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Burn baby burn

+ d'infos sur le texte de Carine Lacroix
mise en scène Anne-Laure Liégeois

: Entretien avec Anne-Laure Liégeois

Travailler l’écriture, travailler avec des auteurs vivants


Choisir un texte est pour moi un processus de longue haleine, cela peut prendre des années. Identifier mon désir pour lui est rapide parfois, mais mettre en forme ce désir est toute une affaire ! Chaque jour, on vit avec ce désir. Muriel Mayette m’a demandé de venir mettre en scène Le bruit des os qui craquent et Burn baby burn à la Comédie-Française. Il s’agissait d’une commande, d’une chose que je n’aurais pas le temps d’ingérer en plusieurs années !…, mais qui s’imposerait. C’est passionnant de faire sien un désir qui, au départ, n’est pas le vôtre, c’est un processus fort. Burn baby burn, l’adolescence et ses amitiés fulgurantes, ses désarrois et ses petites victoires par le rire, la dérision, ça me rappelait quelque chose, je l’avais aussi parfois croisée dans des textes que j’avais mis en scène. Mes thèmes de prédilection sont d’ordinaire autres : l’inéluctable avancée de la vie, sa course insensée vers la fin. Aujourd’hui que je travaille le texte de Carine Lacroix, je me dis qu’à 15 ans ou 40 ans tout va toujours dans le même sens ! Trop vite ! Le thème du Bruit des os qui craquent, celui des enfants-soldats en République démocratique du Congo, restait, je le croyais, plus vague, lointain ; c’est en lisant la pièce que je me suis passionnée et révoltée. Je suis allée vers la littérature qui parle d’enfants-soldats ou des guerres, Ahmadou Kourouma, Yambo Ouologem, Uzodinma Iweala. J’ai regardé beaucoup d’images qui m’ont fortement impressionnée notamment celles d’une campagne de dénonciation d’Amnesty International, des films. J’ai rencontré par l’intermédiaire de Fabienne Arvers, deux jeunes, anciennement enfants-soldats Amisi et Yaoundé, aujourd’hui artistes. La commande de Muriel Mayette était un coup de foudre improvisé, une ouverture nouvelle, inattendue, sur le monde. C’était un dehors devenu un dedans.
J’aime parler et travailler avec les auteurs. Quand ils sont de langue étrangère – et qui plus est morts comme Marlowe, Webster ou Sénèque ! – avant de les mettre en scène, je les retraduis, leur donnant de mon vivant, de mon intime, de mon temps. Là les auteures sont bien vivantes. Avec Carine Lacroix, j’éprouve un grand sentiment de proximité ; on se voit, on se parle, on se déplace l’une vers l’autre, je peux l’interroger sur son univers ; elle me parle de John Fante, de Jack Kerouac, de Gus van Sant, je la regarde rire, manger – c’est ce qui est bien avec les vivants, on respire le même air ! – et je comprends les racines de son texte. Le lien avec Suzanne Lebeau est un peu plus difficile parce qu’elle vit loin. Mais cela est compensé par ses autres écrits et par les commentaires qui ont été faits de son texte, par elle-même et par d’autres. Dans Le bruit des os qui craquent, sa « voix » est bien présente.


Raconter la violence faite à l’enfance


Le bruit des os qui craquent est une pièce à trois personnages, mais à cinq voix. Parfois, le texte est écrit en italique, parfois en gras, parfois en corps normal ; en regardant le dessin qu’il fait sur le papier on voit sa forme particulière. Il dessine déjà son sens. Il y a le direct, le théâtre on pourrait dire, et l’indirect, presque le roman (la voix de l’histoire, du souvenir). Tout ce qui est dit est raconté à l’intérieur d’un cahier et dans une série de flash-back ; dans cette pièce, le présent, est déjà un passé. Ce sont là deux voix très repérables. Une troisième voix, tout aussi repérable – car elle coupe chaque série de dialogues entre les deux enfants – est la voix de l’infirmière, Angélina, interprétée par Isabelle Gardien, témoignant devant une commission. La quatrième est la voix muette de cette commission, la difficulté étant qu’elle ne soit pas identifiée à celle du public, car Angélina répond à des questions, et celles-ci ne sont jamais très bienveillantes. Enfin, il y a la voix que l’auteur a eu envie de faire entendre au travers de quatre petits textes de préface ; notamment deux citations, une de Primo Lévy, et une de Bono, le chanteur du groupe U2. Quand j’ai lu le texte la première fois, totalement ignorante de la situation géographique du texte, ces citations m’ont conduite sur le chemin de deux enfants s’échappant d’un camp de concentration nazi. Je ne trouvais pas d’emblée l’Afrique et la pièce dépassait le cadre de la République démocratique du Congo et inscrivait ces enfants comme victimes d’un génocide dont on a déjà perçu l’horreur. C’est un texte qui raconte l’enfance massacrée. Toutes les images que j’ai pu récolter pour nourrir mon travail sont des images d’enfants qui jouent. Et je reviens toujours à ces photos d’Amnesty International qui montrent des enfants en train de jouer au football, sauf que leur ballon est un crâne. J’ai aussi amassé des photos d’enfants de type européen jouant en riant à la marelle. Suliane Brahim et Benjamin Jungers – qui jouent Elikia et Joseph 13 et 8 ans – ont à charge de dire cette violence faite à l’enfance. Mettre en scène cette pièce, c’est aussi faire se mêler ces différentes voix, ces différentes façons de raconter une histoire ; j’aime beaucoup cette rencontre faite avec cette matière voix. Par ailleurs la pièce de Suzanne Lebeau sait porter un message, un message politique, mais elle sait ne jamais être volontariste ; elle table sur l’émotion, mais sans s’appesantir ; tout va très vite. Elikia et Joseph dorment le jour, passent leurs nuits à marcher, on a l’impression qu’ils n’avancent pas ou avancent à contretemps, jour et nuit s’inversent. Ils évoluent dans un unique paysage d’herbe froissée. On n’est pas dans un paysage, mais dans un vaste terrain vague. Quelque part, pas si loin.


