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Ce qui évolue, ce qui demeure

+ d'infos sur le texte de Howard Barker traduit par Pascale Drouet
mise en scène Fanny Mentré

: La beauté évolue, elle n'est pas immuable

On n'entre pas dans une pièce de Barker, on est saisi, tout de suite, dès la première scène, dès les premiers mots, on est saisi par le langage. C'est ce qui m'est arrivé quand j'ai commencé à lire Ce qui évolue, ce qui demeure. À la fin de la première scène, je savais déjà que j'étais face à quelque chose de rare.
D'emblée, j'ai été embarquée par la langue, par la fulgurance des mots, embarquée dans cette liberté, ces choix de lectures qu'offre le texte, cette ouverture constante à l'imagination, aux multiples possibles, ce questionnement permanent des rapports.
Rapport au monde, à l'autre, à soi dans le monde à partager avec l'autre, rapport au théâtre aussi, au geste "artistique" en général, rapport à la beauté. C'est si rare, oser parler de la beauté, se demander ce que c'est, la beauté. Se demander ce que c'est, l'art. En quoi et à qui il est utile.
Je parle de questionnement, et on pourrait en déduire qu'il s'agit d'un "théâtre de la pensée". C'est vrai et c'est faux. Ce qui est questionné en tout premier, c'est le corps, les sensations, la perception au sens le plus large.
Barker aime les acteurs, c'est évident. Cette semaine, toute notre équipe s'est réunie deux jours pour travailler sur le texte. Détailler les choses, échanger nos points de vue, nos questions. Je me rends compte a posteriori, en repensant à nos séances de travail, que les expressions qui revenaient le plus souvent avant d'articuler nos réflexions étaient « c'est beau », « oh, ça fait du bien »... le texte produit ça, quelque chose qui s'apparente au langage du désir. Il y a une évidence, pour les acteurs, à dire ces mots, c'est jouissif comme Racine ou Baudelaire, comme Bach ou Sibelius, c'est de la grande musique, ça soulève, on ne comprend pas d'où ça vient mais on est bouleversé. Il y a une forme de limpidité qui naît de l'inattendu. Comme en musique.
Je pense souvent à la musique quand j'entends le texte. Avant que nous nous réunissions cette semaine, je réécoutais souvent l'enregistrement de la toute première lecture que nous avions faite en public le 12 juin 2010 au TNS. J'aimais y entendre le plaisir évident des acteurs. J'aime l'espace de "débordement" qui leur est offert dans ce texte. Outre la musique classique, je passais de l'écoute de cet enregistrement aux CD de Barbara, Ingrid Caven chantant Piaf (je pense à « C'est peut‐être ça ») ou Anna Prucnal chantant Essénine ou Maïakovski et j'y voyais une continuité. C'est de la tragédie, tout ça, c'est à la fois populaire et insondable. Ça résonne en nous. C'est de la douleur salvatrice.


Barker écrit des vagues. Pas de ponctuation, pas d'enfermement des mots, un déferlement, parfois interrompu par la parole d'un autre personnage, par une autre vague qui submerge la première, mais elle revient, par en‐dessous, réapparaît, ou pas. Pour moi, c'est cela, ce texte, c'est beau, c'est évident comme la mer. Mais si on me demande de suivre le mouvement précis d'une vague, j'en suis incapable, je ne peux pas la distinguer, la dissocier du flux et reflux continu. C'est complexe, c'est indiscernable, ça ne rentre dans aucune case, ça caresse et ça submerge. Dans le texte de Barker, l'humain est complexe et indiscernable, comme les vagues, et si susceptible de se laisser submerger !


Ce qui m'intéresse dans cette pièce, c'est ce que je n'y comprends pas. Notamment, j'aime le fait qu'il soit impossible de trancher sur la nature des rapports entre les personnages. On croit saisir la nature d'un rapport et soudain, parfois en une réplique, tout bascule. Et c'est tour à tour drôle, effrayant, toujours déstabilisant.


Par exemple, on peut envisager le personnage de Hoik comme une victime d'une société formatée et trop habituée au médiocre pour l'accepter. On peut aussi le voir comme un gamin nombriliste, réactionnaire, incapable de s'adapter à l'évolution des choses et fermé à toute idée de modernité. En réalité, il est les deux, probablement. Un adolescent à la fois héroïque et horripilant. Et cette ambivalence existe chez tous les personnages. Chacun est sur le fil, renvoyé à sa propre instabilité.


