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Antigone Sr. / Twenty Looks or Paris is Burning at the Judson Church (L)

Trajal Harrell ( Chorégraphie )


: Propos recueillis par Gilles Amalvi

(L) Antigone Sr. fait partie d'une série de performances basées sur une réécriture de l'histoire de la danse – postulant la rencontre de la danse post-moderne et du voguing. Qu'est-ce que cette fiction vous a permis de mettre en place en terme de construction narrative, politique et esthétique ?


Trajal Harrell : Cela me permet de travailler dans l’imaginaire – mon outil le plus précieux en tant qu'artiste. Au-delà de cette série, mon travail en général concerne l'Histoire et ses impossibilités. Je m’intéresse également au fait de savoir comment il serait possible d'imaginer et d'inventer une nouvelle Histoire au travers du théâtre et de la performance, et de quelle façon ce processus pourrait avoir une influence sur l'imaginaire culturel au sens large. J'essaie de faire en sorte que le théâtre soit un lieu où les spectateurs et les interprètes agissent ensemble comme un seul corps imaginatif. Les images et les grilles de lecture créées sur scène ne peuvent être complétées qu'à l'issue de cet effort collectif – que l'on peut interpréter comme une sorte d’accord entre les participants.


Est-ce que le fait de procéder sous forme de série était une manière de tester de nouvelles idées à chaque pièce ? Est-ce que chacune des pièces redéfinit ce point de départ pour l'emmener ailleurs ?


Trajal Harrell : « Que serait-il advenu si en 1963, quelqu'un appartenant à la scène du de Harlem était descendu à Greenwich Village pour participer aux représentations de la Judson Church, aux côtés des inventeurs de la danse post-moderne ? ».
Cette proposition est le postulat de départ commun à chacune des créations de la série. Chaque pièce a une taille spécifique, et est organisée et cartographiée en fonction de cette taille – tant au niveau de la production que des stratégies d’interprétation. Cette cartographie, réadaptée pour chaque taille, modifie sensiblement le postulat de départ, et redéfinit le contrat avec le public. Par conséquent, le nombre de participants doit également être adapté en fonction de la taille exécutée. Par exemple, avec Twenty Looks or Paris is Burning at The Judson Church (S) - la taille « small » de la série, j’étais conscient du fait que la pièce serait vue dans de petits théâtres, par un public averti. Cette constatation, qui entraine bien sûr une lecture différente du postulat de départ, m’a permis de construire cette pièce autour d’un débat, de le provoquer de manière consciente, en en faisant la colonne vertébrale de la pièce. « Small » est ainsi devenu la critique d'une forme de conceptualisme paresseux que j’ai vu proliférer dans la danse ; la critique des imitations d’imitation d’imitation des oeuvres de Jérôme Bel ou de Xavier Le Roy (notez que j'apprécie énormément le travail de ces deux chorégraphes. Mais les imitations d'imitations d'imitations de leurs oeuvres ont étouffé une grande part de l'enthousiasme présent dans la danse contemporaine). Ainsi (S), qui se présente tout d’abord comme une oeuvre conceptuelle, glisse progressivement vers une critique de la façon dont la danse contemporaine s'est appropriée les principes de la Judson Church. Small devient ainsi une réponse à part entière au postulat de départ, et fait donc partie de la collection de réponses que représente la série dans son ensemble.
Si je peux opérer ainsi, c'est grâce aux « filtres » du voguing et des débuts de la danse post-moderne, qui forment pour moi une sorte de « boîte à outils », créant différentes manières d'appréhender les significations politiques et socio-culturelles que peuvent prendre le corps et le mouvement sur scène. A partir de là, effectivement, chaque « taille » est construite à partir des précédentes – même si il n'est pas nécessaire de les avoir toutes vues ; mais bien entendu, le fait de voir la série toute entière permet d'activer un autre niveau de possibilités imaginatives. Ceci est illustré par exemple dans la dernière taille de la série, étiquetée « sur mesure », et intitulée Judson Church is Ringing in Harlem, où je reprends la proposition d’origine en la cartographiant cette fois-ci dans l’autre sens : « Que serait-il advenu si en 1963 quelqu’un venant de la Judson Church, dans le Greenwich Village, s'était rendu à Harlem pour danser lors d'un bal de voguing ? ». Cette dernière séquence complète bien sûr les autres pièces de la série, mais est une fois encore, une proposition en elle-même.


Le « Voguing » s'est fait connaître au grand public à travers la culture pop. Cette création est-elle aussi une manière de redonner à ce courant esthétique son potentiel perturbateur ?


