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Animal


: Notes d'intention

Une aventure qui a pris son temps
Il y a plus de deux ans maintenant, Roland Fichet m'a lu une pièce : Ca va. Il y eut trois autres lectures par la suite, qui ont vu la pièce changer de titre, de lieu, gagner un personnage (Chienne) et, surtout, affirmer son caractère épique, déjà perceptible, mais largement amplifié par l’apparition, en regard des dialogues, d’un récit qui devient la trame, ou plutôt la toile dans laquelle ils se prennent.
Ainsi, j’ai vu la pièce se métamorphoser, changer radicalement de structure et sortir des frontières… Très tôt, j'ai vu dans ces deux écritures – dialogue/récit - la possibilité d’aborder les rapports entre un chœur et des protagonistes. L’apparition de l’Afrique - non seulement d’un territoire, mais aussi de l’Autre - n’a fait que renforcer mon désir de mettre en scène le texte. Aussi, j'ai poussé Roland à aller au bout de l’écriture d’Animal sans se soucier de rien d’autre. J’y trouvais tout ce qui permet à un projet de gagner la dimension d’une aventure où il y a à apprendre et à désirer, où l'on puisse prendre la parole, mesurer le prix du théâtre.


"La parole est malade"
A une époque, on s'accordait à penser que la parole était malade. Aujourd’hui, cette évidence semble oubliée et l’entretien de la parole est abandonné par ceux-là mêmes qui en ont la charge : elle gît dans le langage mort des communicants, au premier rang desquels se trouvent les représentants du corps politique.
Une anecdote. J’étais dans un commissariat pour payer une amende. Devant moi, un policier en civil râlait parce qu’on lui avait mis une contravention. Tout en lui indiquant le moyen de « la faire sauter », un autre policier lui disait qu’il y avait eu du changement et que la loi s’appliquait à tout le monde. (Cette tirade était-elle destinée aux quidams qui, contravention en main, venaient, obéissants, s’acquitter de l’amende ?) Le policier en civil s'est alors retourné vers moi et m'a dit : « L’intégrité c’est ce qu’on vend au public ». Ce n'est pas le cynisme de la phrase qui m’a choqué - il y a belle lurette que je ne me fais plus d’illusions à ce sujet – mais un tout petit glissement sémantique : les citoyens devenaient le « public ». C’est mon métier de le relever et d’essayer d’entretenir le vocabulaire, le mot, la parole.
Pourra-t-on encore - mais n’est-ce pas déjà trop tard ? - donner sa parole, si l’on abandonne son entretien, si l’on déserte le territoire de la langue au profit des communicants. Et si la communication était la part congrue des visées du langage ?
Les personnages d’Animal savent qu’ils sont malades ; ils parlent comme des malades, comme nous ; mais leur parole est captive d’une autre, civilisée, policée, lessivée, qui résonne peu. C’est ce récit « autour », ce commentaire, qui sera pris en charge par le chœur.


La Catastrophe a déjà eu lieu, elle nous laisse sur le flanc et pourtant ça remue encore, ça vit encore !
Si la Catastrophe était déjà arrivée, que ferions-nous ? Et puisqu'elle a déjà eu lieu, que faisons-nous ? Recommençons à penser le commun !
Une autre anecdote. Nous étions, avec Roland Fichet et des acteurs africains, dans une camionnette entre Saint-Brieuc et Binic. Les acteurs se sont mis à chanter les chansons qu’ils avaient appris, petits, à l’école. Pendant vingt minutes ils ont enchaîné les chansonnettes ou les poèmes, qu'ils concluaient toujours en mentionnant le nom et l’adresse parisienne de l’éditeur du manuel scolaire, éclatant de rire entre chaque texte. Pourtant originaires de quatre pays différents, ils connaissaient tous ces chants qu'un instituteur français leur avait appris. Ils riaient, derrière, et moi j’essayais tant bien que mal de dissimuler mes larmes. Mieux que par n’importe quel discours politique ou historique, j’étais en prise avec l’Histoire, celle de mon pays et de son empire. Ils riaient, je pleurais, et il me semblait qu’ils savaient quelque chose de la vie que j’ignorais… Une vitalité, malgré tout, une vitalité tant qu’on n'est pas mort, même si la vie est précaire, dangereuse.
Roland a su traduire cette vitalité dans Animal.
Après la colonisation, la mort de la Nature, des hommes qui ne pensent plus que par eux-mêmes, pour eux-mêmes, en dehors et au mépris du vivant et de la Nature.
Je crois que le sentiment de la vie nous est donné dans le rapport que nous entretenons avec la Nature. Sorti du cycle de la grande Nature (on élève de la viande sur pied, où sont les animaux ?), l’homme est une espèce tueuse, sans égards. J’assiste comme tout le monde à la mise en coupe réglée de la planète, la Nature s’éteint, et ce mouvement va s’accélérant.
L'’homme est occidentalisé ("libéralisé") avant d'avoir une couleur de peau ou une langue. L’époque a changé depuis Les Nègres de Jean Genet. Il ne suffit plus de souhaiter que les Noirs accèdent à ce qu'ont les Blancs. Pourtant, les colons, les esclaves, sont toujours plus nombreux, rassemblés dans de petits territoires isolés au sein d'une mondialité lisse. La couleur ne suffit plus à déterminer qui est le colon, l’esclave, à qui appartient le capital.
Des hommes considèrent une bonne partie du reste des leurs (l’humanité ?) comme appartenant à cette Nature qu'il faut domestiquer, capitaliser, détruire.
C’est ça, la Catastrophe !


