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Casimir et Caroline


: Entretien avec Johan Simons & Paul Koek

Pourquoi monter aujourd'hui Casimir et Caroline de Ödön von Horváth ?


Johan Simons : J'aime Horváth, son destin tragique, sa langue et l’essence même de cette pièce. C’est une pièce populaire. Il s'agit d'évoquer des gens, riches ou pauvres, qui se retrouvent lors d’un même événement qui les emporte, les mêle, presque les broie : la fête de la bière à Munich, l'Oktoberfeste. C'est comme un carnaval. Tout le monde se retrouve, on boit, on aime, on rit, on chante, au-delà des différences sociales ou politiques. Bien sûr, ces différences réapparaissent ensuite avec violence et cruauté. Derrière la fête, en filigrane, il y a toujours la lutte des classes. Ce que je trouve le plus admirable dans la pièce d'Horváth, c’est la langue qu'il utilise. Elle est grave, stylisée, jamais banale. Une langue d'artiste, qu'il peut mettre dans la bouche de tous, gens du peuple ou notables. Le contraire de la langue parlée à la télévision, qui banalise tout. Horváth crée son propre style pour dire la société, pour faire parler ses personnages de leur vie de tous les jours.


Paul Koek : C'est une tragédie douce et dérisoire, comme la mort d’Horváth elle-même. Il fut frappé à la tête par une branche arrachée par le vent, en marchant tranquillement sur les Champs-Élysées, le 1er juin 1938, alors qu'il avait dans une poche, un billet aller pour les États-Unis et dans l'autre, une revue pornographique. Le texte de la pièce est relativement court. La lecture, avec les acteurs, se fait en quarante-cinq minutes, mais le spectacle dure deux heures. Sur scène, tout ce qui forge la représentation de la fête prend corps, devient tangible, omniprésent : la musique et le contexte social. On a décidé de jouer Casimir et Caroline ainsi, avec tout ce qui l'entoure.


JS : Horváth raturait beaucoup en écrivant ses pièces. Nous, d'une certaine manière, on rétablit les ratures. C'est une pièce proche de celles de Rainer W. Fassbinder, de la musique de Kurt Weill ; elle présente le même sens de la farce et de l'ivresse. Mais ce divertissement n'est pas une évasion, au contraire. Les masques tombent et la pièce se fait sociale, reprend la lutte des classes, comme une inéluctable tragédie de la vie en société. C'est une pièce sur la chute et la rechute des hommes qui tentent de vivre ensemble.


Comment rendre compte de cet aspect social, de cette lutte sans merci ?


JS : La pièce demande une approche subtile ; il faut se garder de tomber dans les clichés des riches et des pauvres, sans cependant les oublier. Être à la hauteur d'Horváth, qui manie ces éléments avec tellement de finesse et de subtilité alors qu’il peint avec brio la fête de la bière à Munich, tonitruante, haute en couleur. Le personnage de Schürzinger, par exemple, incarne cela. Il est ce personnage de l'entre-deux, il veut de l’avancement social et dans le même temps, garde une fascination pour les bas-fonds. Il représente ce contraste complexe et intéressant : sa peur de rater l’ascenseur social est aussi forte que sa peur de le prendre. D’une certaine façon, il nous représente tous, courageux et lâches à la fois. Il veut le pouvoir mais ne sait pas s'il pourra l'exercer.


PK : Brecht s'interrogeait : « Quelle est la différence entre “diriger une banque” et “voler une banque” ? » On le voit bien aujourd’hui, au coeur de la crise mondiale. Quelle est la différence entre un banquier et un voleur ?


À travers Casimir et Caroline, voulez-vous raconter le monde contemporain ?