Trajal Harrell : Je ne crois pas que ce soit la culture pop qui ait véritablement fait connaître le voguing. Ce courant a été récupéré par la culture pop pendant un court moment, principalement suite à la chanson de Madonna, « Vogue », mais je ne crois pas que cela ait produit une véritable reconnaissance du voguing – en tous cas pas en Europe. Aux États-Unis, il est possible que le public se soit familiarisé avec le mot, mais sans pour autant en savoir beaucoup plus sur la tradition du voguing. C'est principalement le film documentaire de Jennie Livingstone, Paris is Burning qui l'a fait connaître aux communautés culturelles alternatives et à une certaine élite culturelle. A ce propos, il est très important de rappeler que je ne suis pas un voguer. Je suis un danseur contemporain et un chorégraphe. Je ne cherche en aucun cas à me faire le représentant de la communauté du voguing.


Concernant la danse post-moderne, avez-vous travaillé sur certaines questions spécifiques soulevées par les danseurs de la Judson Church ?


Trajal Harrell : Ma réponse à cette question est dans la continuité de ma réponse à la question précédente : la Judson Church a évidemment dans l'histoire officielle de la danse une place que n'a pas le voguing. Du coup, on se focalise souvent sur les références au voguing dans mon travail, mais on fait abstraction de ma relation au post-modernisme ; votre question me permet de réparer cette omission. Au début des années 90, l'esthétique et les principes de la Judson Church ont fourni certaines des bases à partir desquelles la danse contemporaine s'est repensée : en premier lieu le rejet du spectaculaire, de la virtuosité et de la théâtralité, et la réduction de la danse à ses éléments essentiels. J’ai été profondément surpris de découvrir qu’à la même époque, la tradition du voguing utilisait les constructions de genre, l'artificialité et la théâtralité afin de créer une authenticité fictionnelle – appelée « realness ». Ceci m’a amené en 2001 à adopter une position critique nouvelle vis-à-vis de la Judson Church. à l'époque, on avait l'impression que le monde de la danse contemporaine était dans l’impasse, englué dans un recyclage continu des idées issues de la Judson Church et du « no manifesto » d’Yvonne Rainer. Je voulais proposer quelque chose de nouveau – alors même que la nouveauté était considérée comme taboue, marquée d'impossibilité. Dans ce sens, le filtre du voguing permettait d’envisager l'idée selon laquelle la Judson Church aurait réduit la danse à ses éléments essentiels comme étant elle-même une fiction. En réalité, ces éléments soit-disant essentiels ne fonctionnent qu'à partir de leur propre spécificité socio-culturelle et de leur authenticité fictionnelle. Réalisant cela, j'ai alors pu commencer à travailler, chorégraphiquement et esthétiquement, en utilisant une autre perspective sur la danse contemporaine. Et 12 ans plus tard, le discours commence à changer dans la danse contemporaine. Ce qui m'intéressait, c'était d'ouvrir un nouvel espace de réflexion au sein de la danse – et non d’engendrer une polémique sur l’identité, ou d'ouvrir toutes grandes les portes pour y faire entrer le voguing. Cela me paraissait en effet aller de soi, même si, lorsque je suis venu pour la première fois en Europe en 2005, personne dans le milieu de la danse contemporaine ne savait ce qu’était le voguing. Aujourd’hui, la plupart des gens qui s’intéressent a la danse savent ce qu’est le voguing, et cette forme d’expression commence a être de plus en plus inscrite dans les représentations contemporaines. Je suis assez fier d'avoir participé à ce changement, mais en un sens, il s'agissait d'un point d'inclusion assez évident, qui était suggéré par la proposition elle-même. Ce qui l'était moins en revanche, c'était la manière de repenser l'héritage de la Judson Church. Pour moi, la danse contemporaine était devenue un cliché de conceptualisme ennuyeux, et je ne le supportais plus. Ce que je voyais au théâtre, la plupart du temps, me donnait envie de hurler. Comme le disait la romancière Toni Morrison : « Il m’était devenu impératif de faire le type de livres [danses] que j'avais envie de lire [voir] ».


Lorsque j'ai découvert le film Paris is burning, un des éléments qui m'a le plus frappé est cette idée de « realness ». Comment le décririez-vous ? S'agit-il d'un élément que vous cherchez à déplier dans votre spectacle ?


