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Berlin mon garçon

+ d'infos sur le texte de Marie NDiaye
mise en scène Stanislas Nordey

: Entretien avec Marie NDiaye

“Un cœur aussi haineux”

Vous êtes autrice associée au TNS et vous avez écrit la pièce Berlin mon garçon pour qu’elle soit créée par Stanislas Nordey. Pouvez-vous parler de ce qui vous a inspirée, au départ de l’écriture ?


Quand Stanislas m’a proposé de me passer commande d’un texte, je lui ai demandé si un sujet l’intéressait particulièrement. Il m’a donné comme point de départ le mot “terrorisme”. Il ne m’a pas parlé d’événement précis ni de lieu, ou de personnages. Il y avait juste ce mot. J’étais libre d’en faire ce que je souhaitais.
Il se trouve que j’ai toujours été fascinée par les disparitions volontaires, ces gens qui s’évanouissent de leur entourage. Chaque année, des personnes font ce choix de disparaître du jour au lendemain.
Je m’interroge sur la force qu’il faut pour tout quitter, ou l’inconscience, ou le narcissisme peut-être. Cela reste un mystère. Qu’elle soit positive ou négative, il faut une force hors du commun pour se défaire de tout ce qui a constitué un être : les lieux, les gens...
Dans Berlin mon garçon, il est question de la disparition d’un jeune homme. On ne sait pas ce qu’il fait, ce qu’il veut faire. L’idée de ce garçon, duquel il semblerait qu’on puisse s’attendre à des actions plutôt néfastes, m’est venue de ce mot prononcé par Stanislas.
Marina, la mère du garçon disparu, se rend à Berlin pour le chercher. Elle se trouve obligée de cohabiter avec son logeur : Rüdiger. C’est un personnage ambigu, un être qui semble mener une vie banale, un retraité, mais qui est aussi très énigmatique...


Comment l’avez-vous imaginé ?


Ce que j’avais en tête, c’était que le jeune homme était parti à l’étranger – Berlin est venu naturellement car j’y ai vécu dix ans. Le personnage de Rüdiger m’a vraiment été inspiré par le lieu où il habite, Corbusierhaus, qui est l’immeuble où j’ai moi-même vécu. C’est un endroit très original, une reproduction de La Cité radieuse à Marseille, en moins bien.
Corbusierhaus a été bâti en 1957, pas si longtemps après la guerre, quand il y avait un fort besoin de logements sociaux. Pendant plusieurs décennies, il a été habité par des familles modestes avec des enfants. Comme c’est un endroit plaisant, souvent les gens y sont restés et y ont vieilli. Jusqu’à il y a une quinzaine d’années, c’était un immeuble habité par de vieux couples, beaucoup de vieilles dames seules. Depuis, ça change, l’immeuble est très prisé. Il y a une population d’étrangers, français, scandinaves, britanniques, etc. – des gens qui ont un lien avec l’architecture, aiment Le Corbusier.
Rüdiger, qui a une soixantaine d’années, était dans mon imaginaire un des derniers habitants modestes de ce lieu, on peut imaginer qu’il y a grandi. Et c’est vrai que c’est un être très solitaire, secret.


En parallèle de ce qui se passe à Berlin, on découvre Lenny, le père du garçon, qui a choisi de rester à Chinon, où Marina et lui tiennent une librairie. Comment vous est venue l’idée de cette construction en alternance dans ces deux endroits ?


À l’opposé de Berlin, je voulais qu’il y ait une petite ville française, dans ce qu’elle peut avoir à la fois de tranquille et de “réduit”. J’ai choisi Chinon, où je ne suis jamais allée, par rapport au nom, sa sonorité, par rapport à la situation géographique, loin des côtes, loin des frontières, loin de Berlin. En écrivant le premier dialogue entre Marina et Rüdiger, je savais que je voulais faire intervenir le mari de Marina, Lenny. Et sa mère, Esther.
Lenny parle de la librairie comme d’un lieu de “pensée et d’émulation”, mais aussi de “pureté et d’intransigeance”, et même d’un “lieu saint”.


D’où vous est venue cette idée de sacré – non religieux – dans lequel aurait grandi le fils ?


En ce qui concerne la librairie, tout bêtement et concrètement, il se trouve qu’une ancienne libraire parisienne a tout quitté pour venir en ouvrir une dans la petite ville où j’habite, qui est plutôt “sinistrée”. Elle a voulu créer ce lieu qu’on pourrait qualifier d’intransigeant, justement. On n’y trouve que ce qu’elle estime être de la littérature, vendre n’est pas ce qui l’intéresse. Je pense que l’idée d’un milieu “intellectuellement pur” dans une ville de province m’est venue de là, avec ce que ça raconte des libraires : l’idée qu’ils vendront peu, voire très peu, mais des choses qui leur tiennent à cœur.
Et le revers de cela, c’est que ça parle aussi de l’élitisme.


Est-ce en ce sens qu’Esther dit que les livres sont responsables de la transformation du garçon ?


