: Note d’intention (3/3)
Tiago Rodrigues le 25 avril 2020
Sur un plan plus formel, on a également été séduits par l’idée de faire une pièce d’ensemble, avec huit acteurs sur scène, travaillant cette présence du groupe en termes spatiaux, sonores et visuels. La juxtaposition de scènes, la confusion de la réunion de famille ou l’intersection d’intrigues étaient des outils qu’on avait prévu d’utiliser pour parler de la communauté familiale séparée du monde en tant que métaphore de ce même monde. Aujourd’hui, les idées de réunion de famille et de partage d’un espace commun prennent de nouveaux sens qui confirment et renouvellent notre attrait par cette recherche scénique.
On envisage maintenant, avec une importance renouvelée, quelques unes des idées que l’on avait déjà commencé à développer. L’une des plus importantes est le dialogue entre les éléments ritualisés et la spontanéité naturaliste du portrait d’une réunion de famille. Comment souligner ces attitudes composites qui sont toujours présentes dans les réunions de famille, mais que le passage du temps dilue en des gestes quotidiens: le chant, le mouvement des corps, les gestes symboliques? Afin d’inventer une tradition pour cette famille fictive, on a déjà travaillé sur des adaptations libres de chants traditionnels et militants du recueil Noi siam le canterine antifasciste, dans lequel le Coro della Bassa Romagna publie le répertoire choral des moissonneuses de Lavezolla. Dans ce territoire musical nous retrouvons de nombreux points de connexion avec le chant choral du sud du Portugal, mais nous identifions aussi une tradition musicale qui mélange la lutte politique et la dimension familiale ou communautaire d’une manière qui peut être comprise comme universelle. Au niveau des poèmes aussi bien que de l’orchestration, on fera un exercice d’adaptation qui nous permettra d’inventer une tradition propre à cette famille fictive, qui vit dans un futur indéfini quoique proche. Ce travail musical aura plus tard des développements chorégraphiques qu’on commencera à approfondir dès qu’on pourra reprendre les répétitions.
La scénographie et les costumes étaient déjà le résultat d’une négociation poétique avec des éléments de la culture populaire traditionnelle, tels que l’architecture rurale ou la tenue des ouvrières agricoles. La dimension visuelle du spectacle, à laquelle s’ajoutera le travail d’éclairage encore à développer, s’inspirera d’éléments naturels et traditionnels. En projetant cette fiction dans le futur, cette dimension esthétique de rapport à la terre et à la tradition n’est pas un exercice de nostalgie ou de proposition d’atmosphères bucoliques. Il s’agit plutôt de revendiquer des concepts tels que «tradition», «famille» ou «terre», qui sont polysémiques, mais dont la rhétorique populiste d’extrême droite essaie de s’approprier, en les rendant univoques. Il s’agit d’imaginer que c’est peut-être précisément dans le territoire le plus fertile pour l’essor électoral des populistes, les communautés rurales appauvries, qu’il peut y avoir un potentiel de mémoire et d’expérience politique pour défendre la démocratie, en dedans ou en dehors de la loi. Si, comme le soutient l’historien Federico Finchelstein, les populismes contemporains sont «une réaction autoritaire à une crise prolongée de représentation démocratique», alors ne serait-ce pas précisément sur le territoire des sous-représentés –ceux que les dirigeants populistes manipulent à des fins électorales, mais qu’ils continuent d’opprimer avec des mécanismes d’exploitation –que l’on pourra imaginer une histoire de résistance violente ?
Virginia Woolf a écrit que grandir, c’est perdre des illusions pour en acquérir d’autres. D’une certaine manière, cette période de confinement de toute l’équipe qui participe à la création de Catarina et la beauté de tuer des fascistes a été une période de agrandissement. Si les transformations accélérées et globales que l’on vit nous font abandonner certaines des illusions qu’on essayait de façonner dans ce spectacle, le besoin d’envisager le théâtre qu’on fait comme une manière de se projeter dans le futur nous fait adopter d’autres illusions. Les illusions d’aujourd’hui ne sont pas nécessairement meilleures que celles d’hier, mais elles sont plus urgentes et souhaitées. Les lignes avec lesquelles j’ouvre cette note d’intention restent actuelles et tout à fait adaptées à ce que les théâtres et les festivals peuvent annoncer à propos de ce spectacle que, très bientôt, on recommencera à répéter. Ce sont les détails, comme nous le dit Arundhati Roy, qui seront différents. Ce seront ceux de notre temps. Et notre temps a changé.
- Note d'intention par Tiago Rodrigues in Dossier de presse presse Teatro Dona Maria Lisbonne
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