JS : Je voudrais raconter la complexité de la crise actuelle. Tous les personnages de cette pièce trouvent leur équivalent dans le monde contemporain. C’est vraiment fascinant. La pièce raconte aussi une histoire d’amour : Caroline et Casimir, des naufragés de l’amour, sur fond de crise, dans le tourbillon de la fête foraine. La pièce finit sur une note mélancolique. Casimir et Erna entonnent une vieille chanson allemande. « Toujours le printemps arrive, après chaque hiver. Mais l’homme ne connaît qu’un seul mois de mai. » Cependant, Horváth ajoute un sous-titre : « Jamais l’amour ne s’arrêtera ». L’homme, même au coeur de l’hiver, ne peut-il pas connaître un nouveau mois de mai ?


PK : Il y a énormément d'énergie et d'émotion dans cette pièce et si le texte est essentiel parce que très poétique, la musique aussi est très importante. Il s'agit presque d'une partition autonome. Si les chansons sont préparées à l’avance, les mélodies et les genres musicaux laissent une large part à l’improvisation. C'est cette liberté qui me permet d'étirer la pièce dans tous les sens, afin qu'elle englobe le monde entier, celui d’hier et d’aujourd'hui, les ouvriers et les bourgeois, Munich et l'Europe toute entière. C'est le jeu qui s'est dessiné peu à peu entre Johan et moi. Casimir et Caroline parle du monde contemporain et nous voulions réunir la complexité de ces éléments. Comme le texte et la musique d'une même oeuvre.


Vous avez beaucoup travaillé ensemble, puis vous vous êtes séparés. Ce spectacle signe vos retrouvailles.


JS : On était de toute façon restés de bons amis, mais c'est agréable et excitant de se retrouver sur ce projet, même si nous gardons chacun par ailleurs notre propre compagnie. Paul comme moi, avons opté pour ce théâtre musical, très moderne, plus intéressant encore que l'opéra. Disons que c'est un opéra sur la révolution sociale. Mais un opéra dans sa conception classique ne ferait que « chanter la révolution ». Tandis que dans le théâtre musical, la révolution est aussi bien jouée qu'analysée ou mise en musique ou encore chantée. Horváth se prête très bien à ce genre de tentative. Le théâtre musical implique la fusion de formes artistiques, de spectateurs, d’acteurs et chamboule la société. C'est une subversion dont la société, comme le théâtre, a besoin.


PK : J’ai voulu donner à ce théâtre musical, Casimir et Caroline, la structure d’une « suite », qui doit assurer une cohérence organique à l’ensemble. Il y aura une dizaine de « danses de vie », comme une sorte de jeu musical. Le tempo sera tantôt vif, tantôt mélancolique, mais chaque séquence se déclinera en fonction des précédentes. Comme une sorte de mécanique musicale à évolution. Tous les instruments seront présents sur scène, un vieil orgue Hammond, des sirènes de tout type, des instruments à percussion, ou cet instrument très primitif inventé par le futuriste italien Russolo, la Intona Rumori. J'ai fait des recherches pour faire remarcher tous ces instruments et la scène ressemblera à un jukebox géant, que reproduira en partie le grand décor conçu par Bert Neumann. Tous ces instruments peuvent être utilisés aussi bien par des acteurs que par des musiciens : les acteurs deviennent musiciens, et inversement. Il n’y a plus aucune différence entre eux.


Avez-vous pensé à Brecht en travaillant sur la mise en scène et la musique de Casimir et Caroline ?


PK : J'ai fait un Mahagonny il y a quelque temps et une grande partie de mon expérience vient de là, du moins mon envie d'expérimenter.


JS : Je trouve, quant à moi, que la musique « sonne » différemment chez Ödön von Horváth et chez Brecht, mais le second reste une source d’inspiration possible pour Casimir et Caroline. La société a-t-elle évolué comme Brecht le pensait ? Parfois, je me le demande… Je ne sais pas si elle est plus simple ou plus compliquée que ce qu'il imaginait… Je ne veux pas trop comparer Brecht à Horváth, mais bien sûr, Brecht est là, au coeur du spectacle, de même que Kurt Weill… Je pense peutêtre davantage à Breyten Breytenbach, lorsque celui-ci dit : « Il faut se rendre compte de l’obligation absolue que nous avons de désobéir au pouvoir, et de nous identifier aux pauvres. »


PK : Notre relation est sans doute plus forte et plus explicite avec des artistes futuristes, ou encore avec Vassily Kandinsky. L'idée de confier une certaine autonomie à la mise en scène, à la musique, au décor, aux acteurs, et de voir ensuite toutes ces « autonomies » jouer ensemble, voilà notre idée de départ, ce qui ressemble à certains rêves futuristes.


