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Black Battles with Dogs

mise en scène Arthur Nauzyciel

: Entretien avec Arthur Nauzyciel

POURQUOI AVEZ-VOUS MONTÉ BLACK BATTLES WITH DOGS (COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS) EN ANGLAIS, AUX ÉTATS UNIS ET PLUS PRÉCISÉMENT À ATLANTA ?


ARTHUR NAUZYCIEL En fait, la proposition venait d’un des théâtres les plus importants d’Atlanta, le 7 Stages. Il existe depuis vingt-cinq ans dans une zone de population mixte (noire et blanche) et a fait le pari de se spécialiser dans le répertoire contemporain - ce qui n’est pas un mince enjeu dans un pays où le théâtre public n’existe pas et où les financements sont essentiellement privés… Cela faisait plus de dix ans que ses directeurs, Del Hamilton et Faye Allen, souhaitaient présenter une pièce de Bernard Marie Koltès, alors quasiment inconnu aux USA. C’était difficile. Ils pensaient au Retour au désert et voulaient que la pièce soit montée par un metteur en scène français. Grâce à l’aide des services culturels d’Atlanta, ils ont été mis en contact avec différents lieux et partenaires en France, dont le CDDB-Théâtre de Lorient où j’étais déjà « artiste associé ». Je venais de mettre en scène mon premier spectacle Le malade imaginaire ou le silence de Molière. Eric Vigner m’a parlé de ce projet qui s’inscrivait naturellement dans ce que nous tentions de développer à Lorient. L’été 99, nous nous sommes rencontrés à Avignon, puis ils m’ont proposé de venir créer la pièce dans leur théâtre. La première a eu lieu en avril 2001.
Pour moi, Atlanta c’était : Autant en emporte le vent, Delivrance et Martin Luther King, les J.O., CNN, Coca Cola.
Ce fut un choc. J’ai découvert une ville jadis opulente grâce au commerce et à l’esclavage, qui fut plusieurs fois détruite, qui a connu guerres et incendies. Une ville qui vit sur les ruines de son passé, et constamment déterre sa mémoire : la guerre de Sécession, et les révoltes pour les droits civiques des noirs (il y a eu près de 70 000 lynchages en 70 ans dans cette ville). C’est une ville qui se transforme sans cesse, en chantier, faite de terrains vagues, de buildings en construction, de parkings, et où la nature est assez présente…Elle est fascinante et paradoxale : c’est la capitale d’une région ultra-conservatrice qui attire tout ce que les six états alentour comptent de « marginaux ».
Une fois là-bas, j’ai pensé que Le Retour au désert n’était pas la bonne pièce. Mais il était cependant évident que Koltès y trouverait un écho. D’ailleurs, trois ans plus tard, à la demande d’Emory Theatre, je devais retourner à Atlanta pour créer Roberto Zucco. Les correspondances avec son univers étaient nombreuses : il aimait les films américains, la musique noire américaine, un certain type d’acteur américain (il était fan de Travolta), Faulkner, Baldwin, le contre-pouvoir de la culture underground, et surtout il était fasciné par les mouvements de libération Noirs Americains… J’ai donc proposé Combat de nègre et de chiens pensant que c’était le choix le plus pertinent.
Ce ne fut pas facile car le titre posait déjà problème : comment traduire « nègre » alors que prononcer le mot « nigger » à Atlanta est impossible et qu’on le remplace par « n-word », « le mot qui commence par n ». Cette question allait revenir tout le temps dans le travail. Pour chaque création, c’est toujours ce qui m’importe : que le contexte ou le processus de réalisation d’un projet en éclaire le sens. C’est une constante chez moi. À ce moment là, chaque spectacle est aussi une expérience de vie.


POUR KOLTÈS LA LANGUE EST L’ÉLÉMENT ESSENTIEL DE SON THÉÂTRE. DANS COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, IL MET D’AILLEURS EN CONFRONTATION LE FRANÇAIS, L’ALLEMAND, LE WOLOF… QUELS CHOIX AVEZ-VOUS FAIT POUR LA TRADUCTION ?


