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Another Sleepy Dusty Delta Day

+ d'infos sur le texte de Jan Fabre
mise en scène Jan Fabre

: Entretien avec Jan Fabre

De quoi est fait votre nouveau spectacle, Another sleepy dusty delta day ?


Jan Fabre : Je suis parti d’un refrain d’une chanson de Bobbie Gentry, Ode to Billie Joe, écrite en 1967 à propos d’un jeune homme qui s’est suicidé en se jetant d’un pont.
It was the third of June, another sleepy dusty Delta day/
I was out choppin’ cotton and my brother was balin’ hay/
And at dinner time we stopped and walked back to the house to eat/
And Mama hollered out the bach door “y’all remember to wipe your feet”/
And then she said “I got some news this mornin’ from Choctaw Ridge”/
“Today Billy Joe MacAllister jumped off the Tallahatchie Bridge.”
Cette chanson m’a intrigué pour plusieurs raisons. C’est le récit d’un suicide : une adolescente est attablée avec sa famille pour le repas du soir. Sa mère annonce que Billy Joe s’est donné la mort en se jetant d’un pont. Tandis que les membres de la famille évoquent des souvenirs de Billy Joe et discutent des petits tracas du quotidien en se passant les plats, la mère s’aperçoit “au passage” que sa fille a perdu l’appétit. C’est sur cette toile de fond que naît peu à peu l’intérêt pour le non-dit dans l’histoire. Qu’est-ce que la jeune adolescente et Billy Joe ont jeté ensemble de ce pont ? Avaient-ils une relation secrète ? À partir de cette balade, le spectacle mêle une réminiscence autobiographique, puisqu’il revient sur la mort de ma mère, et un travail chorégraphique avec Ivana Jozic, la performeuse avec laquelle je collabore depuis plusieurs années. Nous avons déjà créé ensemble L’Ange de la mort en 2004.


Pourquoi avoir choisi cette chanson ?


La mort de ma mère, rongée par un cancer, a été un moment terrible de ma vie récente. J’ai assisté à son agonie pendant quatre semaines. Elle étouffait peu à peu. Après, j’ai décidé que je ne mourrai jamais comme cela, que je contesterai ce type de mort et la nature, en provoquant ma propre fin, en sautant du pont, moi aussi, juste à temps pour ne pas avoir à subir ce genre de mort outrageante. À ce moment, le refrain de cette chanson, que je connaissais bien, s’est imposé à moi comme le symbole de ce choix. Décider de ma propre mort. J’ai écrit un texte sur cette idée, un texte très personnel, qui est “joué” par Ivana Jozic, qui le dit à sa façon pendant le spectacle. Ce texte et ce personnage se mêlent à l’inspiration venue de la chanson de Bobby Gentry, qui, elle, se matérialise durant la performance par la lettre que reçoit Ivana, et qu’elle lit, chante et danse.


Vous choisissez la forme du solo. Quel sens prend pour vous cette forme ?


Le spectacle est habité par l’idée et la forme du saut dans le vide : le corps qui se donne à la mort, qui s’ouvre à la nature et à l’acte de vouloir voler, mais aussi à la chute, à l’écrasement contre le sol, à la noyade dans l’eau de la rivière. C’est une recherche corporelle et sensible sur le saut et le vide. Le saut dans l’inconnu, le saut dans le noir, la nuit, l’ombre. D’une certaine façon, cela reprend en un seul spectacle l’ensemble de mon travail, qui a toujours tourné autour de ce saut vers l’inconnu, de cet acte qui apparaît comme le geste de la post-modernité par excellence. Cette manière de dire adieu au monde est pour moi un memento mori, une célébration de la fracture.


Pourquoi retravailler avec Ivana Jozic ?


Parce que je l’aime, tout simplement. Elle était à Bruxelles pour reprendre L’Ange de la mort, que nous avions créé ensemble il y a trois ans, et j’ai eu l’envie de faire ce nouveau spectacle avec elle. C’est une actrice fantastique, rigoureuse, précise, intelligente, et cela m’a stimulé dans l’écriture de ce texte. Elle parle exactement de la même manière dont elle bouge, elle articule chaque mot, chaque syllabe, aussi précisément que chacun de ses gestes est dansé ou que chacun de ses actes est joué sur la scène. C’est très étonnant : elle ressemble à un instrument de précision. Il faut être à la hauteur de cette précision. On travaille ensemble intensément depuis cinq ans, on commence à bien se connaître. C’était important. Ce spectacle et ce texte sont donc comme un manifeste. Je dis la manière dont je veux mourir, je dis mon amour pour Ivana et nous disons ensemble la façon dont nous voulons travailler. C’est un manifeste à propos de la liberté de chacun devant la mort.