Comment faites-vous jouer vos acteurs ?


JS : Il faut d'abord savoir que, pour le NTGent, l'idée de troupe est essentielle ! Même si on n’est qu’une bonne dizaine d’acteurs. Et cela dégage une grande énergie. Pour Casimir et Caroline, nos deux compagnies, le NTGent et la Veenfabriek, ont travaillé ensemble. Car il faut être à la (dé)mesure du palais des Papes et de sa Cour d'honneur. Il faut prendre possession de ce lieu si particulier, l’investir en quelque sorte, en conjurer les bons et les mauvais esprits. La troupe se doit d’être à la hauteur. On croit beaucoup à l'énergie de groupe et nous travaillons énormément les mouvements, en musique. On suit un entraînement spécifique pour la Cour d'honneur, pour se mettre à son rythme, pour en évaluer l’espace, pour en capter les dimensions. C’est un exercice difficile que peu d'acteurs et de danseurs peuvent faire, surtout en groupe, en équipe, comme dans le sport, comme dans le foot.


PK : La Cour d'honneur, ça fait peur, c'est très impressionnant. Comme si on lançait les acteurs et les musiciens sur une scène où ils devraient tout oser. Ce défi a quelque chose de très beau…


Vous allez jouer Casimir et Caroline dans des espaces très différents, une base militaire à Utrecht, puis la Cour d'honneur… Comment avez-vous préparé cela ?


JS : C'est le même dispositif scénique, mais, à chaque fois, il faut le reconquérir différemment, pour être prêt à affronter la Cour d’honneur. Quant à l’important dispositif conçu par Bert Neumann, il est à lui seul une poussée d'adrénaline qui donne envie d'être metteur en scène. Mais cela fait peur aussi. Ces changements bannissent toute routine. Il faut continuellement donner un souffle nouveau au spectacle. Le fait de changer de lieu et de passer dans ces espaces si impressionnants peut nous libérer, de même que changer de langue, puisque nous jouerons en néerlandais à Utrecht et en français en Avignon. Il s’agit de maîtriser cette diversité, cette complexité.


Qu'est-ce qui change le plus d'une représentation à l'autre, surtout dans des espaces scéniques si différents ?


JS : Je pense que ce sont les acteurs. La pièce est peu à peu transformée par les acteurs, qui l’enrichissent de leur propre personnalité. Chaque acteur, dans Casimir et Caroline, doit être, à la fois, concentré sur son personnage et son rôle, et, en même temps, s’ouvrir au monde, à la société, aux spectateurs. C'est un équilibre difficile à trouver et c'est ce qui modifie en profondeur un spectacle. Cette énergie contenue dans la pièce, également à puiser dans le monde qui entoure le spectacle, il s'agit de la retrouver chaque soir. C'est cela le miracle du théâtre comme art de l'instant présent.


Que représente Avignon pour vous ?


JS : J'y suis venu, étudiant, puis je suis revenu à partir de 2004, notamment avec La Chute des dieux. À chaque fois, il y a trente ans comme aujourd'hui, ce qui me frappe au Festival d'Avignon c'est le public. Ici, c’est la France et on sent que la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » n’est pas une vaine formule. On ne peut imaginer un tel festival ailleurs, ni en Hollande, ni en Allemagne. Cette ville qui pendant le mois de juillet se transforme en forum, à propos de théâtre mais aussi de politique, un forum de société. C'est une plateforme de discussion, une culture de la parole, une agora du théâtre. Il est très important de montrer certaines pièces ici, celles qui sont très proches des gens. C'est l'un des rares endroits au monde où l'on peut toucher un large public sans faire de concession et il est important que cela existe encore.


Propos recueillis par Antoine de Baecque

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