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Ceux qui vont mieux

mise en scène Sébastien Barrier

: Les cinq saints

Mon père Parce que c’est mon père. Parce que je suis son fils. Parce que mon fils porte le nom de son père, que mon grand-père porte celui de mon fils, parce qu’il est donc le fils d’Abel qui est aussi mon fils. Parce qu’il a sombré dans une lourde dépression comme ça, d’un coup, sans rien voir venir, en regardant la famille Bélier, un dimanche, au cinéma. Parce qu’il aurait dû être prêtre. Parce qu’il a choisi de ne pas l’être. Parce que, comme Georges Perros et Gérard Philipe, il a perdu une sœur jumelle à la naissance. Parce qu’il disait « je repeins ma vie en noir » quand il s’enfonçait dans la maladie (et je le voyais faire). Mon père parce qu’il aurait pu chanter I feel so wrong de Sleaford Mods s’il avait parlé anglais.


Mon père parce qu’à l’hôpital il plaçait ses mains ouvertes contre son visage et soufflait à peine à l’intérieur, comme pour créer une bulle d’air tiède, protection dérisoire face à la vague d’angoisses et d’émotions soudaines et incompréhensibles qui devait faire quelques étages de haut et qui le submergeait. C’était interminable quand je le regardais faire. Il m’est arrivé par la suite de reproduire ce geste. Comme s’il me l’avait transmis.


Mon père parce que je suis un peu lui et qu’il est un peu moi.


Mon père parce que je ne savais pas si j’avais plus mal pour lui ou pour moi quand j’allais le voir à l’hôpital. Mon père parce qu’il a été très sobre l’autre jour à France Culture chez Aurélie Charon ; celles et ceux qui le connaissent n’en revenaient pas (comme quoi ils ne le connaissent pas tant que cela).


Mon père, parce qu’il voulait en finir et n’en a pas fini. Et vient d’en reprendre pour dix ans avec le petit Abel.
Mon père parce qu’il va tellement mieux.
Et que ça ne va pas durer.


Sleaford Mods


Fuck off. Ça résume assez bien (pour celles et ceux qui connaissent déjà Jason et Andrew, je m’adresse aux autres).


Sleaford Mods est une espèce de duo de post-punk (sûr qu’ils conchieraient cette appellation) de Notthingham, Angleterre, composé d’Andrew Fearn à la musique et de Jason Williamson à l’écriture et au chant. C’est étrange de les évoquer aujourd’hui, tant ils se sont faits rapidement connaître C’est presque prendre le risque d’être à la mode (j’en ai déjà souffert avec les vins nature ; à la fin je ne jouais plus que devant des hipsters qui me débusquaient sur leurs applis à la con dès que j’officiais en région parisienne. Tiens ça me fait penser qu’à un moment Didier Super s’était fait dépasser par son succès et des skinheads dansaient au premier rang en chantant ses chansons qu’ils connaissaient par cœur).


J’ai malgré tout envie de ramener Sleaford Mods sur des plateaux de théâtre, pour dévoiler leur langue, leur esprit, leur énergie, pour témoigner de leur colère, de leur humour, de leur justesse, de leur présence non négociée, pour faire entendre la poésie de leur vulgarité et la vulgarité de leur poésie, leur littérature écrite par bribes et en urgence, pour interroger leur manière de s’en branler, mais totalement, pour observer l’engagement rituel qu’est pourtant chacune de leurs performances, pour questionner l’incompatible et miraculeuse rencontre des deux membres du groupe et tenter de comprendre leur salutaire, politique et complexe complémentarité...
J’ai envie, j’ai besoin de raconter leurs parcours et d’évoquer leurs libertés.
Leurs présences, leurs manières d’être là, de se tenir devant nous, devant les autres. De faire sentir l’intensité du rituel qu’ils proposent, qu’ils animent. De louer leur acuité politique et leurs engagements à jour. De balancer la chirurgie lourde des riffs d’Andrew mariée à la virtuosité des beuglements de Jason dans les systèmes sons si précis de nos salles de spectacle.


Je veux les faire connaître et relayer leur parole. Ce sera ma façon de militer et de croire à la fois.


