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Bajazet - En considérant « Le Théâtre et la Peste »

Frank Castorf ( Mise en scène ) , Jean Racine ( Texte ) , Antonin Artaud ( Texte )


: Visions, prophétis et proférations :

La parole chez Racine et Artaud

par Eric Vautrin, dramatuge du Théâtre Vidy-Mausanne

  • Et ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont ces possibilités d’expansion hors des mots, de développement dans l’espace, d’action dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité.
  • Antonin Artaud, Le Théâtre et son double

LA PAROLE QUI DÉFIE LA CONTINGENCE


La parole des personnages des tragédies de Racine ou d’Artaud le poète est faite de visions, d’oracles et d’incantations. C’est par un verbe visionnaire, imagé et projeté dans l’avenir, qu’Artaud et les personnages raciniens libèrent leur puissance tragique : leurs paroles les rapprochent d’une conscience nouvelle et aiguë de l’existence et font émerger la possibilité d’une liberté, même si elle a pour prix la mort chez Racine et la renaissance chez Artaud. Paroles intransigeantes et nécessaires, ancrées dans la nuit incandescente du corps, elles défient la contingence et le compromis. Elles sont l’occasion d’une révélation de l’être à lui-même et aux autres. Ces incantations deviennent des actes plus puissants que toute action car elles convoquent les puissances souterraines de l’être et exigent la liberté pure et absolue.


RACINE ET LA PAROLE MEURTRIÈRE


Une des plus singulières inventions de Racine tient dans le fait de transformer la parole tragique, qui exprime traditionnellement la voix divine et surnaturelle défaisant l’ordre humain, en une puissance propre au personnage qui se révèle dans ses mots et qui agit à travers eux : dans Bajazet, les trois morts sont provoquées par des paroles qui laissent s’exprimer leurs désirs profonds et simultanément provoquent la mort.


ARTAUD ET LA NAISSANCE À SOI-MÊME


Ainsi Bajazet, Roxane et Atalide naissent à eux-mêmes par la parole comme Artaud le Momo par ses proférations. La poésie incantatoire d’Artaud est l’expression d’une part d’une tentative de désenvoûtement des rites, codes et grammaires qui encadrent, instrumentalisent et contraignent la puissance de vie, et d’autre part d’une volonté de confondre le geste artistique avec la vie pleinement vécue – ce qui passe chez Artaud par une réinvention du réel par le poète et donc par la langue, comme pour les personnages raciniens. Ainsi dégagée de toute règle et de toute volonté de maîtrise, la parole proférée devient ce par quoi l’être se défait de  « père et mère  », faisant « voler en éclat le corps actuel » pour libérer « un corps neuf ».


RÉINVENTER LE RÉEL PAR LA PAROLE


Plus que des dramaturges filant des thématiques à illustrer, Castorf trouve ainsi avec Racine et Artaud, comme précédemment avec Goethe ou Dostoïevski, des alliés et des frères solidaires, avec qui il partage la recherche d’un art vivant, puissant et déterminé, désapprenant les « bonnes manières » artistiques et les fictions lisses pour retrouver le réel à travers l’art. Comme lui, Racine et Artaud ont opposé les évidences convenues et les rites mondains aux puissances souterraines de l’être, occasionnant de profonds renouvellements esthétiques. Contester les contingences et les compromis et faire de l’art le lieu d’une réinvention du réel par l’artiste, dans l’instant de sa création, plutôt qu’une projection de fantasmes ou de discours : avec les textes de deux des plus importants poètes français, Castorf explore un nouveau répertoire tout en poursuivant son œuvre de déconstruction jouissive débutée il y a plus de 40 ans.

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