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Apollo

Bruno Meyssat ( Conception )


: Note d'intention

Pour le grand public le programme Apollo couvre cinq années pleines. Il commence en janvier 1967 par l’incendie traumatisant de la capsule Apollo 1 ; il s’achève en décembre 1972 par le retour de l’équipage d’Apollo 17, le cinquième et ultime à avoir aluni.
Ces événements, et les faits qui entourent les premiers pas sur la Lune en 1969, réveillent un paradoxe. Avec l’usage de la bombe atomique en 1945 ils sont un des faits majeurs du vingtième siècle et ils reculent déjà dans les mémoires et les consciences. Ils ne sont plus instruits, ils deviennent méconnus.
S’intéresser à Apollo c’est entamer un voyage en nous mêmes et porter notre attention avec les matrices primitives de notre mental. Ces faits ont confronté des hommes avec des situations pour lesquelles nous ne possédions que des images fantasmées puisqu’elles concernent des zones frontières pour le corps, les matériaux et l’esprit. C’est vers cette dimension humaine que nous portons notre intérêt.


Le programme Apollo était un récit recueilli et vécu presque davantage par l’oreille que par les yeux. Son caractère d’épopée nous amène à tenter un spectacle à ce sujet, à évoquer certains de ses instants héroïques et poignants et, parvenu à sa fleur, son visage enfantin.
Des hommes ont été sélectionnés, ont été préparés, sont partis et revenus. Ils ont marqué l’imaginaire moderne. Ils sont vingt sept à avoir rompu pour un temps avec le sort commun : le voisinage de la Terre. Leurs actes restent à ce jour sans filiation.


Cette « conquête » manifeste notre nature, notre vie psychique et nos ombres. Elle est comme un vaste écran que les Etats Unis avaient tendu aux hommes pour y projeter leurs espérances, leurs peurs, mais aussi leurs forces disponibles...Apollo a rendu possible la visite fugace en nous de quelques espérances collectives.
Dans les situations extrêmes, ou à leur approche, « ce que déclarent », les astronautes et les techniciens qui les suivent nous expriment, nous dessinent magnifiquement.
C’est ce qui fait d’ Apollo un acte inconnu et familier, un archétype. Les faits historiques sont importants non pas parce qu’ils on eu lieu et se sont « passés » mais parce qu’ils ont lieu à nouveau. Si on les travaille. Et le plateau d’un théâtre peut en être l’endroit.


On peut à ce jour mesurer combien un appel de cette ampleur fait défaut et imaginer ce qu’il a pu représenter pour les hommes et les femmes de l’époque. Une société qui avait tendance à tout réduire était témoin d’un événement impossible à réduire.
"Les voyages dans l’espace étaient devenus la dernière façon de découvrir les puits métaphysiques de ce monde de techniques qui étouffaient les pores de la conscience moderne."
Norman Mailer-Bivouac sur la Lune


C’est aussi un récit héroïque, celui dont l’Amérique se dota pour traverser autrement les mornes et abominables réalités de la guerre du Viet Nam ou celles d’un consumérisme déjà triomphant.


1968
Ce programme arrive au bon moment pour les Etats Unis.
L’assassinat du défenseur des droits des citoyens Martin Luther King, en avril 1968 avait déclenché dans beaucoup de villes des USA de graves émeutes parmi la population noire. Deux mois, plus tard, Robert Kennedy, le frère du président assassiné, favori pour les présidentielles, fut abattu lui aussi. Le climat politique était à l’orage et la culture politique du pays menaçait de sombrer dans le chaos.
Mais l’année 1968 se termina par un triomphe pour le vol spatial américain. Apollo 8 décollait le 21 décembre avec F.Borman, J.Lovell et W.Anders à son bord. Ce fut le premier vol habité à se dérouler à proximité de la Lune. Ces trois hommes virent de leurs propres yeux sa face cachée.


On a comparé, non sans raison, la mission Apollo VIII à celle de Christophe Colomb en route vers l’Amérique. A partir de là la vision du monde changea. On constatait pour la première fois que combien notre planète bleue était petite et presque perdue dans l’univers immense.
Réaliser un spectacle au sujet du projet Apollo c’est aussi s’intéresser à une époque qui sut inventer un chantier surdimensionné pour les hommes, un défi compliqué, fatigant pour les équipes, dangereux, exposé et onéreux. La dimension symbolique y était convoquée.


Un espace intérieur
S’intéresser à Apollo c’est entamer un voyage en nous mêmes et porter notre attention avec les matrices primitives de notre mental.
De plus, la conquête spatiale a ceci de particulier qu’elle ne nous sollicite pas au niveau de notre personne, de notre nationalité mais, à son acmé : « les premiers pas sur la Lune », au niveau même de l’espèce.
Le 21 juillet 1969, demeure à ce jour la seule date de l’histoire où la collectivité humaine s’est sentie concernée et interpellée dans ses songes, sa chair et ses pensées par l’acte de trois d’entre eux : Neil Armstrong, Edwin Aldrin et Michael Collins. Ce fut le privilège et l’unicité de cet événement, de ce matin, de cette nuit, de ce midi selon notre place sur la Terre à et instant là.


