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Baptiste et Angèle

mise en scène Francine Wohnlich

: Entretien de Francine Wohnlich

réalisé par Anne-Sylvie Sprenger

Comment est né ce couple de personnages ?


Je souhaitais parler d'intimité. Si les blagues de cul sont fréquentes et les films porno devenus une banalité, on se garde bien de dire ce qu'on vit dans une rencontre sexuelle. On ose très peu dire de l'intime : non pas ce qu'on fait mais ce que ça nous fait. Et puis, je voulais aborder la durée dans un couple. La rencontre ou le triangle de tromperie, c'est ce que racontent la plupart des films ; or je voulais interroger la durée ; ce qui se passe quand, extérieurement, il ne se passe rien.


Pourquoi les avoir situés au Rwanda, après le génocide ?


Je voulais situer ce couple dans un après, et j'ai choisi l'après du génocide des Tutsis. En ce moment, «comment on fait, maintenant?» est une question nationale au Rwanda. Peut-on encore s'aimer ? Est-il encore possible de s'abandonner à quelqu'un ? Comment recoudre la confiance?
Ensuite, je craignais qu'en situant ce récit en Suisse, par exemple, les lecteurs puissent esquiver la difficulté de la rencontre ; qu'ils se demandent ce qui est arrivé à ces deux jeunes gens, comme si le fait de savoir solutionnerait le problème. Au Rwanda, nous savons très bien ce qui s'est passé ; et qu'est-ce que ça change de le savoir? La difficulté de l'après demeure intacte. D'ailleurs, Baptiste et Angèle n'ont pas un problème, ils ont survécu à un génocide. C'est bien autre chose. Ils ne cherchent pas à changer, ils cherchent à vivre tels qu'ils sont.
De plus, je pense que la question du génocide n'appartient ni au passé ni aux autres. Mise dans semblable situation, je cèderai à la peur et à la pression comme les autres. Ne faut-il pas profiter de la sécurité intellectuelle d'un temps de paix pour arpenter ces zones de terreur?


Au coeur de cette pièce, deux monstres : la peur et le désir. Quel lien faites-vous entre ces deux émotions ?


Être vivant, pour moi, c'est être aux prises avec l'un et l'autre. Mais vous, vous parlez de monstres ; et ainsi, vous désignez la limite entre l'humain et l'inhumain. On le sait, il existe des idées très promptes que l'on brandit sitôt que la question du génocide est abordée. La plus fréquente consiste à en faire un moment d'exceptionnalité, au sens d'un événement inhumain. Or il me semble que cette pensée est dangereuse ; que c'est être très humain que d'être emporté dans un mouvement génocidaire et d'y participer activement. En revanche, ce mot de monstrueux définit effectivement une frange de l'homme, là où il bascule. Ce qu'on désigne maladroitement avec des expressions floues comme «l'horreur», ce sont des actes que l'on ne peut commettre que dans une forme d'absence à soi.
Mon désir d'écriture s'est niché là, dans la béance entre ce que nous sommes capables de faire, mais non d'imaginer. J'ai souhaité interroger l'espace du dedans. S'il disparaît pendant des expériences extrêmes, est-il possible qu'il réapparaisse ? Est-il possible de remettre de l'humanité là où il y a eu béance?


Face à la difficulté de vivre, et le monde autour, et le monde au-dedans, Baptiste et Angèle s’accrochent à un besoin inflexible de définir les choses, de trouver les mots pour dire… Pourquoi ce besoin de parole se fait-il aussi fort ?