J’aimerais jouer à être eux, comme on s’amuse, enfant, à se prendre pour son chanteur préféré.
En moins gnan-gnan sans doute, en plus technique, en plus précis, et à des fins professionnelles.
En frôlant l’imposture, plein de prétention. Sleaford Mods serait en quelque sorte la bande-son de Ceux qui vont mieux, qu’on les écoute en diffusant leurs bandes au cours de la messe, ou que je me risque à reproduire leur musique, à me l’approprier, ou, mieux, que je m’en inspire pour, enfin, trouver la mienne. Ce serait bien ça.


Il y avait peu de chances que Jason et Andrew soient là aujourd’hui. Ils auraient dû, et depuis longtemps, être bousillés de came, définitivement grillés dans le monde de la musique anglaise, étouffés dans leurs vomis, rongés par l’aigreur et la jalousie, recrachés par le Trent, gonflés, blancs et ballonnés d’alcool ou déjà dévastés par quelque saloperie de cancer qui n’est désormais plus réservé aux vieux.


On peut donc considérer, et c’est d’ailleurs leur propre point de vue, qu’ils vont mieux, voire même qu’ils ne sont jamais allés aussi bien.


Yves, le curé de Morlaix Yves est ivoirien, originaire du pays Koulango. Il est venu en France dans le cadre du Fidei Donum, encyclique inquiète bien qu’enthousiaste adressée aux évêques par le pape Pie XII en 1957. Ce dispositif visait à simplifier et à encourager la circulation des prêtres par le monde, ou plutôt de l’occident vers l’Afrique de l’Ouest, au cœur de laquelle le rite chrétien avait tendance à s’essouffler, d’où l’inquiétude des hautes autorités.


C’est, en étrange retour de bâton ou par un drôle d’effet boomerang, grâce à ce même dispositif que des prêtres, africains notamment, peuvent, sans déserter leur paroisses ni abandonner leurs régions, être dépêchés aujourd’hui en France pour tenter de faire face à la crise de la vocation que connait l’église catholique. C’est chargé de cette mission d’évangélisation rétroactive et inversée qu’Yves est venu en France et s’est installé à Morlaix.


J’étais en tournée au Mans, ma ville natale, quand j’ai pris connaissance de son geste. J’ai été immédiatement fasciné par cette histoire, par l’histoire de cet homme. C’était un peu comme découvrir mon père au plus mal, le visage enfoui au creux de ses mains : j’ai eu la sensation que ce qu’il s’était passé à Morlaix pouvait me dire quelque chose, me prévenir, pouvait m’inviter à réfléchir et, plus encore, me mettre en garde. J’ai, dès le soir même, relaté les faits dans le spectacle que je jouais et ménagé en urgence une place au curé, ne pouvant me retenir plus longtemps de parler de lui aux autres.


Alors qu’il animait sa messe en l’église Saint-Melaine, au centre de Morlaix, un jeudi soir d’octobre 2016, Yves, dont les quelques vieilles bigotes morlaisiennes présentes ce soir-là ont dit par la suite qu’il n’avait pas l’air bien – il butait sur les mots, il bégayait, il s’agaçait, il transpirait, il s’arrêtait, il avait l’air perdu, le pauvre – a interrompu son prêche, retiré sa soutane et est sorti de l’église en silence, sous le regard inquiet et médusé de son frêle auditoire. Empruntant alors une succession de venelles et de petits escaliers lui faisant, à chaque pas, gagner quelques centimètres d’altitude, il a fini par pénétrer le viaduc contre lequel l’église est flanquée et traverser ses arches percées, en leur centre, de portes basses et voûtées. Surplombant alors son église il a enjambé le garde-fou en métal sur lequel est riveté une petite plaque portant la mention « ne pas enjamber – crossing forbidden », gravée juste en-dessous d’un schéma montrant un petit homme noir sur fond jaune qui bascule, en arrière, comme malgré lui, dans le vide.


Et Yves a choisi de sauter, en avant.


Il n’est pas mort. Des buissons ont amorti sa chute. On n’en a pas su beaucoup plus après. L’église catholique n’a pas communiqué sur ce miracle. Mais on sait qu’aujourd’hui Yves a repris du service, et tous s’accordent à dire qu’il va beaucoup mieux.


