place à Tiago Rodrigues. C’était très nouveau pour nous et vraiment passionnant. C’est magnifique d’ouvrir une fenêtre sur le processus d’écriture d’un auteur. Nous avons beaucoup discuté, sans filets, nous les quatre acteurs - Frank Vercruyssen, Jolente De Keersmaeker, Isabel Abreu, Pedro Gil – et Tiago Rodrigues. Chacun partageait sa lecture du roman de Tolstoï, Anna Karénine, chacun insistait sur tel passage qu’il avait particulièrement aimé, tel souvenir de lecteur.
Tiago Rodrigues écrivait au fur et à mesure le spectacle - des scènes, des tableaux - et on retrouvait des traces de nos conversations, des extraits du roman, des citations éparses dans le texte qui s’écrivait progressivement. Je repense au jour où j’ai parlé d’un poème, Le Suicidé de Guillaume Apollinaire, utilisé par Chostakovitch dans sa Symphonie n°14. Je l’ai retrouvé ensuite dans une scène où je le transmets à Isabel, qui joue ma maitresse. L’écriture se nourrissait donc d’un va et vient constant entre notre quatuor d’acteurs et Tiago Rodrigues.
Cette méthode de travail était vraiment intense et riche. L’écriture est arrivée progressivement, puis s’est accélérée comme une avalanche, et certaines scènes ne nous ont été transmises que quelques jours avant la première ! C’est une expérience singulière pour les comédiens que nous sommes, il a fallu vraiment se réinventer.


Qu’est ce qui relie fondamentalement l’esthétique de Tiago Rodrigues à celle du tg STAN ?


Frank Vercruyssen : Nous avons rencontré Tiago Rodrigues il y a une vingtaine d’années alors qu’il était jeune comédien pendant un stage que nous encadrions. Nous partagions alors les mêmes désirs autour du travail théâtral sans metteur en scène, de la remise en question de l’illusion et de la rupture du quatrième mur, la même passion pour les textes dramatiques. On creuse tout cela ensemble depuis longtemps. La même envie nous réunit, celle que le plateau soit un espace dans lequel le spectateur croit très fort tout en rappelant constamment que nous sommes au théâtre. Le spectateur voit que nous mentons mais tout en y croyant, en se laissant prendre au jeu. En tant que comédien, plus on sait que l’on ment, plus on est finalement vrai, mentir honnêtement quoi....


Tiago Rodrigues insiste sur le fait que The way she dies n’est pas une adaptation pour la scène du livre fleuve de Tolstoï. Qu’a t-il finalement conservé du roman Anna Karénine ?


Frank Vercruyssen : Quand j’ai lu Anna Karénine, j’ai trouvé ce roman magnifique : c’est passionné, c’est passionnant, c’est existentiel pour moi. Chaque description est le signe d’une connaissance de l’âme humaine, de la psychologie et des émotions tellement profonde. Comment peut-on saisir l’intériorité d’une femme et de chaque personnage avec autant de justesse ? Cela nous obsédait tous les cinq, les acteurs du projet et Tiago. Mais Tiago Rodrigues ne voulait en aucun cas écrire une adaptation de ce livre car il ne s’agissait pas d’être en concurrence avec Tolstoï, il souhaitait s’en échapper.


Il a donc inventé une fiction avec deux couples, situés dans deux espaces temps distincts, pour lesquels le roman d’Anna Karénine joue un rôle important. Il y a un couple au Portugal, dans les années 1960 et un autre qui vit à Anvers, à une époque plus contemporaine. On comprend qu’ils sont reliés par un lien de parenté, entre mère et fils. Mais l’amour semble s’être évadé et la tromperie est au cœur de leur histoire respective. Comme dans Anna Karénine, il y a des trios qui se forment, la passion amoureuse en dehors du couple tranche avec l’usure de l’amour.

À l’intérieur de ces deux récits, le roman de Tolstoï s‘invite par bribes plus ou moins conscientes et explicites. Mais ce qui est au cœur du spectacle c’est le lien que chacun de nous entretient avec les fictions : comment des héros imaginaires peuvent-ils changer une vie ? Comment un livre peut-il métamorphoser un être ? Et comment Anna Karénine, ou Platonov ou Antigone deviennent-ils plus vrais pour nous que des gens bien réels ?
Je dis à un moment sur scène à Jolente :  « Ce livre est plus important que toi  » en parlant d’Anna Karénine. C’est aussi ce sentiment que Tiago Rodrigues a voulu laisser planer dans notre pièce. Et nous partageons ensemble cet amour pour la fiction et la force qu’elle a dans nos vies. Nous chérissons les histoires et les mondes qu’elles charrient.


Vos spectacles sont souvent épurés dans leur scénographie. Suivez-vous cette direction ici sans chercher à restituer le contexte historique et social qui est très présent dans Anna Karénine ?


Frank Vercruyssen : Dans toutes les créations du tg STAN nous cherchons des décors abstraits, qui ne soient jamais illustratifs. The way she dies s’inscrit pleinement dans cette esthétique : nous ne voulions en aucun cas mettre en scène des clichés qui pourraient représenter la Russie au XIXe siècle. Il y a un lieu essentiel du roman qui est aussi au cœur de notre scénographie, c’est la gare, l’espace des allers et retours et des rencontres. Un mur avec un toit et la lumière suffisent à le signifier. Nous privilégions une écriture en tableaux plus qu’une écriture organique entre les scènes, l’espace prend aussi en charge cette structure narrative.


Le titre The way she dies exprime les différentes versions de la mort d’Anna Karénine, d’une traduction à l’autre. Quelle importance donnez-vous à cette question de la traduction dans votre recherche artistique ?


Frank Vercruyssen : Quand on lit le roman de Tolstoï en différentes langues, on se rend compte que les impressions de lecture varient énormément. Découvrir une œuvre russe à travers sa traduction néerlandaise, portugaise ou française change profondément les émotions et même le sens parfois des mots et de la fable. On le voit vraiment avec la mise en scène de la mort d’Anna Karénine à travers des versions différentes de l’œuvre.
Une langue peut changer un peuple, un individu et cette question a toujours été centrale dans notre recherche artistique commune. Dans The way she dies, on commence le spectacle en néerlandais puis on passe d’une scène à l’autre en portugais et en français. On avait envie que le public comprenne une langue sans la connaître, par le corps, les intentions, les émotions sur la scène : la multiplicité des langues dans ce spectacle ne crée pas une confusion mais au contraire cristallise le lieu de nos obsessions artistiques.
Cette question de la traduction rejoint notre intérêt pour l’étymologie des mots, leur histoire et leur signification au fil du temps et selon les contextes. The way she dies et le choix d’un texte russe avec une équipe belge et portugaise permettent d’interroger ces passions que nous avons en commun, nous tg STAN, avec Tiago Rodrigues.


Propos recueillis par Agathe le Taillandier, avril 2019

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