Comment avez-vous approché ce travail chorégraphique ?


Je sortais de mon exposition au Louvre, qui a ouvert en avril dernier. Et je me suis replongé avec gourmandise et une certaine ferveur dans ce travail chorégraphique. C’était intense et jouissif. J’ai fait cela avec une certaine fureur et beaucoup d’ardeur. Assez vite pour ne pas perdre cette énergie. Comme si cela était dans la continuité d’un même mouvement. Cela s’adaptait bien au sujet même de la chorégraphie, ce saut vers l’inconnu. Et je dois dire qu’Ivana a aimé, elle aussi, travailler de cette façon, dans une certaine précipitation, avec cette soudaineté, ce mouvement de la chute après l’envol volontaire de l’homme. Cette investigation du mouvement nous a tenus concentrés durant quelques semaines, et ce fut très intense.


Comment avez-vous travaillé ensemble ?


Au début, nous improvisons beaucoup, nous essayons des tas de choses. Puis on élimine peu à peu la plupart de ces essais. Avant que le texte que j’ai écrit ne s’impose à nous, et vienne rendre plus précis le travail chorégraphique et scénographique. C’est ce mouvement-là. On commence par les improvisations, assez nombreuses et libres, puis quand vient le texte, j’analyse ce qu’on a fait et nous élaguons ensemble en coupant dans les mouvements et les gestes. Ce qui décide, en définitive, c’est le texte. C’est lui qui me rend précis. Quand je chorégraphie, j’aime, au final, être très exact.


La dernière fois que vous êtes venu à Avignon avec vos spectacles, c’était en 2005. Vous étiez l’artiste associé et tout le monde s’en souvient ! Vous revenez au Festival dans quel état d’esprit ?


C’est d’abord ma manière d’être aux côtés de Romeo Castellucci, qui est un ami que j’aime et un artiste que j’apprécie énormément. Car ce qui s’est passé, il y a trois ans, n’était pas toujours très agréable. C’était épuisant, usant, difficile, injuste souvent, et j’avais l’impression de ne pas pouvoir répondre avec mes propres arguments ou mes propres armes. J’étais entraîné sur un terrain qui n’était pas le mien, même si j’aime la polémique et la provocation. Mais là, j’ai trouvé que la situation était biaisée. Cependant, je garde un bon souvenir général de cette édition du Festival. Je crois que les gens ne sont pas encore lassés de moi ! Et avec le temps, on s’aperçoit même qu’il s’agit d’un moment important pour le Festival. Cette édition 2005 a pris une consistance, même internationale, qui a dépassé de loin les arguments parfois dérisoires de la querelle. Les gens en parlent encore, de façon parfois très intéressante, stimulante, et cela reste pour moi une expérience décisive. Je pense sincèrement que, cette année-là, Vincent, Hortense et moi avons fait du bon travail. Les choix étaient justes et nos arguments frappants, même si sur le moment ils n’ont pas été très bien entendus ni compris.


Rétrospectivement, ce fut donc un Festival très important…


C’est ce que je crois. Et plus le temps va passer, plus il apparaîtra comme important. J’en suis persuadé. C’est à partir de cette année 2005 que le Festival s’est en quelque sorte refondé. La programmation, l’esprit, tout reste ensuite fidèle à cette année-là, et aux luttes que cette édition a engendrées. Le risque, en 2005, est revenu au centre des créations du Festival, et c’était important. La ligne, le concept, étaient très clairs. Sinon, on poursuivait dans la sécurité et la torpeur, ce qui aurait été une démission et une paresse. Mentalement, ce fut sur le moment difficile à supporter. Mais intellectuellement, ce fut rétrospectivement une bonne réponse apportée pour l’avenir du Festival.


Vous créez Another sleepy dusty delta day dans la Chapelle des Pénitents blancs… C’est un lieu que vous connaissez…


Oui, c’est très important. J’aime l’esprit de ce lieu, qui est à la fois une église ancienne et un espace de théâtre qui nous vient des années 1970. J’aime beaucoup la couleur de cette chapelle, la matière même des murs, et la patine de ces pierres, la dimension de l’espace. Pour moi, les Pénitents blancs représentent l’essence même d’Avignon et de son Festival. Je suis ravi d’en être de nouveau et d’y être cette année !


Propos recueillis par Antoine de Baecque en avril 2008

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