Ce qui me fascine dans le drame qui a failli lui coûter la vie c’est qu’il a eu lieu au beau milieu de sa messe. Sans avoir aucune idée de ce qui a pu le plonger dans une telle panique, et sans, je crois, avoir besoin ni même envie de le savoir, j’aimerais comprendre à quel point le fait qu’il se soit tenu face aux autres, en public, en détenteur de la parole, prêchant pour ses ouailles, devant aller jusqu’au bout de ce qu’on attend de lui, exposé à ces regards, debout et seul face aux autres... comprendre donc à quel point cette posture fragile et si particulière a pu ou non précipiter son terrible geste. J’aimerais comprendre. Ça me dispenserait peut-être de le faire.


Georges Perros


J’ai toujours voulu faire un spectacle sur Perros et n’y suis jamais vraiment parvenu. Quand j’essayais je me tenais souvent, un de ses livres entre les mains, comme un gamin intimidé, pris du vertige que provoquait la confrontation à son écriture, à sa mystérieuse complexité, certains pans m’en demeurant parfaitement inaccessibles quand de nombreuses perles scintillantes d’évidence m’invitaient plutôt à poursuivre la lecture.


Je crois que ce qui m’intéresse le plus chez Perros – et me fait peur, aussi – c’est sa manière d’écrire, son rapport à l’écriture. Ce qu’il lui a donné. Ce qu’elle lui a pris. Ce qu’il a quitté pour elle. Ce qu’il y met. Son engagement. Sous la plume de Perros ce mot avait du poids. Ses rapports à la prière, au spirituel, au religieux, à la mort et leurs places dans son écriture m’intéressent également.


Si je demeurais souvent impressionné à l’approche de ses livres, des signes me rapprochaient pourtant régulièrement de lui : la rencontre avec son fils (« mon père adorerait ce que tu fais »), la découverte de sa manière d’écrire par bribes, par notes, n’importe où et n’importe quand, sans donner trop d’importance à la tâche, son rapport au travail et son goût pour l’oisiveté, sa fascination pour la parole, son humour, son impossibilité à séparer l’écriture de la vie, la tendresse qu’il manifestait à l’égard de ses addictions, nos attachements communs aux côtes finistériennes les moins accessibles, son dégoût du théâtre et la manière dont il l’a quitté ou son amitié faite lettres dans la correspondance qu’il échangea avec Jean Grenier... Tout cela me rapprochait de lui.


En 2016 la médiathèque de Douarnenez, qui porte le nom du poète – sa véritable tombe, selon son fils –, m’a commandé un truc à l’occasion de son dixième anniversaire. Ci-gît Jojo est le nom de la performance née de cette invitation. Une célébration : mon camion noir devenu corbillard transportant la dépouille imaginaire de Perros et dont des phrases, des poèmes, des sentences, inscrits au posca blanc, recouvraient les moindres recoins de tôle, circulant, presque autonome, dans les rues de Douarnenez en invitant les passants à lire à voix haute quelques-uns des mots de leur propre poète. Le soir ces images projetées dessinaient le chemin d’une espèce de messe païenne se payant le luxe de ré-enterrer Perros tout en le rendant, le temps d’un rituel, présent, presque vivant.


Si je raconte cela c’est parce que des bribes de ces images parsèmeront la traversée de Ceux qui vont mieux. Si je raconte cela c’est aussi parce que c’est précisément à l’issue de cette messe, ou, devrais-je dire, au cours de sa prolongation, qu’il m’a été donné, lors d’un moment de fête de pure tradition douarneniste – sans aucune entorse au rituel, avec ce que cela comporte de folie, d’excès, de danger et de joies – d’approcher d’aussi près et pour la première fois Saint-Jason et Saint-Andrew. Nous n’avons en effet écouté que Sleaford Mods – absolument rien d’autre, et ça n’était pas du tout négociable – au cours de cette nuit célébrant en urgence la visite du poète. Cette fête a eu lieu chez son fils, ce qui me permet de dire que si je les connais c’est un peu grâce à lui.

Sébastien Barrier

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