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BAÙBO - de l'art de n'être pas mort

Jeanne Candel ( Mise en scène ) , Pierre-Antoine Badaroux ( Direction musicale )


: Entretien avec Jeanne Candel

Propos recueillis par Bastien Gallet, décembre 2022

Baùbo parle de la Passion avec un grand P, celle du Christ, mais aussi des passions au sens que la philosophie a donné à ce mot, de la tristesse la plus profonde à la joie la plus frénétique. Comment avez-vous choisi d’aborder cette double question ?


– Ce spectacle est une rêverie autour de la Passion, aux deux sens du terme, majuscule et minuscule. C’est une manière pour moi de revenir sur l’inconscient mélangé, et parfois contradictoire, de notre héritage : chrétien et grec, juif et romain, européen et proche-oriental. C’est, toute proportion gardée, ce que nous mettons au travail dans Baùbo. Je viens de cette histoire, elle est dans mon corps, dans mon cerveau, dans ma manière d’être. Le spectacle part de là, avant de s’en éloigner puis d’y revenir autrement.


Nous commençons par une histoire et par un corps, celui d’une femme qui vient de vivre une grande passion amoureuse. Elle est en deuil. Elle est dans le charnier de son amour, entourée de ruines et de cendres. On plonge dans son intériorité brisée, éclatée. Elle n’est pas morte mais son amour est mort. Elle survit. Nous commençons par une tragédie. Elle a perdu ce qui était sa raison de vivre mais elle vit encore et nous observons cela, ce lamento sans fin, de l’intérieur, depuis sa subjectivité souffrante. Puis on change de monde. On quitte le récit. Une grande bascule s’opère. Si le spectacle était un tableau, dans la première partie, nous le regardons à distance et voyons ce qu’il représente, le tableau est ce qu’il montre, une image. Dans la seconde partie, nous entrons dans sa matière, toile et pigments. Les passions cèdent la place aux pulsions et le théâtre devient jubilation. Les corps se libèrent et agissent, ils créent et rient. Mais il ne s’agit en vérité que d’une autre perspective sur la même chose, une autre manière de mettre en scène la passion, non plus comme un récit mais comme le jeu pulsionnel que ce récit dissimulait.


C’est cet entre-deux qui m’intéresse, ce moment et cet espace qui s’ouvrent quand on passe d’un monde à l’autre, par exemple du polythéisme antique que la figure de Baùbo représente à ce monothéisme chrétien encore incertain de lui-même et de son Dieu. Un vide se fait qui mettra un certain temps à se remplir. Au cours de ce temps, beaucoup de choses peuvent arriver, le sacré vient se nicher dans des endroits imprévus voire interdits. Notre époque ressemble un peu à cela. Le sacré n’est plus tenu par une loi, une religion ou une Église. Il est désaffecté et disséminé. Il peut par exemple s’incarner dans une passion amoureuse assez forte pour unifier temporairement le monde autour d’elle. Soudain, tout fait sens. On est englouti et en même temps augmenté. Et quand ça prend fin, c’est le monde lui- même qui se défait. J’essaie d’observer ces phénomènes et de les mettre en scène, de les traduire au plateau.


Baùbo est une figure empruntée à la mythologie grecque et plus précisément à l’histoire de la déesse Déméter. Quel rôle joue-t-elle dans le spectacle ?


Baùbo c’est le geste créateur. Le mythe possède plusieurs versions. Dans l’une d’elles, Baùbo est la nourrice de Déméter, dans une autre, elle est une prêtresse d’Éleusis. Déméter pense avoir perdu sa fille pour toujours et dépérit. Sa passion est très humaine et très profonde. Baùbo est celle qui la réveille.
Elle soulève sa jupe et lui montre son sexe. Déméter éclate de rire. La pulsion vitale de Baùbo, pulsion archaïque d’une vie qui s’oppose à la mort, fait entrer l’air et la joie dans la gorge de la déesse. C’est l’articulation de ces deux moments que nous travaillons : la passion et le geste créateur, celui qui va chercher du côté des pulsions de vie. Il faut aller jusqu’au bout de la passion mais il faut aussi accomplir l’acte qui permet d’en sortir.
Le rire et la farce au milieu de la tragédie. Il y a plusieurs couleurs dans le spectacle, plusieurs émotions qui ensemble forment une étrange polyphonie, de la lamentation à la jubilation.


Ce qui m’intéresse dans la figure de Baùbo est moins l’obscénité de son geste, que nous nous contentons de suggérer, que ce qu’il fabrique. Baùbo met en mouvement ce qui est figé, elle est la syncope et la saillie. Je la prends comme un principe formel, un rythme. Elle est l’accident qui relance le mouvement, l’acte imprévu qui nous fait basculer d’une scène à une autre. Elle est au cœur du travail de composition que j’essaie de mettre en place dans ce spectacle.


Une partie importante de la musique du spectacle est celle du compositeur allemand Heinrich Schütz. Pourquoi ce choix et comment avez-vous travaillé sa musique ?


– Mon premier choix était Bach. C’est Pierre-Antoine Badaroux, le compositeur avec qui j’ai travaillé pour ce spectacle, qui m’a convaincue. Schütz est un compositeur singulier, entre les mondes. Il prolonge la polyphonie renaissante mais est influencé par le baroque, il est allemand mais apprend la musique à Venise auprès de compositeurs italiens, il est connu pour trois Passions écrites à la fin de sa vie mais il est aussi l’auteur du premier opéra allemand, malheureusement perdu.


