theatre-contemporain.net artcena.fr

Accueil de « Autoportrait et Suicide »

Autoportrait et Suicide

mise en scène Guillaume Béguin
Création à partir des textes Autoportrait de Edouard Levé, Suicide de Edouard Levé,

: Rencontre avec Guillaume Béguin

Déxembre 2009

Autoportrait et Suicide est votre quatrième mise en scène. Pouvez-vous nous resituer la place de ce travail dans votre parcours  ?


En tant qu’individu, j’ai la sensation d’avoir une certaine unité et une certaine cohérence. Si je devais écrire mon autoportrait, il me semble que je devrais parvenir à restituer en deux pages cette unité. Cependant, dès que je commence à le faire, je me rends compte de l’impossibilité de l’entreprise  : n’en sort qu’un portrait partiel de moi-même, qui ne dit presque rien de qui je suis réellement. Une liste de fragments comme le fait Edouard Levé.


Il y a un véritable écart entre la perception que j’ai de moi et l’impression qui en ressort quand je tente de communiquer qui je suis. Cette réflexion, sur l’identité et son expression, qui est au coeur des deux textes Autoportrait et Suicide, m’intéresse tout particulièrement. Ma première mise en scène, Matin et soir de Jon Fosse, portait déjà une interrogation sur le langage et sur la façon dont on se survit à soi-même à travers la parole. Comment les mots, qui passent d’un corps à l’autre, d’une génération à l’autre, peuvent-ils nous définir  ?


Matin et soir conte l’histoire d’un vieux pêcheur qui vient juste de mourir. Il vit encore une dernière journée, pour se «   désaccoutumer de la vie  », en compagnie d’un ami déjà décédé qui vient l’emmener de l’autre côté. Peu à peu, son identité se dilue dans l’univers, dans le paysage, dans le corps et dans la parole de sa fille. J’avais distribué le texte en trois partitions, pour deux acteurs et une actrice. Chacun d’eux jouait chaque rôle, à différents moments du spectacle, afin de brouiller les pistes. Les personnages n’étaient pas rattachés à un acteur précis  : ce que l’on croit attribuer à un corps concerne en réalité un autre corps, ce qui est dit par un personnage est en réalité dit par un autre, ou en tout cas pourrait l’être  : le langage ne parvient pas à nous définir, la parole se dilue.


Dans le travail d’Edouard Levé, l’homme et l’oeuvre sont intrinsèquement liés. Sur quoi porte votre intérêt  ? Que cherchez- vous à travers ce texte  ?


J’ai découvert l’homme à travers la nécrologie publiée dans Les Inrockuptibles à la suite de son suicide, en octobre 2007. J’ai tout de suite lu ses livres, et mon premier réflexe a été de chercher les signes avant-coureurs de Suicide dans Autoportrait. Donc de lier l’homme et son acte à l’oeuvre. Aujourd’hui, il en va autrement. Ce qui m’intéresse, c’est avant tout l’objet littéraire, l’oeuvre qui n’a pas besoin de l’aspect autobiographique pour prendre de la valeur. Suicide vient d’ailleurs de ressortir en poche, et deux ans après sa mort, je crois vraiment que l’on peut dire que Levé a réussi un grand livre sur ce thème, une réflexion très singulière, et qui fait corps avec une forme inédite.


En ce qui concerne mon intérêt de metteur en scène pour ce texte, il est lié à ce que j’ai dit précédemment au sujet de la sensation qu’on a d’être un tout, et de la tentative insatisfaisante de rendre compte de ce fait par le langage. À ce titre, Autoportrait est à la fois un échec monumental  et une réussite exemplaire. Un échec, parce qu’en disant « je préfère regarder sur ma gauche  » et puis en enchaînant avec 1600 nouveaux aphorismes tout aussi dérisoires, Levé ne parvient pas à rendre compte d’une identité. D’un autre côté, le livre réussit son pari dans le sens de la « mise à plat  » qu’il opère par la juxtaposition des phrases. Tout a la même valeur, comme dans une liste  : il n’y a pas d’ordre ni de hiérarchie  : « J’ai les pieds plats  » peut succéder à « La fille que j’aimais le plus m’a quitté  ». C’est dans ces chocs de sens que réside la véritable violence de ce texte, et c’est également dans le choix des associations (telle énonciation à la suite de telle autre) qu’il parvient finalement à dresser son autoportrait. Une autre personne ne ferait pas fait les mêmes associations.


Enfin, ce texte est surtout un dialogue avec soi-même. Entre soi et les fragments d’Edouard Levé. Ce qui m’intéresse, c’est de renvoyer le spectateur à lui-même, à la définition de sa propre identité. Chacun peut se reconnaître en Edouard Levé. Au moins 80% des phrases d’Autoportrait peuvent se rapporter à chacun d’entre nous, en acte ou au moins en pensée. C’est un véritable vertige de constater que la majeure partie de ce qui définit l’autre peut aussi servir à me définir.


Les deux textes, Autoportrait et Suicide, ne sont ni romans, ni essais, ni poésie, ni récit. Ce sont des phrases, juxtaposées, sans logique, que l’on pourrait plutôt qualifier d’inventaire. Comment met-on en scène un inventaire  ? Comment crée-t-on une tension dramatique lorsque tout ce qui est écrit a la même valeur ?


