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mise en scène Wajdi Mouawad

: Son parcours

Entretien avec Wajdi Mouawad - Avignon 2009

Comment êtes-vous devenu le septième artiste associé du Festival d’Avignon ?


Wajdi Mouawad : C’est le fruit d’une lente maturation, dont je n’avais pas conscience au moment où elle s’opérait, née des rencontres et des paroles échangées avec Hortense Archambault et Vincent Baudriller. L’idée a émergé entre nous au fil des mois, j’oserai dire comme une évidence, même si je n’avais pas une longue histoire avec le Festival n’y ayant participé qu’une fois, lors de l’édition de 1999. Cette évidence, à laquelle nous étions arrivés, était donc d’autant plus étonnante que la perspective de devenir l’artiste associé du Festival ne me semblait pas envisageable précisément parce que mon histoire avec le Festival était pour ainsi dire inexistante. Mais la qualité des échanges que nous avions, la facilité à dire, les sujets abordés, la confiance immédiate qui est apparue… Bref, le respect mutuel nous a permis de voir autrement la situation, nous faisant comprendre que cette absence d’histoire pouvait être une force formidable précisément parce que nous ne nous connaissions pas et que, ne s’agissant pas de retrouvailles entre nous, nous avions la possibilité de vivre profondément une rencontre. Entre retrouvailles et rencontre, il y a des différences. Cette différence pouvait nous déplacer, nous inquiéter, nous forcer à nous éveiller pour être présents à ce qui allait se passer. En soi, il y avait déjà une invitation au voyage. Eux vers moi, moi vers eux. Rencontre donc. Alors naturellement, en juin 2007, Vincent et Hortense m’ont proposé de devenir l’artiste associé pour le Festival 2009 et j’avoue en avoir ressenti une joie profonde.


Pourquoi pensez-vous qu’ils vous aient choisi ?


Après avoir vu Forêts, Vincent Baudriller a eu envie que nous nous rencontrions pour discuter et échanger. Il n’était alors réellement question de rien : ni de projet, ni d’invitation et encore moins d’artiste associé. C’était une rencontre dans sa magnifique gratuité. Vincent était curieux de ce trajet qui a été le mien, curieux de ma façon d’écrire et de mettre en scène les pièces que je créais. Je pense qu’il était sincèrement désireux d’en connaître plus sur ce spectacle qu’il avait vu et qui, je crois, l’avait touché. Il m’a posé des questions de manière très ouverte sur l’importance que j’accordais aux histoires et aux récits, interrogeait cette insistance à l’incarnation exacerbée des acteurs, se questionnait sur la notion d’émotion. Je pense, je me trompe peut-être, qu’à travers cette conversation, Vincent voulait interroger d’abord quelque chose qui lui appartenait et plus largement encore, qui appartenait à sa culture et aux courants qui avaient jusque-là fouetté le Festival depuis qu’avec Hortense il en en assumait la direction. Je dis cela car, un jour, il m’a confié que sa plus grande joie dans le lien qui l’unissait à l’artiste associé, venait, entre autres, des questions que celui-ci lui posait, l’obligeant à se remettre en question. À travers moi, Vincent interrogeait, je pense, cette notion de récit. La place de la narration au théâtre. C’est quelque chose qui m’est apparu de tout à fait courageux tant il est vrai qu’en France ces questions se posent souvent de manière cassante. J’en avais fait l’expérience à plusieurs reprises quand des directeurs de structures importantes ont questionné mon goût profond pour la narration et l’émotion. Ces questions revenaient de manière si insistante, pour ne pas dire violente, qu’il a fallu que j’en comprenne les sources. Pourquoi est-ce que l’on me pose ses questions ? Et pourquoi seulement en France ? Ce n’est que plus tard que j’ai pu comprendre un peu plus, en croisant les livres de Theodor W. Adorno et les oeuvres de nombreux poètes de la seconde moitié du XXe siècle, pourquoi ma nécessité profonde du récit se heurtait souvent à une gêne, pour ne pas dire un refus. En Europe, l’expérience terrifiante de l’extermination raciale, cette tentative d’assassiner le peuple juif parce qu’il était juif, avait tranché et retranché toute possibilité de poésie. Comme personne n’est sorti vivant des chambres à gaz, on ne peut pas, dès lors, en faire le récit. Pendant un temps, j’ai été cadenassé par ce raisonnement jusqu’à ce que je réalise que je me trompais car j’étais en train de faire mienne une douleur qui n’était pas à moi, j’étais surtout en train de faire mienne une Histoire qui n’était pas la mienne. Je confondais les choses, car si cette histoire, profondément européenne, me concernait en tant qu’être humain, l’oriental que je suis n’est pas né de cette histoire. Je ne suis pas responsable de cette histoire d’un point de vue historique : personne, dans ma famille n’a ni collaboré, ni résisté, personne dont je peux me revendiquer intimement, n’a été assassiné par les Nazis. J’appartiens à une histoire autre, une histoire millénaire pleine de sang, de promesses, de soleil, de terre, de beauté et d’invasions, pleine de religions, de dieux, de séismes et de mystères et qui manque cruellement de voix pour dire sa mémoire et ses récits, ignorante de son histoire lointaine ou récente. C’est en écrivant les pièces que j’écris, que j’ai été en mesure de comprendre qui j’étais, à quoi j’appartenais et la contradiction qui se dressait, dès lors que je juxtaposais le lieu où je vis et le lieu d’où je viens. Je suis un oriental traumatisé par l’histoire de l’Orient qui écrit dans la langue européenne pour raconter des histoires, mêlant sang, famille, prophéties et promesses ! Quand j’ai rencontré Vincent Baudriller, je sortais justement de cette période de doute et de recherche puisque Forêts m’a permis de m’en arracher.