L'odyssée d'une famille
La Catastrophe a eu lieu dans Animal. Les personnages en sont les acteurs pathétiques. Nous les prenons à la toute fin de leur parcours, dans leur dernier voyage, qui va les mener de la vielle concession coloniale, située au cœur de la forêt, à l’aéroport CHARLES DE GAULE, où ils mourront doucement, essayant de téléphoner et de jouir d’une dernière extase improbable. Que le fils meurre avec le père et la femme avec la jeune fille ! Le désir de vivre brûle, le désir se manifeste, se fait entendre jusqu’au dernier souffle !
Le Père, le « responsable », l’increvable, que le fils n’arrivera pas à tuer…
Le Fils raté, qui vit dans l’ombre du père, revanchard et puceau…
Fricaine, la femme, l’amante, la mère qui n’a pas pu se déprendre de cet homme, qui a tout renié pour lui… Il ne lui reste plus qu’à aller au bout de la logique coloniale : tout détruire, tuer tous les animaux, pour rien, et construire un mur… un mur de plus, qui contribue à la Catastrophe Iche, la jeune femme, elle aussi amante du père, l’idiote, la perdue…
Will, l’élu invisible, le fils que le père se choisit, le nègre albinos, le Chant, que le père rêve de ramener en France pour en faire une star des plateaux télé, un chanteur, et décrocher le gros lot …(le corps, la voix de l’indigène qui font fantasmer l’occident, l’excitent)
Chienne, qui revient du royaume des morts et va les accompagner dans leur dernier voyage. La chienne battue à mort pour rien, pour passer ses nerfs, revient en one-woman pour faire son show…
La sacrifiée revient, fantôme grotesque et bouffon, pour annoncer le départ. Le mouvement est impulsé par l’explosion finale, qui les modifie, un peu…ils ont tous la même couleur !
L’élan est donné, ils s’embarquent, et en route vers « l’élu » qui habite au milieu des eaux, une terre d’après le déluge, une renaissance possible ? Ratage ! C’est pas pour cette fois ! D’où va-t-on repartir alors ? Arrivés au pays de cocagne où, d’emblée, on perd le peu qui reste, il n’y a plus qu’à…dormir, mourir peut-être ?
On suit ce quintet improbable (ils n’ont que des souvenirs de rapports ; il ne leur reste que le deal)
Ce n’est pas la faute des pères, c’est celle des hommes qui ont lâché les femmes, les fils, la vie ! Cet homme rencontre cette femme dans la forêt. Ils s’aiment, elle le suit et se perd par amour… une vieille histoire renversée.
Une histoire d’amour, non pas trahie, ni déçue, mais outrée jusqu’à la perte de soi, de son origine.
La pièce de Roland Fichet est délicate en ce sens qu’elle ne renonce pas à reprendre les vieux mythes, les vieux fantasmes et les idées reçues, et à essayer, à partir de là, de penser un monde possible au risque de l’incompréhension, de la polémique. Ce n’est pas une parole communicante, mais une parole d’homme qui ne se simplifie ni ne se résume. Elle réclame un face-à-face, une confrontation des corps, de la présence. Elle n’apporte aucune réponse, elle vient soutenir la question.


La vitalité de la langue
Une vitalité - je ne dis pas : un espoir - gît dans la langue. Rares sont ceux qui savent la raviver. Dans Animal, Roland Fichet y réussit. Il poursuit ses recherches sur l’oralité en les poussant très loin. Oralité : non pas le retour à un langage brûlé du quotidien, mais la volonté d’exalter le plaisir de dire. Cette exaltation naît non seulement de l'acte de nommer, mais aussi de la « musique » de la langue, qui la fait résonner bien au-delà de sa signification.
Celle-ci ne doit pas être instrumentalisée, mais jouée, interprétée. Seul le rapport sensible et incertain aux mots peut nous aider à fonder notre existence. Il n’y a que dans ce rapport poétique que le mot entraîne l’action (l’agir). Réduire la langue à la communication, c'est l’évider, l’empêcher d’entrer en vibration et la dérouter de sa visée première, celle de ne pas nous laisser tranquilles.
C’est une langue qui ne se révèle que dans un corps-à-corps avec elle, dans l’étreinte. La pièce s’inscrit dans l’Histoire ! Elle ne renonce pas à la fable, aux personnages, à leur caractérisation… C’est une pièce qui raconte !


L'Afrique
La confrontation avec l’Afrique s’imposait. Résolument et avec insistance : il n’y a que l’Autre, l’étranger à soi, qui puisse faire avancer. L’Autre, pas pour le piller, ni même s’en servir, mais pour apprendre avec… vivre !
Nous travaillerons en Afrique, un moment, si possible à l’extérieur. La chaleur, l’humidité de l’air, la sensualité bien particulière qui apparaît quand l’air lui-même est une matière perceptible, à traverser. Je veux que les acteurs fassent cette expérience pour pouvoir en rendre compte sur le plateau.
Je suis de plus en plus attiré par la question de la traduction, sur un plateau, du sentiment que provoque en nous la confrontation avec la Nature. Ce souci est omniprésent dans Animal, et c’est une des raisons qui me poussent à travailler à sa mise en scène.
Je vais constituer une équipe composée d’acteurs de plusieurs pays africains et français. Des « langues françaises », des accents vont venir mettre au travail la pièce, d’autres pratiques de théâtre.



Frédéric Fisbach
Février 2003

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