: Note d’intention
Propos recueillis, novembre 2010
“Avec soulagement, avec humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver.”
Jorge Luis Borges
Les Ruines circulaires, Gallimard/La Pléiade, 1993
Bulbus est le terme latin qui désigne le globe oculaire, et comme au début du “Chien andalou” de Buñuel, il est question dans la pièce d’inciser la rétine pour y pénétrer. À l’intérieur, c’est un autre monde, où règnent d’autres lois, d’autres temporalités, d’autres logiques. Placées à l’intérieur de ce globe transparent, les scènes sont données à observer comme des phénomènes étranges et inconnus: des situations, des comportements, des rapports. Cela ne veut pas dire que la pièce soit compliquée à comprendre, mais plutôt qu’elle obéit à des lois, des règles qui nous échappent, et qui cependant n’ont rien de gratuit (...)
Une énigme...
Bulbus est une pièce énigmatique, et elle le reste jusqu’à la fin. Elle
porte en elle une sorte d’étrange exigence à ne pas se résoudre,
à ne pas s’accomplir en quelque chose que l’on puisse comprendre. Il
n’y a pas de réponse. Elle ne conduit pas à un savoir qui serait la
somme de ses détails, ou le résultat d’un raisonnement. C’est un point
commun aux textes d’Anja Hilling qu’ils empruntent au monde, à la
vie, à la réalité, au présent, des bribes de ce que nous connaissons
déjà, tout en les organisant dans un ensemble qui se dérobe à
l’interprétation logique. Il y a quelque chose de glissant dans chacune
de ses pièces. Quand on lit Bulbus, quand on y travaille attentivement,
ce glissement dans l’écriture fait qu’on ne cesse de passer
d’hypothèse en hypothèse, sans qu’aucune, sans doute, ne soit la
bonne. Dans le détail, les pièces d’Anja Hilling comportent des éléments
de réalité très familiers, mais dans l’ensemble, elles conservent une
étrangeté inaltérable. Une étrangeté qui pourtant nous concerne.
C’est un peu comme une nasse, un filet, qui saisirait dans ses réseaux
un certain nombre de thématiques, et qui les agencerait, les ferait
parler entre elles, sans pour autant fabriquer un discours. C’est
une écriture qui n’est affiliée à aucune idéologie préalable, même si
on sent que l’auteur porte un regard personnel sur la société de
consommation, l’histoire du terrorisme, l’histoire de l’Europe, sur ce
qu’est une famille, les problématiques de filiation, d’héritage, etc.
Elle réunit des matériaux qu’elle fait s’entrechoquer et qu’elle installe
dans des “lignes de fuite”, comme dirait Deleuze, produisant des
dynamiques, des rencontres, probablement aussi de la pensée, sans
pour autant produire un discours déchiffrable, qu’on pourrait arrêter
à une seule signification (...)
Du conte à l’histoire
L’image de départ est aussi l’image de la fin : celle de deux jeunes
gens nus, prisonniers de la glace. On a le sentiment que la pièce est
née de cette vision, autour de ces deux corps prisonniers, d’une
façon concentrique. Cela évoque le merveilleux des contes, ceux
de Grimm, avec Hänsel et Gretel, probablement aussi Andersen, avec
La Reine des Neiges... C’est l’histoire de deux enfants voués à s’aimer,
marqués par le destin, séparés, menacés, et réunis enfin dans une
vision inexplicable, archaïque, définitive. (...)
Les deux enfants sont abandonnés par leurs parents la même nuit, au même moment; ils ne se connaissent pas, ne se sont jamais rencontrés; à l’instant même où ils sont abandonnés, ils sont tous les deux simultanément frappés par un éclair qui les marque définitivement, sur le dos, du signe de l’oeil. L’image est presque naïve, mais elle emprunte aux mythes, et peut-être à l’histoire de Caïn et de sa descendance. À Dieu qui le chasse du paradis, Caïn demande comment il survivra à la faute qu’il vient de commettre (le meurtre d’Abel) ; Dieu lui répond que lui et les siens seront marqués d’un signe qui perpétuera la mémoire de la faute tout en les protégeant des autres vivants. Les deux enfants de Bulbus sont abandonnés chacun de leur côté dans des contextes qui correspondent aux problématiques sociétales essentielles de l’Allemagne des années 80. D’un côté les derniers avatars de la résistance armée issue des Fractions Armées Rouges, de l’autre la consommation de masse machinale, morose, aliénante. Par une espèce de raccourci à la fois merveilleux et bizarre, l’impossible héritage des parents s’inscrit sur le corps même des enfants en un signe brisé qui les rassemble, les désigne, les isole...
Daniel Jeanneteau
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