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Au Bois lacté

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mise en scène Stuart Seide

: Entretien avec Stuart Seide

La quête sans nostalgie d’un paradis perdu

Yannic Mancel : Vous rappelez-vous comment s’est produite la rencontre entre l’œuvre poétique de Dylan Thomas et vous ?


Stuart Seide : J’avais 17 ou 18 ans. J’habitais Brooklyn et je suivais les cours de théâtre à l’université. Philip Burton, le père adoptif de Richard Burton, d’origine galloise, m’a vu jouer, et comme il dirigeait une école de théâtre, me prenant sous sa protection, il m’a invité à participer à sa « master-class » intitulée Jouer Shakespeare.
Avant d’aborder les scènes, tout le monde devait présenter un monologue qu’en référence à l’opéra il appelait « arias », mais pour mieux se préparer à la poésie imagée de ces « arias » shakespeariennes, il nous fallait nous échauffer avec des poèmes. Dylan Thomas figurait parmi les poètes par lui conseillés. J’ai donc appris et interprété pendant ces deux années de master-class, alors que je n’avais même pas 20 ans, trois ou quatre beaux poèmes de Dylan Thomas.


Yannic Mancel : Et Au bois lacté précisément ?


Stuart Seide : A la fin de sa vie, au début des années 50, Dylan Thomas était très présent à New-York : il y donnait des lectures, des conférences, et y a laissé des traces.
La première lecture d’Au Bois lacté avait eu lieu à New-York, la première réalisation scénique à Greenwich Village, et quand on se promenait dans les rues dans les années 60, on désignait du doigt à ses amis les bars qu’avait fréquentés Dylan Thomas et surtout, bien sûr, celui où il était mort, le White Horse Tavern. Ce n’est probablement pas un hasard si la BBC, lorsqu’elle enregistre Au Bois lacté pour la première fois dans ses studios en 1954, fait appel à Richard Burton pour dire la « première voix » ainsi qu’à Philip son père pour prêter la sienne au Reverend Eli Jenkins. Et je peux vous dire que quand je réécoute cet enregistrement, je suis singulièrement ému !


Yannic Mancel : Puisque la pièce a d’ailleurs toujours été considérée plutôt comme une pièce radiophonique, qu’est-ce qui vous a donc poussé à en explorer les possibilités scéniques ?


Stuart Seide : Tout le monde le sait maintenant, j’ai été dans les années 70 très influencé par les expériences et les idées d’Antoine Vitez qui dès cette époque, bien avant qu’on commence à parler de théâtre « post-dramatique, » nous encourageait à faire théâtre de ce qui, a priori, résultait d’une matière textuelle non initialement destinée à la scène ou à la représentation. De Moby Dick (Melville) au Quatuor d’Alexandrie (Durrell) en passant par Le Fusil de chasse (Inoué) j’ai moi-même contribué, dans le sillage de Vitez, à expérimenter ces formes de théâtre-récit qui participaient de ce mot d’ordre plus général et plus radical encore : faire théâtre de tout ! La question est toujours la même : comment raconter une histoire, ce qui au théâtre revient à convoquer, jusqu’au prix d’un jeu de mots, l’oralité et la choralité. En l’occurrence, ici, le défi que nous lance Dylan Thomas consiste à raconter l’histoire d’une petite ville dans son entier : les lieux, le quotidien, les habitudes, les gens, leurs relations…
Je me rappelle cette question posée à l’acteur par Antoine Vitez dans les dernières lignes du texte-programme de Catherine d’après Les Cloches de Bâle d’Aragon : « Comment jouer tout ? le tout ? et pas seulement des personnages, mais aussi des rues, des maisons, la campagne, et les automobiles, la cathédrale de Bâle, la vie ? » Question qui pour moi fait étrangement écho au prologue du Henry V de Shakespeare : « Pardonnez /A ces esprits frustes, terre à terre, qui ont osé / Porter sur ce tréteau indigne / Un aussi grand sujet.
Cette arène pour combat de coqs peut-elle contenir / Les vastes champs de France ? Ou pouvons-nous faire entrer / Dans ce O de bois les casques / Qui semaient l’effroi dans l’air d’Azincourt ? Souffrez donc que nous travaillions sur les forces de votre imagination… / Suppléez à nos imperfections par vos pensées : / Divisez chaque soldat en mille, / Et créez une armée imaginaire. / Figurez-vous, quand nous parlons de chevaux, que vous les voyez / Imprimer leurs fiers sabots sur le sol qui les porte. / Car c’est à vos pensées maintenant d’équiper nos rois … »[1] Shakespeare a tout compris. Quand on adapte Moby Dick pour le théâtre, on ne peut pas faire monter sur la plateau une baleine blanche. Quand on adapte Le Quatuor d’Alexandrie, on ne peut pas matériellement faire apparaître la ville grouillante, cosmopolite et polyglotte de Lauwrence Durrell. Et quand bien même ce serait possible, ce n’est pas souhaitable. Car quelle est la spécificité du théâtre parmi les autres arts de la représentation, notamment ceux qui se sont développés de façon très spectaculaire au cours du XXe siècle autour des techniques audiovisuelles et qui peuvent tout montrer, y compris la bataille de Waterloo ? La mission du théâtre aujourd’hui plus que jamais me semble être de raconter des histoires, avec des personnages, tous porteurs d’une grande richesse de vie et d’incarnation. Dans Au bois lacté, neuf acteurs associés à deux narrateurs, vont nous « donner à voir » quelque soixante-dix personnages. Il s’agit dans ce cas d’explorer, avec la double complicité des acteurs et du public, ce dont le théâtre est capable : ses possibilités, comme ses limites.


