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Au Bord

+ d'infos sur le texte de Claudine Galea
mise en scène Stanislas Nordey

: Entretien avec Claudine Galea

Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice artistique et littéraire au TNS

Vous avez écrit Au bord en 2005. Le point de départ, c’est la photo parue dans le Washington Post en mai 2004. Pouvez-vous en parler ?


J’ai vu cette photo dans Le Monde. Ça m’a arrêtée tout de suite. J’ai réalisé, après coup, que j’avais vécu une chose similaire en 1997, avec la photo surnommée « La Madone de Bentalha » et j’avais écrit un texte non publié qui s’appelle Marathon. Mais je n’y avais pas du tout pensé en découvrant la photo d’Abou Ghraib.
Ce qui m’a arrêtée, c’était cette femme tenant en laisse un homme, cette soldate américaine tenant en laisse un prisonnier arabe. On a alors découvert tout ce qui se passait à Abou Ghraib et énormément de photos ont circulé, des images de torture, d’empilements de corps, des scènes atroces où l’humain est vraiment nié, réduit à un tas de merde. Mais c’est cette photo particulière qui m’a scotchée et que j’ai scotchée sur mon mur et que j’ai emportée partout avec moi pendant plus d’un an où je vivais entre Paris et le sud de la France, jusqu’à ce que je trouve comment écrire à partir de là.


Vous en parlez dans le texte : la version finale est la quarantième, commencée après quinze mois d’échecs successifs. Qu’est-ce qui changeait cette fois-ci par rapport aux précédentes ?


J’accumulais des débuts : je commençais et à chaque fois, ça s’arrêtait net. Je ne pouvais pas aller plus loin. Pourtant, cette photo m’a comme intimé l’ordre d’écrire. Je ne pouvais pas ne pas écrire parce que ça provoquait en moi un tel vertige – ou plutôt une telle mise en cause de l’être humain, un tel mépris. La femme en moi a réagi parce que c’était une femme qui se comportait ainsi, ce qu’on n’a pas l’habitude de voir. Je ne dis pas que ça n’existe pas, mais cette photo a permis de le rendre visible.
La femme que j’étais a réagi à ce côté monstrueux, qu’on continue à peu montrer. J’étais immédiatement en même temps aux deux bouts de la laisse : bourreau et victime. Bourreau n’ayant d’ailleurs pas de féminin : femme bourreau ?
Ça s’est débloqué lorsque j’ai lu En laisse de Dominique Fourcade, à l’été 2005 [Éditions P.O.L]. Cette lecture a été le déclencheur final. Ça faisait plus d’un an que je me heurtais au mur de cette photo. Je m’y cognais, sans arriver à trouver un passage.


Il y a, dans Au bord, trois lignes ayant différentes temporalités : la photo d’Abou Ghraib qui semble être le déclencheur, la relation amoureuse qui vient de s’achever et le rapport à la mère dès l’enfance – qui viennent former un tout. Est-ce la mise en place de cette dramaturgie qui a libéré l’écriture ?


Oui, tout est arrivé en même temps, je pense que ça avait fini par se tisser à l’intérieur de moi. Ou plutôt, j’avais fini par pouvoir laisser sortir ce qui avait créé ce bouleversement à la fois intime et public.
L’année qui a précédé, j’avais beaucoup lu Hannah Arendt. J’étais en miettes, détruite par une histoire d’amour qui m’avait anéantie, par une femme qui m’avait poussée au bord de la mort. Quand j’ai commencé à pouvoir remettre en place de la pensée, réarticuler ce qui était désarticulé, j’ai choisi de lire Hannah Arendt pour comprendre ce qu’est le mal. J’ai toujours fonctionné comme ça : essayer de détricoter les nœuds, passer par la compréhension profonde de ce qui nous défait, nous démolit, nous empêche.
[...]
On ne peut pas écrire sans désir. Il y avait le désir de traverser ce mur, le désir pour la première fois dans mon travail de relier l’intime et le public – ce qu’on pourrait appeler un geste politique –, le désir de l’écriture évidemment – le désir provoqué par la lecture d’un écrivain qu’on aime.
Ce sont des choses que je peux dire maintenant, que je n’ai jamais pu dire avant. Aujourd’hui, je vois la fabrication de la chose, alors qu’à l’époque, j’étais encore dans le corps de la chose. Même si sans le corps de la chose – qui était aussi mon corps –, je n’aurais pas pu écrire, je n’aurais pas pu parler du dedans.
Rétrospectivement, je pense qu’on ne peut pas parler de cette image sans y risquer quelque chose de soi. Parce que sinon, on est au-dessus, – or, on ne peut pas, à mon sens, écrire en surplomb. Ma chance – si je puis dire! – était d’être dans une forme de dévastation et d’essai de reconstruction: je pouvais ressentir la violence de l’humiliation dans cette image et commençais à retrouver la capacité de penser à partir des questions qu’elle soulevait.
[...]
J’ai commencé à écrire à partir de la photographie, je voulais, comme je le dis dans le texte, « parler de la vérité des images ». Mais, très vite, ont émergé toutes sortes d’analogies et de liens souterrains. Peut-être que ce qui a percuté est le titre de Fourcade : En laisse.
Les premiers mots, « Je suis cette laisse », sont venus. Cela m’a immédiatement renvoyée à des choses inscrites dans mon corps et mon inconscient : ma mère m’avait tenue en laisse. Je m’étais aussi sentie tenue en laisse par cette femme qui, d’une certaine manière, m’avait attrapée et emprisonnée. Ce qui s’est vécu avec elle a fait ressurgir le rapport à la mère.
Très vite, j’ai été aux deux bouts de la laisse, je me suis située en tant que bourreau et en tant que victime. À partir du moment où je me suis emparée de la laisse – de la torture, de la femme bourreau, de la prison, de l’innommable, de l’humiliation –, de toutes ces questions qui étaient inscrites dans mon inconscient et dans mon corps, un tissage a commencé à se faire, très dense, très serré. Et c’est l’écriture qui décidait de tout.
[...]


