: La Pièce
Dans un supermarché, un homme vole une canette de bière, ou plutôt la boit sur place. Quatre
vigiles surviennent, le saisissent, le conduisent dans la réserve, le rouent de coups, il en meurt.
C'est arrivé en 2009 à Lyon. Tout est affreusement banal, lamentable, nul. Les personnages
sont des plus ordinaires. Rien dans la violence même qui ne soit horriblement convenu. C'est
cela peut-être qui fait le plus mal : chaque élément de ce fait divers est neutre, le type qui boit
la canette, les vigiles qui l'arrêtent, le lieu, le moment, etc., l'ingratitude généralisée, et
pourtant la conjonction de ces éléments, leur dynamique – rien, absolument rien ne prédispose
au meurtre – entraîne et déchaîne une barbarie assassine.
Le narrateur s'adresse au frère de la victime. Il en était assez proche. Peut-être s'agit-il d'une
consolation. Au sens littéraire du terme : c'était une forme poétique autrefois, comme chez
Malherbe: « Ta douleur, Du Périer, sera donc éternelle… » Laurent Mauvignier ne raconte pas,
n'explique pas, n'instruit pas, il dit, tente de dire ce qui se refuse à toute compréhension, à toute
saisie esthétique, philosophique, judiciaire ou politique.
Une phrase unique court sur soixante pages. Elle commence en ayant déjà commencé, ne
comportant pas de majuscule, ouvrant par la conjonction « et » : « et ce que le procureur a dit,
c'est qu'un homme ne doit pas mourir pour si peu, » et voilà, nous sommes engagés, acteur ou
spectateur, dans le mouvement de cette phrase, de cette histoire, celle d'un homme qui est mort
pour si peu.
Il y a dans ce texte un désir lazaréen de faire revivre, par la phrase, l'homme disparu. Je pense
à Depardieu dans le film de Pialat, Sous le soleil de Satan, soulevant à bouts de bras, dans une
absolue contention, le corps d'un enfant mort. Le miracle a lieu et je me suis toujours demandé
pourquoi on y croyait tant, à en pleurer. À cause de l'énergie. De la patience et de l'obstination.
De l'effort désespéré, démultiplié par le désespoir lui-même. Alors que tout est dit, l'enfant
inerte et sans souffle, malgré la mort et contre la mort, dans une attente et une lenteur
oppressante et congestive, l'acteur retourne musculairement la violence inhumaine vers la vie,
et l'enfant ouvre un oeil.
Dans l'effort d'écrire au plus près de l'insensé, à même le désastre insignifiant, page après page,
mot après mot, la langue de Mauvignier, comme les bras de Depardieu, parvient, il me semble,
à redonner souffle – et non pas visage ou sens –, au pauvre mort anonyme, et peut-être, à
consoler son frère, ou nous-mêmes, un tant soit peu.
Denis Podalydès
Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné,
Je me connecte
–
Voir un exemple
–
Je m'abonne
Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.