Mais vous avez été aidé par des structures du théâtre français durant cette période...


Ce n’étaient pas des structures du Saint des Saints du théâtre subventionné. C’étaient des structures moins écrasantes, moins hiérarchisées ; des structures avec des directeurs plutôt relax sur la nécessité de la réussite absolue. C’étaient Monique Blin et Patrick Le Mauff et les Francophonies en Limousin, Pierre Ascaride et le Théâtre 71 de Malakoff, Antoine Conjard et l’Hexagone de Meylan, Gérard Bono et la scène conventionnée d’Aubusson sans oublier la regrettée Françoise Houriet et la Scène nationale de Saint-Nazaire. Contrairement au Québec, quelque chose en France semblait très compartimenté. La question de l’élite, de la mémoire, de la tradition, du populaire, crée un mélange assez explosif qui est capable du pire et du meilleur, qui peut écraser une écriture comme la propulser, sans nécessairement propulser celle qui devrait l’être et parfois en écrasant celle qui ne le devrait pas. Durant quelques années, j’avais cette faiblesse de ne pas comprendre pourquoi les histoires qui m’occupaient, le théâtre qui me passionnait, étaient plutôt désavoués dans les théâtres les plus symboliques en France. Derrière cette interrogation, se cachait un désir à la fois énergisant et épuisant, à la fois positif et négatif, de vouloir être « reconnu ».


Mais avec Forêts vous avez connu un succès public et institutionnel ?


C’est tout à fait là l’étrangeté de la chose. C’est comme les taxis ! Quand vous en cherchez un, il y en a un seul de libre, quand vous n’en voulez pas, il en passe un toutes les trente secondes. C’est comme la pluie et le parapluie. Bref, c’est cet étrange machin de la volonté et de la souplesse. Au moment où je créais Forêts, pour diverses raisons, je n’attendais ni n’espérais, ni ne cherchais quoi que ce soit. Je voulais simplement donner à voir les sensations brûlantes que je ressentais. Au cours de cette période faite de ruptures, de saccades et de nouveaux départs, pour toutes sortes de raisons liées à des événements personnels, j’ai été libéré, non seulement du désir de reconnaissance, mais de tout désir extérieur. Très étrangement, alors que c’était dû à des circonstances malheureuses, j’ai été traversé de grandes joies. J’ai eu l’impression d’avoir trouvé le souffle juste, la respiration. Et n’attendant plus rien, les choses se sont produites, se sont présentées jusqu’à ce que Vincent et moi nous nous retrouvions pour nos premières conversations. Lui venait d’être renommé pour quatre ans avec Hortense Archambault à la direction du Festival. C’est donc dire qu’au début, il y a eu une rencontre à un moment très particulier de nos vies et cette coïncidence a tout de même été une raison de vouloir poursuivre le chemin ensemble jusqu’au festival de 2009. Car avant les projets et les envies, nous avons surtout parlé de nos trajets artistiques et humains.


