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Atteintes à sa vie

+ d'infos sur le texte de Martin Crimp traduit par Christophe Pellet
mise en scène Stanislas Nordey

: Entretien avec Stanislas Nordey

Entretien réalisé par Pierre Notte

Comment, après Magnus Dahlström, Didier-Georges Gabily et Werner Schwab, Martin Crimp s’inscrit-il dans votre exploration du répertoire contemporain ?


Stanislas Nordey. Je n’avais jusqu’à présent jamais abordé l’écriture anglo-saxonne, Shakespeare excepté. J’étais en relation avec les artistes du Royal Court de Londres, il y a six ans, alors que je dirigeais le Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis. J’entretenais d’ailleurs un regard assez critique, une certaine perplexité quant à cette sorte d’écurie pour nouveaux talents. Il me semblait discerner un certain formatage et souvent une absence de langue au détriment d’un théâtre de situation à tout prix. Deux écrivains pourtant avaient véritablement retenu mon attention : Sarah Kane et Martin Crimp. À travers Crimp, qui depuis quelques mois a été identifié comme « nouvel auteur » - bien que les textes présentés jusqu’à ce jour ne me paraissent pas les plus intéressants -, je boucle une petite histoire avec le théâtre anglosaxon auquel je ne m’étais encore jamais confronté. Plus récemment, quand j’ai pris la direction de l’école du Théâtre national de Bretagne, j’ai proposé aux élèves de participer à la réalisation d’une pièce. Je ne voulais pas que nous nous contentions d’une présentation de « spectacle de sortie ». J’ai cherché un matériau pour travailler avec cette quatrième promotion, et je me suis tourné vers Atteintes à sa vie.


Pourquoi cette pièce, Atteintes à sa vie, a-t-elle particulièrement retenu votre attention ?


La recherche d’un texte est pour moi aussi exigeante et difficile qu’une relation amoureuse. J’avais lu six ou sept pièces de Martin Crimp avant de trouver celle-ci. La sève de son écriture me semble comme cristallisée, et tout ce qu’il a envie d’oser écrire ou faire au théâtre apparaît ici, autant en ce qui concerne la structure, très mystérieuse, que ses propos sur le monde contemporain. Je ne suis pas sûr de vouloir mettre en scène une autre pièce de lui que celle-ci, où je perçois un véritable bouleversement, une rupture dans son écriture. C’est une question que je lui ai d’ailleurs posée, il y a six ans, quand je l’ai rencontré. Il a admis que Atteintes à sa vie possède une construction secrète, solide, tout en étant un matériau formidable pour le metteur en scène, lui laissant toute liberté de mouvement. Il n’y a pas de distribution de personnages réels. La pièce tourne sans cesse autour d’un personnage que l’on ne verra jamais. Tout est possible quant à ce protagoniste qui se nomme tantôt Anne, Anna, Anny, Annie ou Anya. Les deux dernières pièces que j’ai mises en scène, l’Épreuve du feu de Dahlström et la Puce à l’oreille de Feydeau, imposaient par leur structure un certain nombre de contraintes. L’écriture de Crimp, et particulièrement dans cette pièce, m’offre de recouvrer une grande liberté. Elle me permet d’avancer autrement dans ma pratique de metteur en scène.


Comment cette forme de narration peut-elle offrir plus de libertés au metteur en scène, dans la mesure, précisément, où les notions d’action, d’évolution et de personnages ont disparu pour laisser place à des « commentateurs » ?


Atteintes à sa vie est un matériau exceptionnel pour une troupe. Martin Crimp explique que la distribution de la pièce, idéalement, devrait être à l’image de la société : d’une composition très diverse, cosmopolite. Concrètement, les répétitions vont librement laisser cours à toutes les interventions des acteurs, à toutes les inventions collectives pour réaliser finalement un acte de théâtre commun. La liberté est là. La part du metteur en scène peut sembler plus floue, en effet, puisqu’il n’est plus le roi sur son trône, doté d’un rôle central. Ici, sa fonction est déplacée. C’est la troupe qui va l’emporter. C’est avec ce groupe de quatorze comédiens, qui seront alors des anciens élèves de l’école de Rennes, que je vais moi-même découvrir et comprendre les enjeux de la pièce. Peut-être va-t-il s’agir d’un spectacle collectif d’agit-prop… Pour l’instant je n’en sais rien.


