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Catarina et la beauté de tuer des fascistes

+ d'infos sur le texte de Tiago Rodrigues traduit par Thomas Resendes
mise en scène Tiago Rodrigues

: Note d’intention (2/3)

Tiago Rodrigues le 25 avril 2020

Le jour où j’écris cette note d’intention, un mois et demi s’est déjà écoulé depuis qu’on a interrompu les répétions de ce travail, qu’on ne va pas pouvoir reprendre que dans quelques semaines. Aujourd’hui, c’est aussi le jour où on commémore 46 ans de vie démocratique au Portugal,mais où on ne peut pas être ensemble dans les rues, comme d’habitude, pour célébrer la révolution du 25 avril 1974. Pas moyen de ne pas regarder autrement les idées qu’on avait commencées à développer au début des répétitions. On met en question la façon dont on projetait d’utiliser des références explicites à l’actualité et à notre propre condition d’artistes de théâtre. Fin 2019, la réalité avait déjà commencé à interpeller notre Catarina et la beauté de tuer des fascistes.
En octobre, les élections législatives au Portugal ont abouti à une victoire importante de la gauche et des forces progressistes. Cependant, elles ont aussi entraîné l’élection d’un député d’extrême droite pour la première fois en 46 ans de démocratie. D’un paysage politique où l’extrême droite avait une expression si résiduelle qu’elle semblait presque ridicule, nous sommes passés à un nouveau contexte où le populisme à tendance fascisante obtient une représentation parlementaire. On me dira que nous sommes encore loin du danger menaçant de la montée des populismes d’extrême droite survenue dans de nombreux pays européens, mais nous ne pouvons pas nier qu’il s’agit d’un changement radical et traumatisant dans la vie politique portugaise. En outre, et malheureusement, cela ne semble pas être un phénomène passager.
Dans ce nouveau contexte, la référence directe au juge que nous avions choisi comme personnage central de notre pièce est devenue presque aussi anachronique que la figure réelle dont elle s’inspire. Ce juge nous a semblé un symptôme fasciste parce qu’il était un résidu de 48 ans de dictature au Portugal. C’était aussi un exemple de l’autoritarisme patriarcal systémique que, depuis le 25 avril 1974, on n’a pas encore réussi à éradiquer définitivement des institutions et des mentalités portugaises. Mais, dans ce nouveau contexte, ne devrait-on pas plutôt regarder les symptômes du fascisme à venir? Ils sont sans doute ancrés dans ces échos de la dictature, mais ils se répandent en pleine démocratie et méritent peut-être davantage un enlèvement théâtral car ils peuvent être les protagonistes des drames qui nos attendent. Au cours de la première semaine de répétitions du spectacle, il nous a semblé élémentaire que le juge avait commencé à perdre du terrain face à un autre type de figure, plutôt du type jeune-directeur-entrepreneur-nationaliste, le fasciste de demain.


Aujourd’hui, la question se pose de façon beaucoup plus aiguë. Quoique précipitées, innombrables seraient les réflexions à faire sur les effets de cette pandémie sur notre organisation sociale. L’une d’entre elles est constater que l’actualité journalistique, catastrophique et à thème unique, a envahi nos quotidiens, tout en leur effritant la subjectivité, l’imagination et la poésie. On assimile le nombre quotidien de victimes mortelles, d’infectés, de récupérés et de cas suspects. Pas seulement ceux de notre pays, mais ceux du monde entier. On ne peut pas partager des expériences dans le même espace, soit un théâtre ou une place, mais c’est comme si on vivait une expérience globale commune que l’on peut tous comprendre. On tombe même dans l’illusion que la planète entière connaît la même expérience pandémique, comme si le virus pouvait faire table rase des profondes inégalités qui déterminent toujours l’expérience de confinement de quelqu’un dans un camp de réfugiés surpeuplé et de quelqu’un d’autre dans son appartement avec système d’assainissement, livraison de repas, balcon et vue dégagée. Nous ne pouvons pas faire de plans pour un avenir proche et le présent devient une prison de notre imagination. Les informations et les réseaux sociaux, avec leurs mises à jour minute par minute auxquelles on a maintenant encore moins de chance d’échapper, transforment notre quotidien en une expérience hyperréaliste limitée au présent. On est piégés dans un espace et dans un temps face à une réalité qui avance, écrasante, sous la forme d’un tsunami de faits menaçants constamment mis à jour et qui exigent une adaptation constante qui occupe tout notre espace mental. Inévitablement, la façon dont nous considérons la création de toute œuvre artistique exige une réévaluation. On pourrait bien faire exactement le même spectacle que l’on avait eu l’intention de faire avant la pandémie, mais il nous faut connaître les raisons de cette persévérance. Sauter cette étape reviendrait à faire un théâtre indépendant du monde. Tout juste le contraire de ce que nous voulions faire avec Catarina et la beauté de tuer des fascistes.