Vous parlez de vous placer aux deux bouts de la laisse. Dans ce que vous dites, c’est évident en ce qui concerne la place de victime, mais comment vous voyez-vous à celle du bourreau ?


Je vivais de nouveau une histoire où je me retrouvais comme victime, place que j’avais, au fond, connue dans l’enfance. Mais quand on écrit, on est des deux côtés. On est obligé d’envisager les deux, sinon, on est dans une écriture de la victimisation, chose que je déteste. En tant qu’écrivaine qui m’attaque à un tel sujet, je suis forcément mon propre bourreau.
Aujourd’hui, c’est compliqué d’en parler, avec la mise en lumière de la violence des hommes infligée aux femmes, c’est totalement à contre-courant de s’attaquer à la violence des femmes. Je pense aux femmes battues, aux agressions sexuelles des femmes par les hommes, alors il faut être claire : ça ne veut évidemment pas dire que la victime est son bourreau ni que la femme cherche son bourreau pour être une victime. Je parle là du champ de l’écriture. Et je ne mets pas en scène d’homme dans Au bord. À chaque bout de la laisse, c’est une femme.
La photographie a créé un rejet très fort, je pense qu’on ne voulait pas voir la part noire qui est en nous. La photo mettait d’emblée en scène une situation sexuelle et transgressive. Beaucoup de gens ne veulent pas reconnaître leur côté voyeuriste, le fait qu’on a en même temps une attraction et une répulsion face à cette photo. Pour ma part, j’ai tout de suite accepté ce double mouvement. Le geste d’écriture permet ça : ne pas nier l’attraction et simplement valoriser la répulsion. C’est d’ailleurs ça, la fascination : un mélange d’attraction et de captation – on est prisonnier et attiré. Pour traiter les deux à la fois, il n’y a pas d’autre moyen que se mettre des deux côtés de la laisse.


Dans le texte du départ, il y a des passages à la ligne, puis celui-ci se densifie sur la page. À partir de la date du 21 août 2005, celle de votre lecture de Dominique Fourcade, mais aussi l’anniversaire de la mort de votre mère, survenue dix-huit ans auparavant, il n’y a plus de passages à la ligne, plus de paragraphes ni de signes de ponctuation, la parole ponctuée de « je pense » se transforme en un flot continu. Comment êtes-vous parvenue à cette forme ?