Je suis parti de mon expérience d’acteur. Ce qu’écrivent les grands auteurs tient de la partition. Parfois la forme peut sembler contraignante et « peu naturelle » et pourtant, si on la respecte, le sens nous parvient et on découvre qu’elle est l’expression la plus juste ou la plus humaine d’un mouvement intérieur. En respectant l’écriture de Koltès, Bernhard, Claudel, on retrouve le sentiment qui la génère. Ce sont des poètes reliés à quelque chose de très vivant, de très organique. L’écriture de Koltès a une « physicalité » et une musicalité très particulières. Dans l’effort de dire Koltès, je dis bien « dire » et non pas « jouer», le corps se mobilise d’une certaine façon. Le choix des mots, leurs sens, leur agencement parfois surprenant dans la phrase est si rythmiquement juste et si relié à une profonde conscience du Monde, qu’il suffit de les énoncer pour être au bon endroit et échapper au sens commun.
L’émotion doit naître de ça, de la conscience de ce qu’on dit. En tant qu’acteur, il faut accepter de se laisser « faire » par le sens, par la parole. Il faut éprouver la langue. Cela induit une certaine façon d’être sur le plateau qui exige une grande force, c’est épuisant. Pour cela, il fallait retravailler la traduction. La seule traduction anglaise alors disponible (mais qui avait le mérite d’exister - ces traducteurs étaient des pionniers) tentait de donner au texte de Koltès une sorte de fluidité absolument contraire à son écriture. Cela tient sans doute à une certaine tradition théâtrale anglo-saxonne. De plus, les acteurs américains ont souvent un rapport au jeu très « stanislavskien », emprunt d’un réalisme psychologique qui peut transformer Koltès en un Tennessee Williams du pauvre. Donc nous devions retrouver, dans la traduction anglaise, le rythme et la musicalité du texte français, afin que les acteurs éprouvent physiquement l’exigence de cette écriture et puissent l’incarner. Il fallait rendre à cette langue sa construction accidentée pour lui redonner sa particularité, sa force, sa difficulté. Dans le même temps, il y avait un important travail à faire sur le sens, pour évacuer un certain jugement moral parfois présent dans la traduction de départ. Les mots qu’on prononce construisent le monde qui nous entoure.


POUVEZ-VOUS DONNER UN EXEMPLE PRÉCIS ?


Dès les premières répliques, en français, Alboury et Horn se parlent en se disant « Monsieur ». Cela peut paraître surprenant, mais il y a donc la volonté que l’ouvrier noir et le patron blanc se parlent d’égal à égal. Dans la traduction anglaise, Alboury dit « Sir » tandis qu’Horn dit « Alboury ». Ainsi le traducteur a plaqué un rapport au monde sur le texte, un monde régi par un système de classes. Il induit une lecture. Pour lui, cette égalité n’est pas possible. On passe donc à côté de la scène et de l’enjeu de la pièce. La traduction a parfois banalisé ce qui semblait étrange ou inhabituel en s’appuyant sur le sens commun. Autre exemple : dans la scène où Cal, ivre, se colle à Leone. Elle se refuse à Cal et, en sortant de scène, lui dit « bandit ». Il lui répond « pudique ». Ce sont des mots assez enfantins et inattendus dans une telle situation. Dans la traduction anglaise, ils avaient choisi « bastard » et « cock-teaser », ce qui peut se traduire par « connard » et « suceuse de bite ». Il y a quand même une différence… Ce petit mot de « bandit » raconte quelque chose d’émouvant sur Leone, sur sa perception de Cal, sur sa capacité à accueillir quelque chose de l’autre, sans idée préconçue ni jugement. C’est ouvert. On est loin d’une vision conventionnelle du désir, d’une vision stéréotypée des rapports homme/femme. Nous avons donc retravaillé pour enlever tout ce qui nous semblait réducteur ou relevait d’un point de vue moral, inexistant chez Koltès. Enfin, la traduction avait également tendance à uniformiser le style, alors que la pièce est traversée par les influences dramatiques de Koltès, ses expériences théâtrales, ses tentatives d’écriture et ce qu’il aimait dans la vie. La tragédie grecque y côtoie Shakespeare, Beckett, les films de Bruce Lee. Il n’était pas en retrait du monde. Le style de la pièce n’est pas monolithique.
Après ce travail sur la langue, les acteurs (et donc les spectateurs) ont mieux compris qui était cet auteur et comment l’aborder. Ce travail était primordial. Pour moi, cela faisait partie du processus de création. Sur les 5 semaines de répétition (ce qui est peu) on a travaillé 4 semaines à reconstruire le texte. Après un long travail à la table, le rapport au texte était si fort et si ancré, que cela a permis, une fois passé au plateau, de travailler physiquement avec une grande précision. Tout prend alors du sens sur le plateau, et j’aime travailler de manière presque chorégraphique, organiser la naissance d’un mouvement, la rencontre des peaux. J’aime quand l’acteur se laisse agir par le texte plus qu’il n’agit sur lui, quand il entre en résonance intime avec ce qu’il énonce, s’abandonne à l’écriture et que son corps en témoigne. Les acteurs américains ont une façon très physique d’aborder le plateau. En tout cas avec moi, il y avait presque un abandon total.