Distinguer ce qui est vrai de ce qui ne l’est pas


Dans Burn baby burn, on est aussi sur un terrain indéfini, un terrain de passage, d’errance, vague. C’est beau ces deux mots ensemble, non ? Terrain vague ! Là encore, on a affaire à deux êtres qui sont « loin », seuls, et qui ont besoin de se rapprocher, d’être corps contre corps. Elikia et de Joseph ont 13 ans et 8 ans, ils sont noirs. Hirip et Violette sont deux adolescentes. Les comédiens ne sont ni noirs ni adolescents encore moins des enfants ! Nous jouons la pièce, et c’est une des règles du jeu de l’association de ces deux textes avec la même équipe de comédiens. Dans Burn baby burn, Hirip, vit dans une station service désaffectée et rêve de partir en Italie. Elle n’est plus une enfant, elle porte en elle la naïveté de l’enfance. Cette naïveté n’a pas d’âge. Quand Violette arrive, Violette « une braise tombée au fond d’un puits », Hirip « une flamme bleue », va la ranimer, lui redonner vie. Ce retour à la vie se fait en donnant la mort à un garçon qui arrive au milieu de la pièce. C’est terrible mais aussi secondaire : la pièce ne veut pas raconter le meurtre d’Issa ; il s’agit plutôt d’un crime expiatoire, d’un crime qui fonde une amitié fusionnelle tout en témoignant d’une adolescence tuée. Hirip et Violette me font souvent penser aux Bonnes de Jean Genet, à leur façon de vivre et de se construire un monde. Ce que sait faire Hirip, c’est raconter des histoires. Au début, Violette s’en méfie ; puis, petit à petit, elle apprend à les écouter, même si elle sait qu’au fond elles ne relèvent que du fantasme ; chez Hirip et Violette, on ne sait pas ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, tout est théâtre. La voix qu’interprète Gilles David (dont on entend d’ailleurs aussi la voix dans Le bruit des os qui craquent) aide à ce retour permanent à la scène. Il crée la didascalie et ainsi le temps de l’action ; à la fin, Violette tâche de ramener Hirip dans un monde « possible ». Issa meurt après avoir embrassé l’une des deux filles : il devait mourir, pour qu’Hirip et Violette puissent rester ensemble et continuer à vivre. Les références à l’Amérique que donne Carine Lacroix ne font paradoxalement pas de Burn baby burn un road movie ; on n’est pas dans Thelma et Louise. La situation est absolument « posée ». Ce qui est impressionnant dans cette pièce, c’est qu’on est sur un terrain vague, et que tout autour, il y a la vie. Un estuaire, des jeunes – les autres – qui s’y retrouvent, des champs jaunes et des cloches, très étonnantes ces cloches ! Hirip et Violette sont dans une géographie. L’espace dans lequel elles vivent n’est pas dangereux, pas « à part », elles le rendent « à part » par leur théâtre.


Des ponts, grands et petits


Ce qui relie les deux pièces est donc le récit de l’enfance et de l’adolescence en douleur. C’est le pont principal. Puis, il y a quantité de « petits ponts » : le rapport à la famille, aux parents en particulier, caractérisé par leur absence, ou par l’absence de leur amour (dans Le bruit des os qui craquent, on apprend que les rebelles obligent parfois les enfants à tuer leurs proches) ; il y a aussi le besoin de raconter une histoire, la présence de la voix, celle qui replace l’histoire dans un contexte plus global, plus objectif. Les voix d’Isabelle Gardien et de Gilles David situent l’espace et le temps. Elles permettent d’atteindre le décalage, celui du théâtre. Dans les deux pièces, on retrouvera le même espace, et parfois les mêmes objets, utilisés de façons différentes. Le même terrain, un sol « de nulle part », fait d’une matière très vivante, puis un espace de récit – de théâtre – puis un espace de jeu. Elikia et Joseph vont le construire puisqu’on est dans un espace de récit, qui raconte qu’ils fuient. Quand ils parleront d’une rivière, il y aura une rivière improvisée, ce sera une bassine, bassine qu’on retrouvera dans Burn baby burn, mais peut-être renversée. On aura aussi un robinet, qui dans Le bruit des os qui craquent ne donnera que quelques gouttes d’eau, ou aidera peut-être à fabriquer la rivière, et sous lequel dans Burn baby burn, Violette se précipitera. Dans Le bruit des os qui craquent il y a des palettes de bois qu’on retrouvera cassées dans Burn baby burn, car l’espace y sera beaucoup plus éclaté. Dans Burn baby burn il y a une mobylette en panne cassée, et sans doute sera-t-elle déjà là dans Le bruit des os qui craquent, quelque part. En somme, en voyant les deux pièces, le spectateur, comme dans un jeu des sept erreurs, un jeu d’enfants, retrouvera les mêmes objets utilisés ou placés différemment. D’un côté, un espace qu’on tente de construire, de l’autre, un espace qu’on détruit. Cela marque aussi le passage de l’enfance à l’adolescence.


Anne-Laure Liégeois, Janvier 2010
Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire à la Comédie-Française.

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