Je ne suis pas certaine que tout se soit écrit dans l’ordre du texte final. Je crois me souvenir qu’à un moment, les « je pense » sont arrivés, je me suis interrompue pour les écrire jusqu’au bout et j’ai repris ce qui est devenu la première partie... Je me suis laissée entraîner par le flux, tout en cherchant comment respirer – même si ça peut sembler paradoxal puisque la forme fait bloc. Il fallait pouvoir respirer, « penser » justement, en contrepoint avec le fait que j’étais en train de me coltiner le mur de l’innommable et de l’impensable – or, je pense que tout peut être nommé, tout doit être pensé. C’est ce qu’a réaffirmé en moi la lecture d’Arendt, ce que j’avais ressenti très profondément en lisant Robert Antelme dans L’Espèce humaine : c’est la seule réaction possible face au « je ne veux pas que tu sois » des SS.
Ensuite, il y a eu tout le travail de l’écriture, ce que j’appelle « le travail du poème ». C’est ce que font les poètes et que je pratique souvent sur des textes comme Au bord, qui sont à la frontière du poème et du théâtre – ce qui pourrait être une définition de la nouvelle littérature pour la scène – : le travail de la rythmique, de la rupture, du passage ou non à la ligne, de la ponctuation non-syntaxique. Il fallait que ce texte soit intensément structuré pour tenir debout, parce que j’ai bien conscience que c’est un texte « limite ». C’est d’ailleurs pour cela que je l’aime toujours : il est à la fois extrêmement structuré et éminemment discutable.
Il n’y a pas de sujet sans forme. Pour traiter un tel sujet, il fallait la trouver. Cela m’a pris quinze mois et ensuite, j’ai écrit le texte en à peine un mois. Sans elle, tout s’effondrait par rapport à l’énormité de la photographie, ce qu’elle racontait, ce qu’elle provoquait en moi et en chacun de nous probablement.


La façon dont vous l’abordez est tellement frontale, inattendue, « offerte », en quelque sorte ; on a l’impression que les choses remontent presque de façon inconsciente mais aussi, et c’est surprenant, que c’est l’inconscient qui finit par faire structure.


Je crois que parler de cette image sans partir de la blessure initiale aurait été irrecevable. Il fallait une grande faiblesse et une grande blessure pour pouvoir m’emparer de cette photographie. C’est en quoi les «je pense» ne sont pas des assertions, mais plutôt des questions. Leur accumulation ne crée pas de l’affirmation mais du doute. J’étais encore dans un tremblement intérieur et une fragilité extrême quand j’ai écrit. En repensant à plusieurs textes, je me rends compte que c’est au fond dans la fragilité que j’écris le mieux. Sinon, ça aurait été du surplomb, du jugement et d’une prétention incroyable ! Là, je n’étais pas dans la prétention, j’étais dans la blessure.


C’est la première fois que vous alliez aussi loin dans « l’intime ». Que s’est-il passé quand tu as eu fini d’écrire ? Quel devenir envisagez-vous pour ce texte ?


[...]
Je n’ai pas voulu qu’il soit publié tout de suite. Mon éditrice de théâtre, Sabine Chevallier [Espaces 34], qui avait assisté à la lecture à Montévidéo, voulait l’éditer, mais j’ai refusé. À cette époque, on était encore dans les procès d’Abou Ghraib. Je souhaitais que l’actualité médiatique retombe et voulais voir si l’écriture résistait au passage du temps. Je pense aussi que j’étais trop fragile. J’ai attendu cinq ans avant d’accepter la publication. Au fur et à mesure que je le lisais en public, je m’en suis détachée, ça devenait vraiment un objet de lecture. Et lors des rencontres qui suivaient, des gens se sentaient terrorisés par le texte, d’autres étaient bouleversés, le recevaient comme un cadeau. Chaque fois, ça donnait lieu à des réactions extrêmes, formidables.
C’est là qu’a commencé une prise de conscience essentielle. Qu’est-ce que c’est un texte pour la scène ? Pour que l’onde de choc soit réelle, le texte a besoin d’être confronté à un public.
Stanislas [Nordey] est le premier à qui je l’ai envoyé, avant même sa publication [le texte a été publié en 2010, éditions Espaces 34]. À l’occasion d’une carte blanche à Théâtre Ouvert, il m’a invitée à le lire [en novembre 2011]. C’est là qu’il m’a dit vouloir le mettre en scène. Entre temps, le texte a eu le Grand Prix de littérature dramatique 2011.


Comment avez-vous vécu l’attribution de ce prix ?


C’était très étonnant pour moi, que ce texte soit primé paraissait tellement improbable ! Le jury était composé uniquement d’écrivains de théâtre et je pense qu’il y avait quelque chose de l’ordre de la reconnaissance de l’écriture qui était très nette dans ce choix. Recevoir un prix pour un texte aussi radical avait vraiment du sens pour moi.
Auparavant, Au bord avait aussi été la pièce lauréate des Journées des Auteurs de Lyon 2010. Il y avait aussi eu une lecture à la Mousson d’été, dirigée par David Lescot, avec Nathalie Richard [en août 2011]. Et finalement, c’est Jean-Michel Rabeux, qui a créé la pièce avec Claude Degliame, en 2014 [à la MC93 – Maison de la culture de Seine-Saint-Denis Bobigny]. [...]


