: Note d’intention
Et si le moment était venu de faire le point ? Le point
sur notre culture. Le point sur ce qu’on appelle la
civilisation.
Où en sommes-nous ? Que s’est-il passé depuis
la Renaissance et l’apogée de notre âge classique,
depuis le cogito cartésien et l’avènement de la science
moderne ? Et que sommes-nous aujourd’hui après ce
qu’on a appelé la mort de Dieu, la colonisation, deux
Guerres mondiales, la Shoah, la fin des empires et des
idéologies universalistes ? Sommes-nous indemnes
du projet génocidaire ? De la razzia néo-libérale, de
la société du spectacle et de la consommation ? Savoir
après tout, si nous ne sommes pas, en fait, des mutants ?
Rien que ça.
Et si cependant, c’était une comédie ? Une comédie
délirante ! Un Bug !
On parle couramment et à juste titre de révolution
informatique. Le web et les pratiques qu’il génère
ouvrent sur le monde dans toutes ses dimensions et
sans aucune limite. On disait cela aussi du théâtre à
l’époque de Shakespeare. Et si pour une fois la scène
devenait, dans une fiction, l’écran d’un ordinateur…
un ordinateur extrêmement perfectionné au point
d’intégrer un logiciel dont les virtualités permettent
de mettre en relief, de sentir, voire de toucher les
images planes auxquelles tous les geeks ont affaire
devant leur écran ? Voici pour la création dramatique
un chemin d’aventure qui s’apparente évidemment au
traitement scénique des rêves, sauf que ce qui advient
ici, au lieu d’émaner de l’esprit du rêveur, est provoqué
par le dispositif informatique lui-même. Retenons
cependant que celui-ci n’a qu’un défaut : il est certes
capable dans son principe de tout prévoir comme de
tout programmer mais il peut toujours connaître un
bug.
L’idée est la suivante : au degré de performance
et d’exigence où nous sommes, le seul programme
qui vaille absolument pour le genre humain ne peut
être qu’un bonheur sans nuage, et sans doute, à terme,
l’immortalité. N’est-ce pas là avec la science moderne
et les nouvelles technologies, un but auquel on peut
prétendre ? Ainsi les êtres humains se couperaient à
jamais de leur condition originelle : mortelle et sexuée.
Ils en abandonneraient jusqu’au souvenir même.
Délivrés et surprotégés, ils ne courraient qu’un seul
risque, celui de perdre toute mémoire de la tragédie
qui fonde leur destin. Si dans cette perspective survient
un bug, il provoque à coup sûr le retour panique de la
dimension que le projet tend à refouler.
De façon plus globale il y a, c’est évident, un projet
humain. Il est caractérisé par un espoir et surtout
une recherche aussi acharnée que systématique de la
perfection. Les machines ont permis de confirmer
cette attente et cette volonté. C’est en cela que le projet
humain est assimilable à un programme informatique.
Comme tel, il peut être touché par différentes sortes
de bugs ou dysfonctionnements plus ou moins bénins,
plus ou moins graves.
Parmi les dysfonctionnements bénins, on pourrait
citer, du côté de la parole et du langage, les lapsus,
erreurs, fautes de frappe… du côté physique, les faux
mouvements, les chutes… du côté moral et social, des
péchés véniels, mensonges, tricheries, méchancetés,
disputes, scènes de ménage… Plus grave, il faut citer
les meurtres, assassinats, viols et bien sûr l’exploitation
et l’assujettissement de groupes humains par des
individus ou d’autres groupes.
Mais s’il faut aller au pire – soit un
dysfonctionnement qui dépasse tout –, on tombe
évidemment sur l’extermination systématique de
populations entières décidée sur des critères de race
ou de religion, ce qu’on appelle le(s) génocide(s).
Comment le genre humain a-t-il pu verser ainsi dans
l’horreur ? Curieusement, le projet nazi relevait de cette
propension incoercible à vouloir la perfection. Il fallait
effacer tout un pan de la mémoire des hommes. Ce n’est
pas par hasard si le fléau s’est abattu sur le peuple juif,
la dimension de mémoire étant justement au principe
du judaïsme. Le Livre ne dit-il pas : « Zakhor » c’est-àdire
« Souviens-toi » ? Parole de sagesse, l’oubli du passé
ayant en effet pour conséquence probable de fonder un
avenir dépourvu de sens.
Mettons que nos sociétés modernes si proches de
la perfection, si l’on en croit nos hommes politiques
et la publicité, soient insidieusement menacées par
un projet à la fois cool, soft & clean destiné à nous
débarrasser de ce qui décidément nous pèse. Si le prix à
payer est de l’ordre d’une amnésie généralisée, ne fautil
pas espérer qu’advienne un bug du logiciel ?
Philippe Adrien et Jean-Louis Bauer
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