Trajal Harrell : « Realness » concerne la capacité d'un voguer à imiter l’apparence, les manières, le comportement et le mouvement d’une personne occupant un « rôle » social différent du sien. Ces rôles peuvent être définis à travers le genre, la condition économique, les occupations, la beauté, le masculin/féminin, l'athlétisme, le type de corps, etc. Il s'agit de « marcher la marche », ou de « parler la parole » de cette personne. En d'autres termes, le « walker [marcheur] » (terme employé pour définir la personne qui concoure et défile dans les différentes catégories d'un bal de voguing) doit être capable de se faire passer pour quelqu'un d'autre que lui/ellemême. Le « walker » faisant montre de la plus grande plausibilité, ou de la plus grande véracité – selon le jugement d'un panel de juges – l'emporte. Il/elle a donc le plus de « realness ». Étant donné que ces « walkers » sont avant tout des afro-américains ou des latinos gays, lesbiens, transexuels ou transgenres, appartenant pour la plupart à la classe ouvrière, cette faculté de pouvoir être perçu en tant que businessman de wall street, athlète hétérosexuel, ou militaire possède une charge ironique évidente. Dans mes performances, « realness » est un aspect important du régime performatif avec lequel nous travaillons. Il s'agit d'un mode opératoire permettant à la performance de se déplier – et non l'inverse.


Un autre aspect qui m'a semblé passionnant est la façon dont ces danseurs récupèrent et détournent les codes de la culture dominante, blanche et hétérosexuelle. Est-ce que cette réappropriation a été un point de départ dans vos recherches ?


Trajal Harrell : Vers 2001, j'ai commencé à penser mon travail scénique en tant que rencontre imaginaire entre ces deux traditions. Mon point de départ a donc été de me rendre à des bals de voguing et à des défilés de mode. J'ai utilisé le « catwalk », ou podium de défilé, comme signature pour cette rencontre théorique. J’ai ainsi choisi d’en faire le site du mouvement quotidien (élément partagé par les deux traditions du Voguing et de la Judson Church) – site où ces deux traditions pourraient entrer en friction aux côtés d'un autre ensemble de codes et de procédures. J'ai ainsi engagé une recherche sur l'histoire du déplacement, du mouvement sur les « catwalks » et des spectacles de mode. Si l'on observe cette histoire de l'industrie de la mode, on y découvre une histoire en développement constant, ainsi qu'une pédagogie du mouvement. Néanmoins cette histoire n’est pas écrite, elle apparait à travers l’observation des pratiques et de l’expression corporelle utilisée par les mannequins. La tradition du voguing s'est appropriée beaucoup des codes de cette histoire et de cette industrie. Et c’est la raison pour laquelle le « catwalk » en tant que site est devenu le point de départ de ma réflexion sur le Mouvement Quotidien et sur la construction qui en découle. Cette construction a conduit à la création d’Antigone Sr. après douze années de recherches. Mais si l’on regarde mon premier travail sur cette recherche, en 1999 – It is Thus From a Strange New Perspective that We look back on the Modernist Origins and Watch It Splinterring into Endless Replication, le point de départ décrit ci-dessus apparaît très clairement. En ce sens, on peut dire que la série Twenty Looks est le point culminant de quinze années de recherches et de développements.


Qu'est-ce qui vous a amené à cette idée de ré-envisager le théâtre grec à travers le double filtre du voguing et de la danse post-moderne ?


Trajal Harrell : Lorsque j’ai voulu créer la taille (L) de la série, il m’est apparu que je devait penser « en grand » (« large » en anglais). Et pour ce faire, il me semblait important de mettre mon travail performatif en relation avec les fondations du drame occidental. A l’époque de la Judson Church, on peut dire que l'esthétique était « anti-grecque », dans la mesure où ces danseurs se révoltaient contre Martha Graham et contre ce que beaucoup d'entre eux ressentaient comme sa période « tragédie grecque exacerbée ». Il m’a donc semblé intéressant – à travers le postulat de départ du déplacement de Harlem vers le Greenwich Village – d’envisager qu’il y avait peut-être là une opportunité pour repenser cette perspective. Par conséquent, les questions esthétiques essentielles sont devenues : comment « voguer » une tragédie antique ? Quels nouveaux sens peuvent être produits par cette opération et quelles nouvelles relations au public du théâtre contemporain celle-ci peut-elle permettre ? Ainsi, nous avons vogué des voguers voguant la pièce Antigone.


Dans votre note d'intention, vous développez l'idée que les codes du voguing tel que le travestissement sont peut-être moins éloignés qu'on pourrait le croire des codes esthétiques du théâtre antique. En un sens, la question est moins « est-ce que ce parallèle est juste », que « comme cela fonctionne-t-il » ?, « qu'est-ce que cela fabrique ? ». Comment fonctionne cette friction – produisant de nouveaux points de vue sur le corps contemporain ?