Yannic Mancel : Qu’est-ce qui vous touche le plus dans la poésie ou la poétique de cette œuvre ?


Stuart Seide : Comme dans tous les recueils de poèmes de Dylan Thomas, on retrouve la quête d’un paradis perdu, l’évocation très vivante d’un monde révolu, mais qui n’a rien à voir avec une quelconque nostalgie villageoise ou rurale. Si c’était le cas, l’enfant de la grande ville par excellence que je suis et qui n’a aucun souvenir affectif de nature paysanne, devrait se sentir exclu. Or je me sens très proche de cette poésie. Dylan Thomas y évoque par des images concrètes le temps qui passe, la mort, l’effacement et la trace, la capacité qu’a l’être humain de s’enflammer et se consumer pour des pulsions innocentes. L’enfance est très présente dans son univers : la naissance, le renaissance, la régénération perpétuelle de la vie, de la nature, de l’amour, comme si la vie en général, celle qui se perpétue, avait plus d’importance que nos vies. Il voit et ressent du cosmique jusque dans l’infiniment petit et s’il y a une force vitale dans une fleur, c’est qu’il y en a une aussi en moi.


Yannic Mancel : Dans quel type d’espace scénique imaginez-vous loger toute cette population villageoise ?


Stuart Seide : Il faut avant tout éviter toute tentative de reconstitution cinématographique ou télévisuelle. Le poème choral lui-même se fonde sur l’évocation, la suggestion : il s’agit d’appeler, de rappeler des morts ou un monde disparu. Avec Philippe Marioge, nous nous sommes inspirés du bois, présent dans le titre, le bois qui domine la décoration d’un pub ou d’une taverne, celle du White Horse Tavern à New York par exemple. La première et la deuxième voix des narrateurs s’incarnent alors dans une paire de clients, de consommateurs qu’entourent une dizaine de chaises, de tabourets, et des tables. Nos deux narrateurs auront-ils la capacité de faire revivre tout cela ou bien n’était-ce qu’un rêve ? D’ailleurs, quand on rentre pour la première fois dans cette White Horse Tavern, on comprend pourquoi Dylan Thomas l’avait choisie, parce qu’elle ressemble étrangement à une taverne du vieux continent – pub gallois ou estaminet flamand… Voilà comment j’ai souhaité styliser cet ilot, ce radeau où évolueront toutes les paroles du poème, toutes les actions de la pièce, presque sans accessoires, mais avec des costumes qui permettront très discrètement quelques changements de silhouette, sans démonstrativité ni insistance, puisque le texte les décrit déjà. Tout, selon le beau mot de Shakespeare, est déjà suggéré « in the mind’s eyes », dans les yeux de l’esprit. Notre travail scénique consiste donc à ouvrir un peu plus l’imagination du spectateur, à l’accompagner délicatement dans son rêve, sans rien qui insiste ou appuie.


Yannic Mancel : On déduit de ce que vous nous dites là que, comme dans Le Quatuor d’Alexandrie ou Moonlight, la part de l’éclairage participera elle aussi à la définition de l’espace.


Stuart Seide : La question est la suivante : comment capter la naissance de cette journée de vingt-quatre heures qui débute dans la nuit avec des personnages qui rêvent et dans les rêves desquels imperceptiblement nous sommes invités à pénétrer ? Puis peu à peu le soleil se lève, et la petite ville se réveille et s’agite par une belle journée de printemps. La sève envahit tout le monde, animaux et humains confondus, mâles et femelles, jusqu’à ce que le crépuscule accueille leurs désirs et que la nature, en l’occurrence le « bois lacté », recouvre leurs étreintes et protège leur sommeil émaillé de rêves. La lumière artificielle du théâtre devra effectivement accompagner ce cycle de vingt-quatre heures qui est peut-être aussi, métaphoriquement, le cycle de toute une année ou toute une vie. Pour rendre compte à la scène de cette œuvre chorale et impressionniste, qui peint les vies par petites touches, nous avons besoin de fluidité. Je compte sur le travail du son et de la lumière pour produire cette sensation.


Yannic Mancel : La dernière question concernera la distribution. On connaît votre attachement clairement réaffirmé aux notions conjointes de création et de transmission. La troupe que vous avez réunie autour de ce projet pourrait en être une illustration…


Stuart Seide : Sur les onze acteurs j’ai effectivement réuni cinq acteurs qui ont déjà travaillé avec moi dans des spectacles antérieurs et que je connais de longue date, quatre jeunes acteurs issus des deux premières promotions de l’EPSAD, une de mes anciennes élèves du Conservatoire national, auxquels j’ai adjoint un acteur avec lequel je travaille pour la première fois mais dont j’ai pu admirer le talent dans d’autres spectacles et avec lequel je suis en sympathie depuis un certain temps. Je tiens beaucoup à ce dosage d’habitudes de travail, de complicités plus anciennes voire d’amitiés, et de nouveauté, de découverte, de surprise, d’étonnement. Non seulement cela démultiplie les figures de l’échange et de la transmission, mais cela incite aussi chacun à se re-positionner, à se demander de nouveau qui il est et où il en est par rapport aux autres, ce qui est un peu aussi l’enjeu de la fable chorale de Dylan Thomas.


Lille, Le 21 mars 2011

Notes

[1] Traduction Jean-Michel Deprats, éd. Folio

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