LORSQUE KOLTÈS A ÉCRIT COMBAT DE NÈGRE ET DE CHIENS, IL DIT AVOIR ÉTÉ TRÈS INFLUENCÉ PAR LE CADRE DE LA TRAGÉDIE CLASSIQUE. EST-CE QUE CELA ÉTAIT PERCEPTIBLE POUR LES ACTEURS AMÉRICAINS ?


Pour eux, la pièce était un OVNI. Ils sont dans un théâtre d’action. Le théâtre français a la réputation d’être un théâtre de la langue et du langage. Donc Koltès leur apparaît très « français » parce que ça parle beaucoup mais ça agit peu. Il fallait qu’ils comprennent que si les personnages parlent autant dans la pièce, c’est parce qu’ils ne retrouvent pas le corps du frère d’Alboury. Ils sont submergés par les mots parce qu’ils sont face à une tombe vide. Sans les mots, il n'y a pas de deuil. Peut être que l'Humanité a inventé le langage pour enterrer ses morts.
Comment inventer un futur sans enterrer nos morts ? Comment vivre avec nos fantômes ? Nous avons créé le spectacle en 2001, avant le 11 septembre. Mais deux ans plus tard, lors des représentations à Chicago, les acteurs et le public venaient d’être confrontés à la disparition de milliers de corps, sans sépulture possible. Plus que la dimension classique de la pièce, c’est alors sa dimension tragique qu’ils ressentaient, en la rapprochant d’Antigone.


PARMI LES DIFFÉRENTS THÈMES QUI TRAVERSENT LA PIÈCE, CELUI DU DÉSIR EST OMNIPRÉSENT. COMMENT LES ACTEURS AMÉRICAINS ONT-ILS REPONDU À CELA ?


Rencontrer l’autre, c’est aussi le rencontrer physiquement. J’ai choisi en partie les acteurs comme ça, en étant attiré par un geste, un corps, un regard, une qualité de peau, la douceur d’une voix, leur humanité. Je pensais beaucoup à ce que dit Levinas « le visage de mon prochain est une altérité qui ouvre l’au-delà ». On a cherché à rendre sensible ce qui était au coeur de la pièce, la quête désespérée du corps de l’autre, mort ou vivant, le besoin d’amour. En choisissant un acteur dont la peau est très noire et une actrice à la peau très blanche, je sais qu’il peut se passer visuellement quelque chose de fort s’ils se touchent, une sensation plus troublante que n’importe quel discours. Quand ils se prenaient dans les bras, le silence dans la salle était impressionnant. On ne sait plus si c’est la tendresse de cet instant ou le fait que deux peaux de couleurs différentes se rapprochent. Je n’ai jamais vu de couple mixte en cinq séjours à Atlanta. Oui, à ce moment-là on parlait vraiment d’amour, de réconciliation et du regard sur l’Autre. Les acteurs se racontent beaucoup à travers ce spectacle.


EN QUOI LE FAIT D’ÊTRE À ATLANTA A INFLUENCÉ VOTRE TRAVAIL ?


Pour moi, c’était très inspirant d’entendre Koltès en anglais, porté par ces acteurs. Le spectacle s’est donc nourri de ce déplacement, et d’images, de rencontres, d’impressions, d’états. Et puis je découvrais concrètement ce qu’avait été la ségrégation raciale, le communautarisme. C’était incroyable de créer ce texte dans cette ville que j’ai appris à aimer, et de réinterroger tous les jours l’histoire des Noirs en Amérique, en Afrique, en France.
D’observer comment fonctionne la mémoire, quels sont les rapports entre les communautés noires et blanches, de quoi est faite cette relation qui mêle oppression et culpabilité.
Lors d’une répétition publique, une spectatrice blanche a demandé à l’acteur noir, Ismail, ce que cela lui faisait de cracher sur une actrice, à la fin de la scène Alboury-Léone. Ismail était très ennuyé car il a vite compris que la question était en fait : « qu’est-ce que cela vous fait, à vous Noir, de cracher sur une Blanche ? » Il faut comprendre qu’au début des répétitions, Ismail jouait le monologue d’Alboury face public et le poing levé : le théâtre noir américain a formé ses acteurs dans une position de militantisme politique, qui est d’ailleurs une forme de survie pour eux.
J’ai compris que ce qui pouvait être politique chez Koltès, au-delà de son propos, ce n’était pas seulement d’écrire des rôles pour les Noirs, mais d’écrire un de ses monologues le plus difficile et le plus poétique, pour un acteur noir.
C’est-à-dire, donner à un acteur noir la possibilité d’exister en tant qu’artiste. C’est d’ailleurs ce que joue Ismail : l’émotion qu’il ressent est une émotion qui naît de la beauté de l’écriture autant que de son contenu. Il est alors plus qu’un acteur noir militant, il est un grand acteur. Être dans une ville où les questions noirs/blancs sont à ce point inscrites dans la conscience des spectateurs nous a permis de dépasser la dimension politique. Dans ce contexte, la pièce nous pousse à reconsidérer notre rapport à l’Autre en général, elle nous oblige à traquer le politiquement correct, voir au-delà des apparences et des images. Pour voir juste, il faudrait que nous puissions voir à travers « un voile d’innocence ». En abordant le texte uniquement du point de vue du colonialisme ou du racisme, on en limite considérablement le propos. L’art relève de l’intime, de l’existence, de l’invisible.