Trajal Harrell : Le parallèle entre les codes du voguing et ceux du théâtre antique me paraît en effet pertinent. Comment cela fonctionne t-il ? La question est judicieuse. En effet, je n’ai, à ce jour pas encore lu un seul essai, un seul texte abordant la relation entre ce qui a été inventé dans la Grèce antique et les bals de voguing dans les années 60 à Harlem. Pour autant, ne prétendons pas que la possibilité d’un tel rapprochement n’est pas significative. L'Histoire est pleine de trous, de failles, et mon travaille se positionne à l’intérieur de ces failles. Je suis particulièrement intéressé par la manière dont l’imaginaire peut aider à repenser les omissions présentes dans notre Histoire officielle. Et en ce sens, je crois que le spectacle peut être un médium pour ré-imaginer collectivement les impossibilités de l’Histoire, et ainsi faire place à de nouvelles possibilités dans le monde que nous créons.
Je n'oublie pas, néanmoins, que la tragédie d'Antigone se déroule au sein d'une cour royale, donc d'un lieu riche en modèles de comportements codifiés et en apparences très travaillées – dont raffole le voguing. Je n'oublie pas non plus que le théâtre grec était produit dans des contextes de très haute effervescence bachique, festive et bruyante – dont la tradition d'analyse théâtrale axée sur le seul texte académique a fait perdre le cours fiévreux. Et cela, en complément de ce qui précède, aboutit à ma présentation du mythe d’Antigone sous la forme d’Antigone Sr.


Comment vous est venue la figure d'Antigone, à quelles significations est-elle attachée pour vous ? Et comment peut-on interpréter le « Sr. » ajouté à son nom ?


Trajal Harrell : On a trop souvent tendance aujourd'hui, en voyant des hommes jouer des rôles de femmes, à classer ces formes dans la case « drag », « travesti », « camp », ou à baser nos conclusions sur les notions d'identité sexuelle ; mais les identités sexuelles, dans la Grèce antique, n'appartenaient pas aux catégories que nous utilisons aujourd'hui. Tous les rôles féminins du théâtre grec étaient joués par des hommes – du seul fait de l'exclusion des femmes du régime de la citoyenneté. Bien des analyses ont tendance à s'en tenir à ce constat, de manière assez paresseuse me semble-t-il, quand tant de questions se posent à partir de là.
Peut-être que leur manière de mélanger les genres possédait ses propres codes et références. On peut peut-être imaginer qu'il existait une forme de « realness du théâtre grec », où, comme dans le voguing, les genres et les statuts sociaux étaient révélés en tant que constructions de codes, de mode et de mouvement ? On oublie trop vite, à cause des couches d'interprétation classiques, que le théâtre de l'antiquité était intrinsèquement politique, et que son but était également d'éduquer, et potentiellement de problématiser les responsabilités portées par les citoyens d'Athènes (tous les hommes).
Par ailleurs, comment le travestissement des rôles du théâtre fonctionnait-il ? Comme un engagement visant à questionner la potentialité d'une citoyenneté féminine ? Est-ce que ces artistes – acteurs, metteurs en scènes, auteurs – utilisaient cette performance spécifique dans le but de déplacer les croyances politique de l'époque ? Dans Antigone, quelle tension travaille entre l'exclusion des femmes hors du plateau et la figure de cette jeune femme de sang royal qui s'élève contre la plus haute autorité du pays – le roi – non seulement par l'action et par la loi, mais aussi par le débat et l'intellect ? Même si son statut de femme rend ses actions d'autant plus polémique, j'essaie d'explorer sa féminité comme un figure de politisation, afin de repenser les droits des deux genres dans la Grèce antique ; mais également en tant que contexte performatif antique, à la manière d'un « trouble dans le genre » peut-être pas si éloigné de nos discours contemporains.
Quant au sigle « Sr. » apposé au nom d’Antigone, il y a également une pièce nommée Antigone Jr. dans la série. Sr. fait simplement référence, en terme de taille, à la taille supérieure.
Dans les traditions américaines et anglaises d’attribution du prénom à un enfant, le « junior » est le fils d'un père portant le même prénom. Le père est le « senior » (Sr.). Ainsi, Antigone Sr. se rapporte à l'idée de représenter Antigone dans le sens des idées évoquées précédemment. Antigone Sr. est peut-être une impossibilité, rendue possible uniquement par la performativité. C’est ce qui motive mon travail. Et cela ne peut être activé que sur scène, dans l'ici et maintenant.
Ceci répond peut-être également à votre autre question sur ma façon de travailler avec les danseurs. Nous travaillons sur le fait de performer. Nous travaillons sur le théâtre comme verbe. Et cette dimension ne peut s'actualiser ou se réactualiser par une captation. Le texte de la pièce est une forme d'enregistrement que nous utilisons afin de saisir la conversation, mais Antigone Sr. n'est activée que dans la rencontre entre les performeurs et le public. Cela n'arrive que quand cette rencontre a lieu.

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