theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Bros »

Bros

Roméo Castellucci ( Conception ) , Claudia Castellucci ( Texte ) , Scott Gibbons ( Musique )


: Note d’intention

Par Roméo Castellucci

Le spectacle s’ouvre sur des scènes de la vie quotidienne, mais le naturel qui les caractérise est peu à peu dévoré par une vague progressive de règlementation. Une dictature invisible gouverne le spectacle. Les Acteurs qui ont été recrutés n’ont pas appris leur rôle : ils l’apprennent au moment même où ils le jouent, en exécutant des ordres qui leur sont transmis par oreillette. Ces Acteurs, pour pouvoir participer au spectacle, ont signé un pacte dans lequel ils acceptent d’exécuter fidèlement les ordres. Il s’agit d’un engagement qu’ils doivent être en mesure de respecter jusqu’au bout. C’est là que s’arrête la conscience. Ensuite commence l’expérience de l’aliénation, au cours de laquelle ils exécuteront des actions sans les comprendre ni s’y préparer.


Qu’est-ce que cela signifie ? Ce dispositif, bien loin d’être une improvisation constructive, écrase le temps de la conscience jusqu’à l’annuler. C’est un paradigme de rapidité maximum qui brûle le moindre interstice critique. S’agirait-il donc d’un "abandon", d’une sorte de renoncement votif, d’anéantissement de soi dans un rôle que les Acteurs ne connaissent pas ? Il semble qu’il s’agit de gestes intimes, lorsqu’on les voit de l’extérieur, et c’est bien de cela qu’il s’agit en effet, mais nous savons aussi que ce sont des gestes qui leur ont été "intimés", en une obscure confusion entre intimité et intimation ; dans une frénésie qui n’autorise aucune possibilité de revirement.


Ce que nous voyons est une accumulation d’actions qui se multiplient peu à peu jusqu’à saturer la scène, jusqu’à remplir le monde. Il s’agit d’actions simples, quotidiennes, qui peuvent paraître étranges parce qu’elles sont amputées de leur contexte, mais toutefois parfaitement reconnaissables et exécutées individuellement. L’action a le primat sur la pensée, laquelle semble ici dépourvue de toute importance. La pensée abdique son rôle de cause productrice d’actions, mais aussi celui de juge des actions qui viennent d’être accomplies. Tous savent exactement ce qu’il faut faire, mais cette vision, qui s’offre au regard comme la vue qu’on peut avoir d’une terrasse qui surplombe une place, suscite un questionnement : qui sont-ils ? Que font-ils ? Où vont-ils ? Et nous nous apercevons que ces êtres, dont chacun est une individualité singulière, sont en réalité des semblables, et même qu’ils se ressemblent. Ce sont des frères. Ou bien ils apparaissent comme la multiplication hallucinée d’une seule et même personne qui, au même moment, condense des centaines d’actions différées, saturant l’espace. Non, il ne s’agit pas de décisions. Il s’agit d’exécutions. Dans un laps de temps resserré.


Ce qui rend plus évidente l’identité de condition de ces hommes, c’est de constater qu’ils portent tous un uniforme. C’est l’uniforme des policiers du cinéma américain. Muet et comique. Le policier a le devoir de faire respecter la Loi, mais ici la Loi tourne régulièrement à la farce. L’iconographie très aisément identifiable du policier inséparable de l’histoire du cinéma muet, évoque immédiatement la Loi qui prépare et met en branle le mécanisme du désastre. Le burlesque comme hard-core de la Loi. Le potentiel comique – qui se déchaîne inévitablement – finit par révéler sa dimension obscure et troublante. Dans la pièce, la détermination schématique des ordres transmis mène inexorablement à une confrontation abrupte avec le caractère indéterminé du temps de leur exécution, lequel, dans son déroulement, fait surgir le hasard et l’inexpérience, la crainte de l’erreur et la persévérance dans la fermeté, le comique et la violence : l’un est le visage de l’autre. À ces pseudo-acteurs sur la scène, il est requis d’incarner une qualité scénique qui vit dans l’instant de l’accomplissement de l’action, qui exclut toute psychologie méditée pour ne laisser place qu’à la vérité de l’expérience. Car ce qui compte ici, c’est l’immédiate incorporation de la réponse et non l’improvisation rusée d’un acteur qui connaît les ficelles du métier.


Parmi les nombreuses scènes qui se multiplient sur le plateau, des situations insolites et emblématiques apparaissent. Elles révèlent le double ou triple fond de l’apparence, le versant ténébreux de la logique, l’inconsistance des certitudes...


Les images mentales prennent le dessus dans l’espace et s’associent à certaines devises pour former un syncrétisme total et déboucher sur un nouveau langage effectif : énigmatique, mystérieux, muet, formé de figures qui renvoient toujours à quelque chose d’autre, un peu comme les hiéroglyphes, à l’inverse de ce qui arrive avec le langage ordinaire dans lequel les choses sont signifiées seulement par le mot qui les désigne.


Bros force ensemble les paroles réduites à des ordres avec le langage muet des images et avec les paroles emblématiques des devises. Un discours circulaire ainsi se développe, qui tantôt parle par images et tantôt avec les mots. L’acteur est lui-même spectateur de ce qu’il fait. Le nœud qui unit l’acteur au spectateur se serre jusqu’à anéantir toute distinction. La représentation coïncide avec la vie qui arrive réellement. Il ne s’agit plus de préparer un rôle mais d’en éprouver la vérité. Aucune improvisation mais l’abîme d’un présent absolu.


  • Romeo Castellucci, mars 2020
imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.