Humanité
Nous devons relire avec attention cette parole publique de Virgil Grissom, astronaute : « si nous mourrons, le public devra l’accepter. Nous faisons un métier dangereux et nous espérons que, si quelque chose arrive, cela ne retardera pas le programme. La conquête de l’espace vaut qu’on risque sa vie ». Grissom périra brûlé et étouffé dans le huis-clos de la capsule Apollo 1 lors d’un essai au sol le 27 janvier 1967.
Aujourd’hui, la dépense de la vie au regard d’une action collective est devenue un scandale pour des militaires mêmes. Dans cette séquence d’histoire, la mort était inclue dans le projet de ces vols habités. C’est ce qui rend cette entreprise archaïque voire tragique au sens grec.
La dimension humaine prévaut dans ce projet. Même si la technique y est portée à son maximum, l’individu demeure central. Pour se donner une idée de cette prépondérance des hommes on peut rappeler que le système informatique emmené par les vols Apollo était doté d’une mémoire RAM de 4 Ko, c’est à dire moins qu’une montre digitale d’aujourd’hui…
Pourtant pour Apollo, tout a du être inventé, mis au point spécialement : des systèmes de guidage aux globes terrestre des simulateurs, du moindre relais électrique au système de stabilisation du Crawler, ce chariot hors norme qui amenait la fusée Saturn V sur son pas de tir. Un verre spécial a ainsi été conçu pour la visière anti-éblouissante du casque.


Hantises
Une fois qu’on lance un engin dans l’espace on réunit toutes les conditions pour qu’il ne tombe pas en panne. Le matériel est soumis à des accélérations et à des vibrations épouvantables. Une fois dans l’espace il est exposé au vide, aux rayonnements, à des changements instantanés et considérables de températures (200°c). Et les vols Apollo décisifs emmenaient trois hommes… Tout devait avoir « la qualité lunaire », au delà des techniques et exigences courantes.


Ces vols dans l’espace ont favorisé des approches irrationnelles des événements, incitant les techniciens à envisager une psychologie des machines.
Les phénomènes électriques étaient souvent si incompréhensibles et péniblement inexplicables que les astronautes et les ingénieurs de la NASA employaient le mot glitch pour justifier un phénomène électrique injustifiable tel que la lumière d’un tableau de contrôle s’allumant brusquement alors que la machine concernée ne fonctionne pas. C’était parfois non seulement difficile mais impossible à expliquer. On appelait donc ça un glitch.
Les machines « étaient » devenues sensibles tel Carl, l’ordinateur de 2001 Odyssée de l’espace…


La Lune
Il était attendu que cet agrandissement des aires de l’homme s’effectue en confrontation avec la Lune qui est le lieu le plus lointain que l’on distingue à l’œil nu et qui présente des surfaces distinctes comme les terres lointaines de nos paysages.
La Lune est aussi concrète qu’onirique, familière de tous et en même temps vécue comme inaccessible. C’est elle qui nous renvoie les rayons du Soleil en rappelant qu’il ne s’éteint jamais. Elle est La porte du Cosmos pour chacun. Ce statut échappe donc au Soleil que nous côtoyons pourtant davantage.
Pour la plupart des astronautes, le côtoiement de cet « hyper réel » a été une surprise, une intrusion de la méditation. La rotondité de la Lune soudain révélée à leur regard, fut même perçue comme une manifestation de sa sollicitude pour ces observateurs venus de si loin.


La Lune, une personne dotée de sentiments, fluctuante et émue… A sa fréquentation, la dimension ancienne du conte pour enfants a resurgi pour quelques uns, la foi pour d’autres, la dépression aussi pour un d’entre eux.


Le corps des astronautes est un domaine particulier de ce projet. Il est le lieu d’une contradiction importante. C’était un corps surentrainé, éprouvé, sondé, mis à l’épreuve comme peu de corps modernes le furent. Il était expertisé. Ainsi on savait tout des équipages embarqués, de leurs organes, de leur cœur, de leur poumons, de leur foie.. jusqu’à la façon dont ils défèqueraient dans l’espace…La douleur physique et mentale avaient été conviées lors d’interminables tests qu’ils subirent.. De nombreuses pharmacopées leur furent administrées, à tous prétextes. Pourtant, des jours durant, ces corps d’une force considérable allaient vivre le confinement le plus strict, un état à la fois d’alerte permanente et de passivité intermittente dans un espace restreint et partagé. Leur tonicité, leur courage physique, leur endurance étaient mises en réserves.


Entre temps ces corps étaient sous tutelle, emmaillotés, sondés en permanence (capteurs sur tout le corps). Ils portaient des couches. Ils étaient régressés et tout à la fois portés à l’aventure absolue (comme quand tout commence il est vrai).
Ils étaient à la fois très dirigés, programmés et mis dans des situations où la métaphysique, la mort et les visions seraient au rendez-vous. Ces êtres divisés portaient l’héroïsme de ces turbulences et l’ampleur de cette bataille interne. Ils sont intouchables, mystérieux, exposés aux foules et éminemment fragiles dans « l’autre territoire ». On redoute pour eux toutes blessures, contaminations, accrocs. Ils vont s’allonger de 2 à 4 cm car les vertèbres s’écartent. Ils vont perdre jusqu’à un tiers de ses globules rouges.
Au décollage la pression qu’ils subissent correspondait à quatre fois leurs poids comme si on empilait des briques sur leur corps. Leurs yeux subissaient une pression insensée. Ils étaient secoués comme si les Dieux se faisaient des Martini dans un shaker. Ils étaient allongés sur le dos pour que le sang ne se retire pas de leur tête.


Ça commençait comme ça…
E.Cernan (Apollo 17) fait cette remarque :
« … Confrontés à cet environnement hostile et nouveau où il n’y pas d’horizon, pas de haut ni de bas, et où la vitesse et le temps prennent une autre signification, non seulement on ne connaissait pas les réponses mais les questions étaient inconnues »

Bruno Meyssat

novembre 2013

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