Cela me fait penser aux conflits amoureux, aux disputes. Quand on s'interroge sur leur origine, on se rend vite compte qu'on est face à deux vérités irréconciliables. On se rend vite compte que ce que chacun qualifie de « vérité » est mouvant. C'est cette complexité que Barker met sans cesse en avant. Il nous met face à l'irréconciliable de l'humain, avec l'autre et avec soi‐même. On ne peut pas « trancher », couper des têtes, dire « voilà le gentil et voilà le méchant ». Son regard nous amène bien loin de la fable, bien loin de la morale dictée. Le théâtre de Barker est dangereux, c'est de l'inconfort. C'est cet inconfort que j'aime. Il nous repose de l’envahissement perpétuel des certitudes infantilisantes, de leur convoi de vulgarités. Barker expose des conflits, des rapports de pouvoir, des visions du monde opposées.
Il y a cette phrase qui revient souvent dans le texte : « La beauté évolue, elle n'est pas immuable ». Là encore, le regard se déplace. C'est si vrai pour les corps, par exemple. Il n'y a qu'à regarder les tableaux, les sculptures. Le sublime d'aujourd'hui est le laid d'hier.


Le texte ose poser la question de ce qu'est la beauté, et renvoyer chacun à cette question, sans jamais dicter « voilà ce qu'il faut penser ». Le texte ne pose que des questions. La beauté peut‐elle être partagée par tous ou est‐elle élitiste de fait ? Qu'est‐ce au juste que l'élitisme ? C'est une question politique, évidemment. Comme ces discours qu'on peut entendre parfois au sujet du « public » : le public qui serait censé aimer telle forme et se fermer à telle autre. Le public vu comme un « bloc ». J'aime à penser que les gens viennent au théâtre pour être surpris, bouleversés, et non pour voir ce qu'ils s'attendent à voir.


Pour en venir à « l'histoire » : Hoik a 17 ans, c'est le scribe le plus doué de son époque (1450). Il a été formé, « formaté », à défendre une idée d'une beauté : le message du Christ est beau, les Évangiles sont beaux, belle doit être l'écriture des scribes qui doivent retranscrire leur message... Dans son esprit, une « chaîne » de la beauté existe, dont il est le dernier maillon, mais un maillon essentiel.
Mais l'arrivée de l'imprimerie bouleverse tout. La chaîne se rompt. Avec l'imprimerie, l'écriture, selon lui, n'est pas belle, les caractères ne sont pas beaux. Mais ils sont accessibles à tous, lisibles par tous ceux qui savent lire et, surtout, les Évangiles peuvent se répandre en un temps record. La « chaîne de la beauté » est rompue, remplacée par la production en chaîne, avec cette idée que « la beauté est à tout le monde ». L'intermédiaire qu'est Hoik est désormais inutile. Lui qui était jusqu'alors qualifié de virtuose, d'artiste, découvre qu'il n'était peut‐être en fait qu'un intermédiaire, remplaçable par une machine. Sa notion de la beauté se heurte à la notion d'efficacité, de « diffusion maximale ». Il voit sa mort arriver, la mort de « l'objet unique » en écriture, au profit de « la communication ».
Pour moi, cela résonne aujourd'hui avec l'arrivée des livres sur support informatique, la profusion des informations sur Internet qui annonce, aux dires de certains, la mort de la presse – voire des livres – « papier ».


Barker a écrit Ce qui évolue, ce qui demeure pour la radio. Alors, il s'est tout permis. Les lieux ? Un scriptorium, la cellule d'un abbé, les champs, une cuisine, une étable avec des vaches, un chemin de terre, une bibliothèque... et j'en passe. Aucune scène ne fait l'objet d'une « entrée en scène », on débarque toujours dans ce qui semble être l'apogée d'un rapport, puis on découvre que ce semblant d'apogée n'est en fait qu'un début, comme la fin d'un premier mouvement en musique, ça bifurque, ça va plus loin, toujours plus loin, ça se transforme, on passe d'une scène à l'autre et rien ne finit jamais, on débarque sans cesse au milieu, au coeur.
J'aime cela, cette absence de « périphérie », cette écriture si loin de la réalité, si loin du bavardage, si au coeur de la complexité qu'implique le fait de dire des mots, d'adresser des mots à « l'autre ».

Fanny Mentré

26 juin 2011

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