IL Y A UNE PRÉSENCE TRÈS FORTE DE LA NUIT AFRICAINE DANS LAQUELLE EST INSCRITE LA PIÈCE…


Oui et cela nous a en partie guidés pour penser l’espace, le son, les lumières. Quand Koltès était au Nigeria pour voir une amie qui venait de perdre un bébé, il avait été impressionné, sur le chantier qu’il visitait, par les sons et en particulier par les bruits que faisaient les gardes pour se tenir éveillés. Il parle « du territoire d’inquiétude et de solitude que ces cris délimitent ». C’est davantage une histoire de blancs perdus dans un monde qui leur est étranger, des hommes et une femme confrontés à leurs peurs : l’autre, la solitude, la nuit… Il y a une présence concrète des éléments dans ce texte, une atmosphère, le silence, la chaleur. J’avais, par ailleurs, la sensation profonde que la pièce est une succession de rêves : que nous passons du rêve d’Alboury à celui de Léone, de celui de Horn à celui de Cal. « Enfin je comprends Horn, ce vieux rêveur », dit Cal. Les personnages passent de l’illusion à la désillusion. Une fois que la tombe est remplie, qu’il y a un mort pour prendre cette place, le jour peut se lever et la vie recommencer. C’est un deuil, et un nouveau départ. Une danse de mort dans une Afrique rêvée, qui porte en elle cette mélancolie. J’aime travailler dans l’entre-deux : entre le réel et l’illusion, entre le monde des morts et celui des vivants. D’une certaine façon, on considérait Black Battles With Dogs comme une oraison funèbre.
Celle de Koltès, mort du sida à quarante ans. Comme me l’a écrit récemment Daniel (qui joue Cal) : « j’ai hâte de retrouver ces fantômes… »


N’EST-CE PAS UN THÈME RÉCURRENT DANS VOS TRAVAUX ?


C’est vrai, c’est présent dans tous mes spectacles. Que ce soit dans Le Malade imaginaire ou le Silence de Molière, Oh ! les beaux jours ou Place des héros. C’est toujours l’exil, le deuil. La douleur de l’arrachement. L’amour. Toute tentative de rencontre est de l’ordre de l’utopie car « l’autre » est toujours « l’autre ». Peut-être que la force du théâtre est d’arriver à créer la brève illusion d’une rencontre entre les hommes. Face à son envie d’aimer, l’être humain est désespérément seul et inconsolable. Le malheur de Cal, c’est que vivant, il n’existe pas puisqu’il n’existe pour personne. Être c’est aimer. J’essaie de tout mettre en oeuvre pour que chaque spectacle révèle des « choses » qui peuvent être tellement enfouies chez moi et aussi sûrement chez d’autres. Si on se laissait aller à ce que c’est, à ce qu’on pressent que c’est, les sanglots qu’on verserait seraient inouïs. Cette sensation ne peut se nommer mais fondamentalement c’est cette chose-là que reçoit le spectateur. Sans elle, il n’y a pas de théâtre : c’est tout ce qu’on recouvre, tout ce qu’on enfouit… Une douleur très archaïque, une blessure constitutive, commune, qui doit être liée à l’abandon, à la séparation, à la consolation. Et mettre en scène, c’est questionner cette blessure, tenter de la réparer, et la réactiver aussi. À chaque fois, je reviens à cette douleur originelle. Braque disait « L’art est une blessure qui devient lumière ».


Propos recueillis par Jean-François Perrier

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