La relation avec le présent se modifie. On ne sait pas comment cette crise modifiera notre façon de faire ou de voir le théâtre. Je suppose que nous ne le saurons qu’avant de recommencer à faire du théâtre. J’imagine qu’il faudra du temps pour déchiffrer les transformations visibles et souterraines que cette pandémie apportera aux multiples façons de faire du théâtre. Dans notre cas, cela passe par un changement de la relation avec le présent. Il s’agissait au début d’une pièce en dialogue avec le présent, avec des références explicites à des personnalités publiques et à des évènements actuels. Cependant, l’un des dons que le théâtre pourra faire à nos sociétés, le jour où on pourra de nouveau être ensemble dans une salle et sur une scène, c’est de don d’une certaine distance de la réalité pour mieux l’observer. Le théâtre et les autres arts pourront nous restituer la pensée divergente, la subjectivité, l’ambiguïté. Peut-être ne doit-on pas faire autant d’efforts que prévu pour démolir non seulement le quatrième mur, mais les trois autres qui nous sépareraient de la réalité extérieure. Très probablement, ces murs à l’intérieur desquels on peut se livrer à des codes mystérieux, à des moyens de communication chiffrés et même à l’illusion ou à l’aliénation se révéleront précieux dans les mois et les années à venir. Peut-être qu’à ce moment où l’on vit un jour à la fois, désorientés face au brouillard qui nous empêche d’anticiper l’avenir, il est temps que le théâtre utilise ses astuces pour nous transporter dans le temps et offrir des visions plus claires des jours, des mois et des années que nous avons devant nous.


Plutôt que de s’appuyer sur des références explicites au présent et à la réalité, il nous semble que la meilleure façon de parler de cette époque serait de faire appel à la fiction d’un avenir proche. Pour réagir au manque de poésie de notre quotidien collectif actuel, mais aussi parce que les enjeux fondamentaux de ce spectacle se sont soudain déplacés vers l’avenir. Les manifestations croissantes de tendances fascistes dans nos sociétés et la possibilité de violence dans la confrontation politique prennent de nouvelles formes. De quelle façon les démagogues populistes d’extrême droite, déjà habitués à exploiter la peur et le malheur, vont-ils exercer leur opportunisme politique face à la pandémie et à l’inévitable récession économique qui bientôt se fera sentir? Dans quelle mesure le sentiment d’impuissance des démocraties va-t-il s’aggraver face à la présence de ces hôtes indésirables qui déploient leurs rhétoriques xénophobes et autoritaires, en invoquant la valeur fondamentale de la liberté d’expression? Quels types de violence systémique donneront lieu à de violentes éruptions d’indignation? À quel point le déchirement jalonnera les mêmes sociétés qui choisissent aujourd’hui la solidarité et le consensus comme moyen de combattre la crise? À quel point la diversité de convictions qui nourrit la démocratie sera-t-elle menacée par l’unanimisme ou le totalitarisme? Combien de temps passera-t-il avant que des peuples vivant aujourd’hui démocratiquement ne se rendent-ils pas disponibles pour envisager d’accepter des dictatures exceptionnelles pour résoudre des problèmes exceptionnels? Face à ces questions, on commence à croire qu’il faut que Catarina et la beauté de tuer des fascistes soit une fiction qui se déroule dans cinq ou dix ans. Et peut-être que ce spectacle doit être plus proche d’un langage allégorique que documentaire, comme un poème dystopique ou une réalité alternative à l’avenir que nous avons maintenant le devoir d’essayer de construire. Quoi qu’il en soit, il semble nécessaire que ce travail s’éloigne de la réalité pour mieux nous approcher d’elle.


  • Note d'intention par Tiago Rodrigues in Dossier de presse presse Teatro Dona Maria Lisbonne

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