Comment vivez-vous maintenant ce statut d’artiste associé ?


Je suis une fenêtre ouverte sur le théâtre. Je suis donc une manière de regarder et de vivre le geste du théâtre. L’artiste associé est précisément cela. Une fenêtre ouverte sur une cour au centre de laquelle se trouve un objet que l’on appelle le théâtre. Cette cour est entourée de fenêtres qui permettent de voir différemment l’objet central. Si vous êtes à une fenêtre au nord de la cour ou à une autre ouverte au sud, vous ne voyez pas le théâtre de la même façon. Hortense et Vincent sont comme des promeneurs qui choisissent par quelle fenêtre ils vont, chaque année, appréhender cet objet.


Votre particularité n’est-elle pas d’amener avec vous, cette année, d’autres parties du monde ?


Les particularités avec lesquelles nous vivons depuis notre plus jeune âge nous apparaissent comme des banalités. L’originalité de mon trajet géographique, c’est par Vincent et Hortense que j’ai pu la percevoir. Par les questions parfois drôles qui se posaient à nous. Par exemple : quelle ville mettre à côté de mon nom dans le programme du Festival ? Beyrouth ? Ottawa ? Chambéry ? Toulouse ? Avignon ? Paris ? Je ne sais pas. Tout est mélangé. En ce qui concerne les artistes libanais, j’ai surtout constaté la pauvreté de mes connaissances. C’est par Vincent que je les ai rencontrés ! Je n’ai pas été le messager de ce côté-là du monde alors que j’ai pu l’être davantage à Montréal. La particularité de ma présence est avant tout, je le répète, lié à la rencontre. Ces rencontres ont en effet été influencées par la géographie qui m’est propre mais ce sont surtout les territoires esthétiques et littéraires qui sont selon moi les plus importants. Un territoire géographique n’a aucun sens à mes yeux. C’est terrible mais c’est ainsi. Les lieux depuis longtemps ne m’émeuvent pas pour eux-mêmes mais par la manière avec laquelle je les distords. Quand nous étions sur la plage de Sidon, c’est le lieu de l’enlèvement d’Europe par Zeus qui m’a ému, pas la plage libanaise…


Votre patrie serait donc la littérature. Quels sont les auteurs qui vous ont le plus impressionné ?


Deux rencontres ont été constitutives de ce que je suis devenu d’autant qu’elles ont eu lieu à l’adolescence : Franz Kafka et les interprètes des chansons françaises, Jacques Brel, Édith Piaf, Léo Ferré, Serge Reggiani et plus tard Bertrand Cantat. C’est ce mélange entre le Talmud et le cri du chanteur qui sont au fondement de mes sensations. L’un ne pourrait pas aller sans l’autre. Je serai incapable d’en dire plus. C’est comme ça. J’aime faire dialoguer ensemble Sainte Thérèse de Lisieux et Nietzsche car tous deux sont aussi fous l’un que l’autre et leur folie me bouleverse car je reconnais la mienne et du coup je n’ai qu’une envie : l’exprimer aussi aveuglement qu’ils l’ont exprimé. Je serais incapable de dire pourquoi c’est tombé sur moi, sauf peut-être parce que j’étais un lecteur assidu de tout ce qui me passait sous les yeux : Bob Morane, la Bibliothèque Rose, le Club des 5… Sans doute parce que cela correspond à la période où je suis arrivé en France et que je vivais dans une très grande solitude. Je rêvais d’être ces héros dont je constatais, en me regardant dans la glace, qu’ils étaient très loin de moi… Un jour, j’avais treize ans, en me promenant dans la bibliothèque, je suis allé voir le rayon des « grands », des adultes, et j’ai pris un livre que j’ai ouvert à la première page et j’ai lu : « Un matin, au sortir de rêves agités, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une horrible coquerelle ». C’était extraordinaire. J’ai découvert ensuite que ce livre La Métamorphose mettait en scène un garçon dans sa famille, avec un père, une mère, une soeur et j’en suis resté transpercé. Je me voyais en Grégoire Samsa. Pour les chansons, je choisissais celles qui portaient en elles une puissance émotive et lyrique. C’était le mouvement de la chanson et la voix du chanteur qui m’intéressaient plus que les paroles que je ne comprenais pas toujours, même si c’est avec ces chanteurs que j’ai vraiment appris le français. Au Québec ce furent les Pink Floyd, Dépêche Mode et tous les groupes rock qui proposaient aussi une forme de lyrisme. C’est pourquoi quand je suis tombé sur Lautréamont, je l’ai violement préféré à Rimbaud. J’ai écrit pour écrire comme Kafka, pour retrouver le mouvement émotif de Jacques Brel pour toucher à la folie d’Isidore Ducasse. Tout vient de là, vraiment de là.