Dans un premier temps, j’essaie de faire une véritable mise à plat. Au théâtre, le premier réflexe est de créer une progression, une évolution, un rythme avec un point de départ et un point d’arrivée. J’essaie quant à moi de me libérer de tout ça. Je voudrais annihiler ce rythme, tant au niveau de la scénographie que des lumières. Un peu comme dans les rêves. Est-ce que, dans les rêves, la narration est classique  ? L’évolution dramatique suit-elle une courbe hyperbolique  ? Non. Pourtant, comme le dit Edouard Levé, les rêves sont les premières oeuvres d’art que nous voyons au cours de notre vie. Dans les rêves, le temps et l’espace sont abolis.


J’essaie non pas de créer une histoire dans un temps défini, mais de créer à chaque seconde un choc entre plusieurs éléments  : action, lumière, corps… Ces associations se découvrent en répétitions, presque par hasard. Je tente de construire la structure du spectacle afin qu’elle soit en mesure de produire un maximum d’accidents, entre les comédiens,les spectateurs, les mots, les lumières, les éléments scénographiques. Ces sont ces accidents, ces éléments sans rapports qui s’associent tout à coup et qui, je l’espère, vont produire du sens.


Un mot sur les comédiens  ?


J’ai divisé le texte en cinq partitions  destinées à trois comédiennes et deux comédiens. J’ai choisi cinq personnalités typées et contrastées, tant au niveau physique que vocal. Cinq pôles qui créent un mélange explosif. Édouard Levé a écrit Autoportrait d’une seule traite, par association d’idées. Le rythme du texte provient de celui de la pensée, laquelle se révèle au final assez organisée même si sa logique n’est pas immédiatement lisible. La répartition des voix a suivi naturellement ce schéma, l’aléatoire complet ne fonctionnant pas. Là encore, je tente de créer des accidents: l’accident Véronique Alain avec le texte Edouard Levé, l’accident Joël Maillard avec les costumes de Karine Vintache, etc. Rien ne doit être apparemment cohérent, rien ne doit sembler logique a priori, cependant il faut faire des choix judicieux pour que les accidents soient intéressants et non pas purement anecdotiques. Paradoxalement, rien n’est laissé au hasard dans mes choix de metteur en scène, même si au final tout semblera peut-être joyeusement chaotique. Mais c’est un chaos qui aura pris beaucoup de temps à mûrir.


Costumes et scénographie  ?


En avril dernier, je me suis imposé d’écrire chaque jour une nouvelle description du spectacle. Je devais, sur une page A4 au maximum, décrire précisément le spectacle tel que je le ferais si l’on devait commencer à répéter le lendemain. Au final, j’ai écrit une vingtaine de textes. Certains se ressemblent, d’autres non. Une sorte de collection à la manière d’Edouard Levé… Ces écrits ont servi de première base au travail de la costumière et de la scénographe.


L’idée de choc, d’identité fluctuante va se retrouver dans les costumes. Les spectateurs verront quelqu’un pendant une seconde qui se transformera en une autre personne à la seconde d’après. Ça me plaît beaucoup d’égarer le spectateur en jouant entre personnalité forte et identité floue. Et puis il s’agit de rendre la dimension ludique et humoristique présente chez Levé.


Pour la scénographie, l’espace de la Black Box sera recouvert de deux cents chaises identiques. Gradin et scène seront donc mélangés, tout se déroulera sur et entre ces deux cents chaises. Encore une collection  ! Il s’agit de chaises industrielles, en plastique, qui mettront les acteurs à égalité avec le public (qui dès lors apparaîtra lui aussi comme une sorte de collection).


Vous travaillez non pas sur un texte mais deux. Comment cela se passe-t-il concrètement  ? S’agit-il d’un double travail pour une seule création  ?   Ou de deux mises en scène distinctes  ?


Ce sont deux mises en scène distinctes. J’essaye de construire Suicide et Autoportrait pour qu’ils s’opposent, et se suffisent à eux-mêmes. On pourra voir l’un et/ou l’autre. Peut-être que Suicide ne sera qu’une esquisse. L’acte est tellement fort en soi que je ne peux que rester humble devant lui. Suicide nous renvoie à nos propres pulsions autodestructrices, à nos propres deuils. Ce qui implique de travailler avec retrait et pudeur. Il s’agit aussi d’affirmer quelque chose au niveau de la relation. Dans Autoportrait, les autres ne sont bons qu’à être classés ou comptés. Au contraire, Suicide apparaît clairement comme un message à ceux qui restent, à ceux qui ne suicideront pas. Pour la première fois chez Levé, il y a une adresse, directe, forte, à un autre. Pour l’acteur, ça implique une prise de parole complètement différente. Autoportrait et Suicide sont deux compositions différentes. C’est un investissement différent pour toute l’équipe, qui met autre chose en jeu.


L’art veut la mort du réel disait Heiner Müller. Edouard Levé a poussé sa démarche jusqu’au suicide. S’agit-il d’un acte purement esthétique où le sacrifice de l’homme glorifie l’art  ? Qu’en pensez-vous  ?


Personnellement je ne pense pas que l’art prenne de la valeur avec la mort de l’homme. Au niveau des médias ou du marketing, peut-être. Pour moi, Suicide aurait la même valeur si Edouard Levé ne s’était pas supprimé. Il disait qu’un suicide inverse une biographie  : la vie du suicidé est souvent reconsidérée en fonction de cet acte final. Peut-être est-ce une erreur. La vie d’Edouard Levé n’était pas, dès le début, dirigée vers le suicide. C’est arrivé, à un moment.


Parler du suicide m’intéresse. Que se passe-t-il lorsqu’on se confronte au vide, à la sensation de disparaître  ? Le suicide est une issue possible, mais ce n’est qu’UNE possibilité de réponse. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on ne joue pas Suicide tous les soirs. Certains soirs, on laisse le public seul après Autoportrait.

imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.