Que vous inspire ce personnage absent et multiple, nommé tantôt Anne, Anna ou Anya ?


C’est le fait, précisément, que ce personnage est absent, et qu’il s’agit d’une femme dont on parle tout le temps mais qu’on ne voit jamais que j’ai trouvé passionnant. Il s’agit d’un individu caché derrière plusieurs identités. La pièce raconte une attitude commune et urbaine, l’anonymat de la rue que nous connaissons tous. On peut croiser partout n’importe qui, un terroriste comme un bienfaiteur de l’humanité, sans jamais savoir de qui il s’agit. Cet anonymat me semble emblématique du début du XXIe siècle. Moi qui ai tendance à ne pas me passionner pour l’éventuelle actualité des pièces que je dirige, j’ai trouvé dans Atteintes à sa vie la radiographie de notre société. La pièce évite les écueils. Elle ne nous dit pas à quoi ressemble notre monde. Mais elle pose, par petites touches, les composantes de ce qui nous agite, de ce qui nous fascine et nous fait peur. La pièce explore aussi le phénomène de la rumeur : il s’agit d’un individu dont on parle sans le connaître, sans le voir, d’un personnage insaisissable. C’est d’ailleurs l’un des enjeux passionnants de la mise en scène. Anne, finalement, existe-elle ou non ?


Il s’agit, dit l’un des narrateurs, d’un « non-personnage ». Mais ce « non-personnage » habite les lieux les plus extrêmes de la société : la pornographie ou le terrorisme…


Ce sont les mythes contemporains. Martin Crimp dessine le visage des nouvelles icônes, objets aussi fascinants que repoussants. La terroriste et la star de porno sont des entités, des épouvantails dans lesquels l’individu d’aujourd’hui se projette d’une manière ou d’une autre. Sans être didactique, sans imposer une résolution, la pièce donne à réfléchir. On y croise des gens, on y fait des rencontres, et on sort de l’œuvre sans savoir qui on a rencontré. Le monde est fait de ces frôlements dont on ne sait finalement rien. On peut croiser chaque jour son futur assassin ou son sauveur sans jamais le savoir. Martin Crimp donne une vision de ce monde tout en interrogeant la forme théâtrale et la manière d’écrire aujourd’hui le théâtre. Ses premières pièces proposent d’ailleurs une structure assez classique, elles sont dialoguées, habitées de personnages. Et les pièces qu’il a écrites après Atteintes à sa vie sont également construites d’une manière plus conventionnelle. Cette forme radicale cristallise une réflexion captivante sur les personnages ou l’absence de personnages.


À Avignon, avec cette nouvelle et jeune troupe, formée des anciens élèves du TNB, retrouvez-vous une manière d’aborder le théâtre que vous semblez avoir délaissée depuis longtemps ?


Paradoxalement, quand j’ai investi les Amandiers de Nanterre ou le TGP de Saint-Denis, j’ai institutionnalisé l’idée de la troupe. L’expérience, passionnante, a posé un certain nombre de problèmes, sur la légitimité d’une compagnie et de la présence de chacun à l’intérieur de celle-ci. J’ai pu observer, par ailleurs, un peu partout, toutes les grandes problématiques que génère une troupe, que ce soit chez Ariane Mnouchkine, au Théâtre du Radeau, ou en Allemagne où je travaille beaucoup. Par la suite, les cinq ou six derniers spectacles que j’ai mis en scène se sont éloignés de ce théâtre-là et de l’idée de la troupe. Avec ces quatorze comédiens, les élèves de l’école de Rennes que je côtoie maintenant depuis trois ans, j’ai pu retrouver cet esprit, et provoquer des rencontres, notamment avec Claude Régy, François Verret ou François Tanguy. Nous sommes au terme d’une aventure humaine passionnante. Et l’enjeu de présenter cette troupe et ce projet est évidemment passionnant, au sein d’un festival qui me parle, qui m’énerve, me titille au bon endroit...

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