Avez-vous tout de suite écrit pour être publié ? Et tout de suite pour le théâtre ?


Non, j’ai retardé le moment de la publication. Je voulais publier un roman, mais je n’arrivais pas à le terminer. L’éditeur m’a donc proposé d’éditer une pièce pour adolescent, Alphonse.


Comment avez-vous découvert le théâtre ?


En France, dans le cadre scolaire. J’avais des professeurs de français qui proposaient toujours de choisir des scènes et de les jouer, ce que je faisais avec un petit groupe d’amis à l’intérieur de la classe. Mais tout cela était très scolaire. J’ai vraiment découvert le théâtre à l’École nationale de Théâtre de Montréal. Il faut d’abord dire que mes premières années au Québec ont été exigeantes : j’avais 15 ans et j’ai eu le sentiment d’un véritable arrachement lorsque mes parents nous ont exilés à nouveau. En France, je m’étais plutôt bien intégré et il a fallu tout abandonner pour tout recommencer à nouveau. J’ai vécu pendant plusieurs mois au Québec, en décalage horaire avec la France. J’imaginais ce que faisaient mes amis français en fonction de l’heure ou du jour, je correspondais énormément avec eux. Tout était terrible, je culpabilisais car je devenais un mauvais élève, ma mère avait un cancer, mon père était retourné au Liban en pleine guerre. Et un jour d’école buissonnière je passe devant un bâtiment sur lequel est inscrit : « École nationale de Théâtre de Montréal». Mes résultats scolaires étaient mauvais et je ne pouvais pas espérer rester dans mon école, ce que je n’osais pas dire à mes parents. Je me suis donc renseigné à cette école de théâtre et l’on m’a dit que les études duraient quatre ans, qu’il y avait un concours puis un stage (c’est le même fonctionnement que l’École supérieure d’Art Dramatique de Strasbourg puisqu’elles ont été fondées par le même homme, Michel Saint-Denis). J’ai réussi les premières épreuves du concours et le stage d’une semaine était comme un séjour au paradis : on improvisait, on jouait des scènes, on apprenait le tango. À la fin du stage, j’ai été accepté et j’ai commencé à travailler sur Eugene O’Neill, Anton Tchekhov, Michel Trembley, Tennessee Williams, Sean O’Casey. Dès la seconde année, je me suis mis à écrire des textes. Ce fut une révolution pour moi de constater qu’il existait une possibilité de rentrer dans le théâtre, comme on peut plonger la main dans un aquarium pour attraper un poisson dans une eau boueuse. Au milieu de l’exil, de la mort de ma mère, de la guerre, de tout ce qui me faisait mal, je pouvais toucher à quelque chose d’aussi brillant qu’un diamant qui n’était pas corrompu par ce qui l’entourait. C’est au coeur de cette école que j’ai compris, grâce à l’aide de mes camarades, que j’étais fait davantage pour l’écriture dramatique que pour l’écriture romanesque, puisqu’on nous demandait parfois de présenter une pièce de notre cru en vingt-quatre heures… On se répartissait le travail : l’un écrivait, l’autre mettait en scène pendant qu’un troisième jouait. Nous n’étions pas écrasés par le poids des « maîtres » au Québec et nous fonctionnions dans la plus grande liberté d’invention.