Sauriez-vous dire ce qui a changé dans votre propre perception ?


La relation à l’image. Ce n’est pas un changement mais par la suite, j’ai découvert le travail de Georges Didi-Huberman sur les images prises par des hommes ayant appartenu aux Sonderkommandos [Images malgré tout, Éditions de Minuit, 2003] qui a confirmé ce que je pressentais dans Au bord : aujourd’hui, une image n’est plus une preuve. Ces images des chambres à gaz prises de manière clandestine étaient là pour servir de preuve, dans l’espoir que ça ne puisse plus jamais exister.
Ce texte m’a bouleversée. Aujourd’hui, l’image est de plus en plus présente dans nos vies, de plus en plus d’images de choses innommables nous parviennent et cela n’empêche rien. Une des choses contre lesquelles je voulais lutter était que ces images soient immédiatement remplacées. J’en avais assez qu’une image en recouvre une autre et je me suis dit qu’on ne pouvait pas laisser passer. Mais ça fait partie des raisons extérieures qu’on peut se donner. On est double quand on écrit, il y a à la fois l’aspect citoyen, engagé, et l’aspect intime. Et je sais que je n’aurais pas écrit s’il y avait juste eu « l’idée » d’écrire sur cette image.


On pourrait évoquer, d’autres photos témoignant de tortures, mais toutes sont, en général, « volées ». Avez-vous voulu comprendre pourquoi cette soldate, Lynndie England, avait posé sur ces photos, qui ne sont pas prises clandestinement mais sont de véritables mises en scène ?


Bien sûr mais, sur le coup, on ne savait pas grand-chose. Par la suite, la soldate a été jugée, avec d’autres et j’ai lu les articles sur le procès. Le plus choquant, est en effet que tous posaient comme s’il s’agissait de photos de vacances. Sur plein de clichés, ils ont le pouce en l’air, comme pour dire « c’est super ». Il y a une telle banalisation, une telle «anecdotisation» de l’image et donc de l’acte!
On a l’impression que ce sont comme des souvenirs à partager avec les amis ou les parents.
Je ne sais pas d’ailleurs si ça a été le cas mais plus le plaisir de l’humiliation est public, plus il est grand.
Je me suis interrogée sur ce que ces images ont de politique. On pourrait se dire qu’il y a, derrière tout ça, l’idée de se poser en « justiciers » américains après le 11 septembre 2001. Mais ce serait simpliste et ce ne sont pas des images de justice, mais d’humiliation. Elles sont certes politiques dans le sens où l’Arabe, homme, maltraité par un Blanc qui a le pouvoir – et d’autant plus par une femme soldate blanche qui a le pouvoir –, avec l’assentiment du gouvernement américain qui savait pertinemment qu’il y avait des tortures à Abou Ghraib, c’est politique. Mais il n’y a pas de raison politique à ces images.
La politique devrait être le contraire de ça. Au-delà des Américains et des Irakiens à l’époque, ça interroge la position de qui a le pouvoir, quel que soit le territoire.
[...]
C’est clairement de l’abus de pouvoir. Je pense que qui que tu sois, d’où que tu viennes, le désir d’humilier, tu te l’autorises quand tu possèdes le pouvoir. Or, ce désir d’humilier, il est en chacun de nous, on l’a tous vécu à un moment ou un autre, dès la cour de récréation. Et ça, c’est très dérangeant. Ça dérange les gens quand on les interroge sur leur capacité à humilier. Et encore plus si c’est une femme. Parce qu’on est « ça » aussi. Je ne me serais pas arrêtée sur cette photo si c’était un homme qui tenait un homme en laisse. C’est elle qui m’a intéressée, parce que je suis une femme, et qu’être une femme n’exempte pas d’être un monstre. On a l’habitude que la femme soit victime, mais ce n’est pas parce que le pouvoir et la question du mal ont été l’apanage des hommes pendant des siècles qu’ils ne sont pas en la femme. Les normes de genre ont exonéré les femmes de toute violence, de toute inhumanité et cela a permis aussi de dépolitiser leurs gestes. L’inhumain est en l’humain. C’est ce qui m’a toujours passionnée comme écrivaine et le texte m’a permis d’aller au plus profond de ce qui est un constant objet de recherche pour moi : l’inhumain dans l’humain.


  • Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice artistique et littéraire au Théâtre National de Strasbourg, le 11 mars 2020, à Fontenay-sous-Bois.
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