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Colette B.

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mise en scène Joséphine Serre

: Vérités enfouies

Joséphine Serre, propos recueillis le 1er décembre 2021 à La Colline

J’ai écrit la pièce Amer M. à partir d’un portefeuille trouvé en 2010 dans le quartier du faubourg Saint-Antoine du XIe arrondissement de Paris où je vivais alors. Plus exactement, je l’ai découvert dans ma boîte aux lettres. L’ouvrant pour espérer le rendre à son propriétaire, j’y ai trouvé des dizaines de documents qui permettaient de retracer toute la biographie d’un vieux monsieur. Né en Algérie, retraité du BTP, souffrant probablement de problèmes de santé au vu des ordonnances, il conservait également des cartes de visite d’assistante sociale, de restaurant associatif ainsi que son « certificat de résidence d’Algériens » dont la terminologie même ainsi que la date d’arrivée en France, 1954, m’ont immédiatement frappée. J’ai alors pris conscience du peu de choses que je connaissais sur la guerre d’Algérie, ce pan de l’Histoire pourtant encore très vif dans notre présent.


J’ai photocopié les documents qui étaient à vocation principalement administrative, au milieu desquels figuraient des papiers d’une toute autre nature : une certaine Colette B., visiblement pianiste à Radio France et résidant dans le XIIe arrondissement, avait griffonné sur l’une de ses cartes de visite « Vous êtes très cher à mon cœur ». Tandis qu’une autre faisait mention d’un rendez-vous régulier à 16h sur un banc et qu’un dernier laissait à penser qu’il aurait cessé de lui répondre et qu’elle attendait un signe. Ce portefeuille comportait donc toutes les traces d’un parcours de vie, qui bousculait d’ailleurs nombre de clichés et déconstruisait certains stéréotypes.
Ce qui est saisissant est que cette trouvaille fortuite soit simultanée à mes recherches en cours sur la mémoire, sur l’exil, la migration et sur la notion d’arrachement. Ce hasard mystérieux a alors agi sur moi comme une invitation, une commande d’écriture. Au-delà de l’homme, ce que son parcours raconte de la France et de l’Algérie, de l’exil et du présent d’anonymes qui vivent juste à côté de chez moi et qu’on entend peu, était une occasion trop grande pour ne pas m’en saisir. Ainsi, malgré la sensation d’un geste impudique ou illicite, je me suis plongée dans l’écriture d’Amer M. entre 2014 et 2016. Ma rêverie, mes notes et bribes de scènes autour de chacun des documents m’ont fait éprouver la nécessité de faire le chemin qu’il avait parcouru, de me confronter à l’Algérie des soixante dernières années. J’ai pris le train Paris-Marseille puis le bateau jusqu’à Alger avant de rejoindre la ville de naissance d’Amer M. en Kabylie.
Ce trajet-là, ces espaces géographiques et ce voyage historique ont été fondateurs dans l’écriture du texte. Amer M. était né. Mais un manque, un sentiment d’inachevé demeurait. Colette B. qui a mes yeux représente la part intime, affective d’Amer M. m’interpellait et réclamait elle-aussi son histoire. C’est pourquoi quelques années plus tard, j’ai concrétisé cette envie d’écrire de son point de vue à elle, de parler de sa rencontre avec lui, donnant en quelque sorte le pendant féminin au masculin et un autre prisme à l’histoire. J’ai posé l’hypothèse que Colette puisse être française d’Algérie, qu’elle ait fait partie des rapatriés d’Algérie dits «pieds-noirs». Cette perspective me permettait d’imaginer une mémoire commune de leur enfance, chacun d’un bord à l’autre de l’échiquier politique. Il y a donc dans ce diptyque une tentative de parler d’une forme de rencontre, d’une quête de réconciliation entre un homme et une femme. Plongeant à la fois dans l’intime et le politique, ces vies anonymes, nos vies en quelque sorte, sont prises dans le flux de l’Histoire avec ses grands remous et sa violence, mais peuvent parfois s’avérer plus grandes qu’elle.


Nous sommes tous concernés par cette mémoire collective qu’il est à mon sens indispensable de mettre en récit et faire entendre, pour détricoter la complexité de ce que draine la guerre d’Algérie. Le dernier rapport Stora*, que nous avons lu ensemble en répétition, parle très bien de la multiplicité des acteurs, qu’il s’agisse des indépendantistes du FLN, les harkis, les rapatriés d’Algérie, les pieds-noirs, les appelés, les parachutistes. Bien qu’âgées, toutes ces personnes sont encore vivantes et les générations qui leur succèdent sont aussi dépositaires de cette histoire. Ces réflexions sur les enjeux mémoriels, le rôle de l’archive, la fragilité de la trace sont centrales dans mon travail et ce qui m’anime principalement dans cette exploration est la place des anonymes : Qui a la parole et qui ne l’a pas ? Quels sont les récits dominants, ceux des vainqueurs ? Qui en décide ? Quelle est la vérité de l’Histoire ? Le travail de l’historien est inévitablement subjectif, mais il se base sur le document. Bien qu’immanquablement inconscients, les moteurs de l’écriture sont nécessairement nourris d’une quête de vérité. Et dès lors, selon quel point de vue ? C’est là qu’il s’agit de s’éloigner du récit dominant sur la guerre d’Algérie ou sur les Trente Glorieuses pour lui préférer celui d’un vieux chibani qui vit dans le meublé d’un marchand de sommeil du XIe arrondissement. Ces personnes venues à l’appel de la France pour reconstruire le pays et contribuer à son hégémonie économique ont été non seulement livrées à leur misère mais aussi totalement anonymisées et invisibilisées. Il s’agit donc de remettre sur le devant de la scène la parole de ceux qu’on cherche à oublier, qu’on n’a pas voulu regarder en face, pour la simple raison que cela étiolerait la gloire de l’État français. C’est en cela que les archives sont cruciales, en ce qu’elles permettent de faire resurgir d’autres points de vue ; elles sont passionnantes parce qu’elles révèlent des vérités enfouies. Elles s’apparentent d’ailleurs véritablement aux chantiers archéologiques : creuser le sol à l’aveugle jusqu’à ce qu’un objet provoque une émotion très forte, nous prenne à la gorge et nous somme de nous positionner.


Parlant des racines, des hommes et des conflits induits, une dimension géopolitique émerge. Plus largement encore que l’histoire franco-algérienne, le diptyque embrasse la question des migrants, des réfugiés. Dans Amer M. par exemple, sont cités les bidonvilles de Nanterre, dits « bidonvilles de la folie », qui ont existé jusqu’à la construction des grands ensembles au début des années 70. Arrivés vingt ans auparavant, les hommes les occupant ont été appelés « immigrés », terme les reléguant déjà à un statut différent de celui du citoyen. Et cette réalité complètement révoltante et toujours d’actualité suscite un appel à la vigilance si ce n’est à l’indignation et à la colère. Ne serait-ce que par la dérive de la terminologie : après le premier déclassement sémantique avec les « immigrés », c’est l’emploi de « migrants » qui prend le relais aujourd’hui, insinuation assumant que ces personnes ne sont que de passage et même plus appelées à rester. Cela renforce la non-considération des gens et l’invisibilisation des lieux où ils survivent, sans qu’aucun statut ne leur soit proposé.
Alors que ces migrants ne sont pas voués à l’errance éternelle, ils ont leur Ithaque, leur point d’arrivée. L’histoire d’Amer M. ne peut se cloisonner au passé. Se reproduisant sans cesse, elle symbolise les exils successifs de milliers de personnes, fruits de décisions politiques internationales qui se perpétuent au présent.


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