Pourtant vous parlez souvent des quatre « maîtres » québécois qui vous ont formé ?


C’est en travaillant à l’École que nous les avons découverts. N’oubliez pas que nous sommes dans les années où Robert Lepage créé La Tragédie des dragons, que Denis Marleau propose Ubu et Maîtres anciens. Nous avons eu la chance de fréquenter ceux qui, au Québec, ont fondé la mise en scène théâtrale, considérée non plus comme une mise en place mais comme une interrogation du monde. Ces pères fondateurs, si j’ose l’expression, sont André Brassard, Jean-Pierre Ronfard (fondateur du Théâtre expérimental et de la Ligue d’improvisation), Paul Buissonneau (un ancien Compagnon de la Chanson qui s’était installé à Montréal pour fonder le Théâtre de Quat’sous que je dirigerai plus tard) et Jean Gascon (acteur et metteur en scène qui a participé à la création du Théâtre du Nouveau Monde). C’est notre « cartel » à nous, ce sont nos Jacques Copeau, Louis Jouvet, Charles Dullin et Jean Vilar… André Brassard, le seul Québécois de souche comme ont dit, étant à mon sens le plus talentueux et le plus puissant des quatre. Il a non seulement révolutionné la pratique de la mise en scène, mais il a été le grand accoucheur des auteurs dramatiques québécois : Michel Tremblay, Norman Chaurette, René-Daniel Dubois… Ces gens-là ont été mes professeurs puis mes metteurs en scène quand j’ai travaillé avec eux à la sortie de l’École.


Allez-vous à votre tour faire connaître le monde théâtral québécois d’aujourd’hui pendant le Festival ?


Mon rôle d’artiste associé m’a d’abord permis de faire lire des auteurs québécois qu’Hortense et Vincent ne connaissaient pas forcément. Ensuite, j’ai organisé des rencontres avec des artistes : Dave St-Pierre, Christian Lapointe, le réalisateur Rodrigue Jean, des graphistes, des illustrateurs… Une fois ces rencontres organisées, je disparaissais car mon rôle n’était pas d’interférer dans les choix de programmation des directeurs qui connaissent de toute façon énormément plus d’artistes que moi.


Le Québec, bien que francophone, ne vous apparaît-il pas comme un continent un peu inconnu pour les Français ?


Je suis sûr qu’il y a une sorte de malentendu entre les deux cultures. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que le Québec (avec peut être l’Île Maurice) est le seul pays où le français n’était pas la langue des maîtres mais celle des ouvriers, des employés, des paysans. La langue française du Québec, c’est celle qui s’écrivait et se parlait avant que Richelieu ne crée l’Académie Française chargée de nettoyer cette langue en ne laissant que vingt mille mots sur les soixante mille qu’elle avait précédemment. C’est ce « nouveau » français institutionnel qui deviendra la langue des puissants, aristocrates ou bourgeois, des autorités, celle qui sera la langue de toutes les cours d’Europe au XVIIIe siècle. Chez nous, les riches et les puissants parlent encore cette langue d’avant le « dégraissage » académique. C’est sans doute pour cela que très récemment encore, le directeur de l’hebdomadaire Paris-Match, interviewé par Radio Canada à l’occasion du quatrième centenaire de Québec, à la question : « C’est quoi pour vous le Québec ? » a répondu : « Des paysans avec des cartes de crédit » ! Tout le monde sait que les paysans ne font pas de théâtre et qu’ils doivent seulement bien cultiver leurs champs. Donc voir débarquer des artistes québécois, ça peut sans doute faire bizarre à certains ! Moins aujourd’hui qu’il y a de cela quelques années, mais c’est latent, c’est toujours là.


Ce malentendu est-il présent dans vos oeuvres ?