Parce qu'il est aussi fort que leur désir de vivre ! Comment se sentir proche de quelqu'un autrement que par le dialogue ? On peut se sentir proche physiquement, dans le silence ; mais ça ne tient qu'aussi longtemps qu'on laisse planer le flou.
J'ai parlé plus haut du génocide comme d'une absence à soi ; ce texte est le projet de donner vie à l'espace intérieur ; de faire naître de la présence dans la béance. Concrètement, Baptiste et Angèle ne renoncent pas ; là où ils sont empêchés, ils s'arment de courage et d'humanité ; ils tentent de remettre du mouvement là où ils sont à l'arrêt. Baptiste et Angèle sont sur un fil, et le savent ; ça leur donne des forces. Car s'ils se parlent, ils ne sont pas bavards ; ils ne se fuient pas dans la parole, ils cherchent à s'y rencontrer.
Enfin, s'ils prennent le risque de partager des états d'une telle vulnérabilité, c'est qu'ils vivent une relation respectueuse et sécurisée. C'est parce qu'ils s'aiment qu'ils se dévoilent. C'est en ce sens que, pour moi, ce couple est un chant d'amour et de générosité.


Dans votre pièce, vous travaillez énormément la langue, jouant sur toutes sortes de néologismes. Une manière de mettre à jour l’indéfinissable de certaines choses?


Non. Je tords la langue par pudeur et audace. Parler par image peut donner le sentiment de se protéger de la brutalité d'un propos ; ça permet de parler d'un peu plus loin. Je crois que cette langue tient beaucoup à la prudence ; Baptiste et Angèle abordent des sujets qui sont dangereux pour l'un et l'autre. Qui blessent et font violence. Alors ils avancent délicatement – et surtout, ils visent à être précis. Ce sont les généralités qui offensent, ou les approximations ; ils cherchent à dire ce qu'ils ont en tête sans déborder sur les à-côtés. C'est un souci de l'autre.


Angèle et Baptiste s’aiment, il n’y a pas de doute. Pourtant, une menace ne cesse de rôder au sein de ce couple. Quelle est-elle ?


La menace ne s'est pas arrêtée après les cent jours du génocide. Non seulement le pays demeure dans un équilibre politique extrêmement précaire, mais l'atteinte perdure au dedans. La pire menace vient toujours de derrière soi ; les menaces qui sont au-devant de nous, généralement, nous ne les soupçonnons même pas.


Angèle et Baptiste finalement n’aspirent qu’à une seule chose : le repos. Mais un repos qui ne serait pas pour autant synonyme de solitude. Une chose qui a l’air bien difficile…


À vrai dire, mieux vaut se contenter de rêver de repos ; en réalité, le repos c'est la fin du désir, c'est une mort intime. Mais il y a un écart entre ce que disent les personnages et comment ils se comportent. À la lecture, on constate qu'ils ne renoncent jamais, même s'ils disent aspirer au repos. Ce qu'ils inventent, en revanche, c'est une écoute qui accueille ; ça n'est pas du repos qui soulage de soi, mais qui permet d'être soi.


À travers cette pièce, c’est toute une réflexion sur le couple qui se joue. Qu’aviez-vous envie de dire sur ce sujet ?


Que c'est beau et précieux, la durée. Baptiste et Angèle ne sont pas dans un rapport de séduction, ni de pouvoir ; ils cherchent la rencontre. Ils privilégient l'authenticité à la joliesse. Ils ont établi un rapport de confiance et d'acceptation qui me semble bien rare ; et enviable. Ce dialogue propose une vision de l'amour qui repose sur le partage de soi et non sur l'irrésistible mouvement de se fondre à l'autre.


À la fin de la pièce, le lecteur est envahi par un sentiment diffus. Un trouble, un vertige. Votre mise en scène affirmera-t-elle aussi que l'intériorité ne se laisse pas dire ?


J'ai envie de renverser le vertige ; et si la difficulté majeure n'était pas de se dire, mais de s'entendre ? Baptiste et Angèle reviennent sans relâche là où leur vie leur échappe ; et si c'était pour trouver à s'y entendre ? J'ai dit plus haut que l'enjeu de cette écriture est la présence à soi – c'est ça. Parallèlement, ma mise en scène se concentrera sur l'écoute. Nous allons chercher la résonance intime au texte, non sa mise en image. C'est la raison pour laquelle j'ai invité le compositeur John Menoud à écrire une partition musicale pour violon et percussions. La musique contemporaine n'illustre rien, n'explique pas ; elle invite à une écoute délicieusement, ou vertigineusement, inhabituelle.


Cahiers du Poche n° 9

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