L’idée du “Livre” dont on parle toujours comme s’il fallait y mettre une majuscule, oui. L’idée que ça doit rester difficile, être le résultat d’un effort – et quelque chose de vertueux aussi. Et le fils sans doute n’était pas à l’aise avec ça. Peut- être qu’il ne se sentait pas à la hauteur d’une telle exigence ou qu’on le lui faisait sentir ? Je pense que c’est un sentiment terrible, d’être perçu comme un être “décevant”.
Il y a, dans la pièce, des références aux contes : “Pinocchio” avec l’âne,


“Les six frères cygnes” avec la chemise de fleurs. Est-ce un univers dont vous vous sentez proche ?


J’aime tant les contes, je les connais depuis si longtemps, ils font vraiment partie de mon mental, de ma réflexion et de mes inspirations. Suivant les personnages, suivant ce qui se passe, me viennent aussitôt à l’esprit toutes sortes de contes. J’en élimine parce que sinon, ce serait trop présent, mais ça m’est une manière naturelle de penser.
L’univers des contes est loin d’être enfantin. L’histoire de Pinocchio, par exemple, est d’une cruauté extrême. Le sort des enfants désobéissants qui se retrouvent transformés en ânes et qui deviennent des animaux esclaves, fouettés, maltraités de mille façons, c’est d’une incroyable dureté.


Les aspirations des personnages évoluent vers leur contraire. Marina est prête à tout pour retrouver son fils à Berlin puis semble stopper sa quête. Lenny, qui a choisi l’attente à Chinon et le silence, se rend finalement à Berlin, parle de “battue”, d’aller chercher le garçon dans toutes les rues. Comment s’est opérée cette transformation des personnages ?


Je ne l’avais pas prévue. L’évolution de Marina s’est construite avec la manière dont le personnage de Rüdiger s’est développé. Au départ, peut-être que dans mon esprit Rüdiger était quelqu’un de peu attirant, chez lequel il n’y avait aucune forme de séduction envisageable. Finalement, en le faisant se développer, il m’est apparu que Marina pourrait se sentir bien près d’un tel homme, démodé, ancien, peu sûr de lui. Je n’avais pas prévu de la faire rester à Berlin. Je la voyais au contraire se cramponner à cette recherche du fils, puisque c’était le but de son départ. Et finalement la mise en relation avec cet étrange Rüdiger a provoqué chez moi une autre façon de voir Marina. Au point qu’il m’a semblé impossible qu’elle poursuive sa quête à Munich ou qu’elle revienne à Chinon.
De même que l’idée du départ de Lenny m’est venue par rapport à la manière dont le personnage d’Esther s’est développé. Même quand il en est éloigné de 1500 km, elle reste présente. Il est mû par cette mère qui parle en lui, qui pense en lui.


La question de la responsabilité, jusqu’alors sous-jacente, jaillit dans les mots que Charlotte adresse à Marina par l’intermédiaire de Rüdiger : “demandez-lui ce qu’il a vécu d’effroyable à Chinon pour transporter jusqu’à Berlin un cœur aussi haineux”. En tant que parent, comment échapper à cette interrogation effroyable ?


Oui, c’est d’autant plus terrible que ça me semble être une question fausse, ou du moins trop simple. On pense que ce qu’on a vécu enfant ou adolescent détermine qui on devient, et c’est sans doute généralement vrai, mais pas forcément, pas seulement. On peut avoir été des parents corrects, au sens de suffisamment aimants, et ne pas du tout comprendre ce qui se passe. J’avais été frappée par l’histoire du garçon qui a assassiné avec un complice le père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray. Il a été élevé par des parents qui ont travaillé dur. Tous les enfants, sauf lui, sont qui médecin, qui enseignante... C’est une belle histoire d’immigration. Qu’est-ce qui fait que ce fils va se radicaliser et commettre un acte monstrueux ? On ne sait pas ce qui se passe dans la vie intime des familles, mais quand on regarde les choses de loin, on se dit qu’il n’aurait jamais dû se retrouver là.


Est-ce que ses parents, ses frères et sœurs, comprennent ce qui s’est passé ?


Je n’en sais rien, mais je peux imaginer que ce garçon reste un mystère, même pour ses proches. C’est pour cela que la question de Charlotte est trop banale, partant d’un lieu commun. La vie est souvent plus compliquée. Des choses dépendent évidemment de l’enfance, de l’amour que l’on a reçu... Mais être “bien éduqué” ne suffit pas. Il n’y a pas d’explication, de raison, à tout.


Il y a dans plusieurs de vos pièces ou romans l’idée d’un personnage à la fois central et qui disparaît ou a disparu – par exemple dans Hilda ou La Cheffe – et qui vit à travers la parole des autres...


C’est vrai, il y a des personnages qui s’évanouissent, ou qui s’estompent. Ils existent à travers les autres, ou plutôt à travers leurs interprétations – qui peuvent être contradictoires d’ailleurs, ou “arrangées”, ou de mauvaise foi –, ce travail de la mémoire, qui est aussi une forme d’écriture ou de réécriture et qui ne vaut comme vérité que pour celle ou celui qui livre une interprétation... Parce qu’il est sans doute illusoire de penser pouvoir cerner un être, même proche.


  • Extrait d’un entretien réalisé par Fanny Mentré, conseillère littéraire et artistique au Théâtre National de Strasbourg, le 27 février 2019 à Bordeaux
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