Dans la trilogie, le personnage principal est à chaque fois un adolescent qui parle québécois car je voulais faire entendre cette langue. La trilogie s’ouvrira sur du québécois et se refermera sur du québécois dans ce lieu emblématique de la langue française qu’est la Cour d’honneur. Les québécois ont toujours le sentiment d’être menacés ou en tout cas, que leur langue est menacée car ils sont évidemment minoritaires dans ce grand Canada anglophone. Ce n’est pas pour rien qu’en 2006 durant la guerre israélo-libanaise, le Québec s’est soulevé pour manifester sa solidarité avec les Libanais du Sud-Liban et les Palestiniens, alors qu’ils ne se sont que très modérément intéressés aux Rwandais victimes du génocide. Il y a, pour les Québécois, identification quand il y a un agresseur puissant qui attaque un plus petit que lui, ce qui est très émotif.


Votre admiration pour Céline vient-elle de ce qu’il est considéré comme un écrivain qui a écrit à partir de la langue du peuple des faubourgs et de la banlieue parisienne ?


Quand j’ai lu Mort à crédit, j’ai cru que c’était un texte anglais qui avait été traduit en français… Je croyais lire un auteur américain… Céline ouvre des espaces inconnus et surtout, il raconte des histoires bouleversantes qui me font hurler de rire et qui sont éminemment théâtrales. J’ai découvert Céline en deuxième année à l’École nationale de Théâtre de Montréal, en lisant Voyage au bout de la nuit et en travaillant sur les monologues où il raconte la Première Guerre mondiale et sur les scènes de l’Amérique, en particulier la séparation d’avec Molly, que je relis régulièrement encore aujourd’hui. Mais c’est vraiment avec Mort à crédit que je trouve le génie de l’écriture. L’histoire du récit liée au rythme, lui-même lié à la langue, m’a fait toucher à une douleur extrême comme jamais je ne l’avais connue. J’ai ensuite retravaillé avec des élèves comédiens sur un montage entre les deux oeuvres pour raconter comment quelqu’un, qui ne rêvait que d’amour, finit par faire en sorte qu’au moment où il le rencontre, il n’est pas capable de le prendre. C’est en montant ce spectacle, qui durait cinq heures, que, pour la première fois, je suis devenu metteur en scène. Littoral va naître de ce premier spectacle et il y en aura des traces encore dans Incendies : quand la grand-mère parle à sa petite fille, c’est presque mot pour mot comme dans Mort à crédit quand Caroline, la grand-mère, parle à Ferdinand.


Ne peut-on pas établir aussi un lien entre votre théâtre et celui des origines, le grand théâtre épique de la Grèce antique ?


La lecture de l’Iliade et de l’Odyssée m’a permis cette plongée dans ce que vous appelez les origines. Ensuite ce furent les grands tragiques, Sophocle et Eschyle surtout car j’ai quelques difficultés avec Euripide. C’est le sentiment de la révélation, de la démesure, qui me fascine, cette démesure que les dieux n’aiment pas, cette démesure qui fait que les hommes tombent quand ils s’aperçoivent qu’ils sont allés trop loin et trop haut.


Jouer dans la Cour d’honneur n’est-ce pas quelque part jouer avec la démesure ?


Oui, il faut bien faire face, un jour ou l’autre, à un taureau. La Cour peut permettre un éclairage métaphysique des pièces qui forment la trilogie car elles sont, culturellement parlant, profondément chrétiennes. Et puis on est souvent dans la sensation de certains passages. J’entends des passages qui peuvent, dans leur langue, leur récit et leur profération, rencontrer l’espace de la Cour. Puis il y a les acteurs aussi. Les imaginer portant ce texte-là, dans cette rencontre insensée avec la beauté foudroyante du théâtre. Au départ, il y a une sensation qui me dit oui car ce sont des pièces chrétiennes. Si je devais mettre en scène OEdipe roi, je préférerais la carrière de Boulbon. Les Grecs vont bien dans les paysages naturels. Il y a un autre aspect de la Cour qui m’intéresse, ce sont les deux mille spectateurs réunis chaque soir. On peut imaginer une respiration qui soit à l’unisson avec les trois pièces. Il y a une grande facilité à rentrer dans la Cour, mais il y a une grande difficulté à pénétrer l’univers du théâtre. C’est pour moi l’esprit du « populaire » et cela rejoint ce que Vitez disait de « l’élitisme pour tous ».


Propos recueillis par Antoine de Baecque et Jean-François Perrier

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