Pour des raisons circonstancielles, le premier laboratoire de travail a été consacré à la musique. C’est donc par elle qu’on a commencé. Cela nous a permis de construire, à partir de l’œuvre de Schütz, essentiellement vocale, des outils musicaux : un son spécifique, qui est devenu celui du spectacle et un ensemble de fragments et de motifs qui a constitué notre matériau sonore. On travaille avec un ensemble instrumental singulier, très peu schützien – violon baroque, saxophone alto, guitare, batterie et contrebasse. Et la voix de Pauline Leroy, mezzo-soprano, très présente.
On a trouvé, en arrangeant la musique de Schütz qui oscille entre polyphonie renaissante et récitatif baroque, une texture que je trouve très intéressante, à la fois fine, tactile, proche de la peau et orchestrale, puissante, pleine de déflagrations. Le travail est double : on se réapproprie la langue de Schütz et on l’analyse, on la dissèque, on la fragmente. C’est un matériau et une matière qu’on manipule et qu’on transforme.


La musique n’accompagne pas, elle est un des éléments dont on dispose pour créer une situation, exprimer un sentiment ou faire avancer l’action, au même titre que la parole ou le mouvement. C’est pourquoi je ne sépare pas le musicien et l’acteur. Tous ceux qui entrent sur le plateau peuvent être l’un et l’autre.


Le sous-titre de Baùbo est « de l’art de n’être pas mort ». Cela peut désigner autant ceux qui ont évité la mort que ceux qui en sont revenus, les fantômes. Le mot vient de l’ancien grec fantasma qui, dans Le Sophiste de Platon, veut dire simulacre. Le fantasme est l’apparence pure, qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même. Baùbo est plein de ces fantômes-fantasmes mais on y traverse aussi les apparences.


– Dans le spectacle, on travaille l’entre-deux du miracle et du mirage. Sur scène, un miracle est toujours aussi un mirage, une apparence, une construction. L’ambivalence n’est jamais levée. Est-ce vrai ? Est-ce illusoire ? C’est au spectateur de décider. Je me suis inspirée de la figure des pleureuses, ces femmes qui pleurent pendant les cérémonies funéraires. C’est un rôle, elles jouent, mais elles font aussi pleurer les autres et l’émotion qu’elles communiquent est authentique.


Ce jeu avec le spectateur est un des fils de Baùbo. Il arrive par exemple que l’on change le pacte tacite qui construit son regard. De regardeur, il devient regardé, celui que l’on provoque, à qui l’on s’adresse, dont on attend une réponse. Cette inversion des regards est très importante. C’est une autre manière d’inclure le spectateur dans le spectacle, d’en faire un acteur de ce qu’il voit et ressent. Sans lui, sans son corps regardant-regardé, l’image scénique n’est pas complète.


Il y a peu de textes dans Baùbo. Quelle est sa place dans votre théâtre ?


– C’est un matériau parmi d’autres. Je m’en passe très bien. Dans Demi-Véronique par exemple, un spectacle autour de la Cinquième Symphonie de Mahler, les seuls mots prononcés le sont dans le prologue. Tout le reste est musique, corps, matières et mouvements.


Il y a du texte dans Baùbo, notamment dans le prologue et la première partie mais il y a un moment où il cesse d’être utile. Mon théâtre n’est pas un théâtre de texte mais d’images et de mouvements. Il s’agit de construire des images qui changent, se développent, se transforment, basculent. La mise en en scène est pour moi un travail de composition entre tous les éléments présents sur le plateau : corps, musique, décor, actions...
Il s’agit de tresser ensemble les dimensions de la scène : comment ça fait image, s’enchaîne, se monte, où mettre les silences, les suspensions, où accélérer et où ralentir. C’est quelque chose d’organique et de sensoriel qu’on construit au plateau avec les matières dont on dispose, nos idées et nos corps. Il y a une physicalité de la forme à laquelle je tiens beaucoup et qui suppose tout un artisanat.


Votre travail d’écriture se fait au plateau. Baùbo ne fait pas exception. Comment décririez-vous ce moment où le spectacle, progressivement, prend forme ?


– Le travail est collectif. Il passe par des laboratoires comme celui où l’on a construit nos outils musicaux. Puis il se poursuit au plateau avec les acteurs, les musiciens et des éléments de costume et de scénographie. C’est un temps qui est proche de celui du rêve. À la fois parce qu’on rêve ensemble de mondes, de mouvements et d’espaces mais aussi parce que notre manière de travailler ressemble beaucoup à ce que Freud appelle le travail du rêve. On fusionne, on déplace, on figure, on assemble, on crée des percées et des échos, etc. Le spectacle s’écrit ainsi, dans un va-et-vient entre l’abstrait et le concret. On est au plateau, au milieu des choses, des sons et des corps mais, en même temps, on est pris par des idées, des références, des associations de pensées, on laisse d’une certaine manière nos inconscients parler et agir. Tout ce qui passe entre dans le jeu est absorbé et transformé.


Comme pour Demi-Véronique, vous êtes sur scène. Qu’est-ce qui a motivé cette décision ?


– C’est un exercice difficile d’être en même temps dehors et dedans, de jouer et d’observer. Mais, pour ce spectacle, il fallait que je sois sur le plateau. Pour que le geste soit concret, il devait aussi venir de moi, de mon corps.


  • Propos recueillis par Bastien Gallet, décembre 2022
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