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Agamemnon

+ d'infos sur le texte de  Sénèque traduit par Florence Dupont
mise en scène Denis Marleau

: Entretien avec Denis Marleau et Stéphanie Jasmin

Propos recueillis par Laurent Muhleisen, conseiller littéraire de la Comédie-Française

De l'attente et de la projection à la métamorphose
Dès notre première lecture, ce qui nous a semblé caractériser l'Agamemnon de Sénèque par rapport à une organisation classique de la tragédie aristotélicienne, c'est sa structure atypique, trouée, en apparence mal proportionnée et sans enchaînement causal. La pièce, en effet, est divisée en plein centre par un monologue d’une longueur exceptionnelle – celui du messager Eurybate racontant le naufrage de la flotte grecque – autour duquel gravitent quatre choeurs alternant avec des scènes parlées où l'action est quasiment inexistante. Il s’agit d’une dramaturgie de l'attente, celle d’Agamemnon qui revient chez lui après dix ans de guerre à Troie et qui apparaîtra seulement dans une courte scène avec Cassandre. Tout ce qui est dit au sujet du roi d’Argos par les autres personnages ne fait que multiplier les points de vue pour en dessiner des portraits contrastés voire contradictoires. Il s’agit aussi d’une dramaturgie de la projection. Ici, les choses deviennent visibles parce qu’elles sont dites, et souvent la parole génère des images spectaculaires qui voyagent d’une scène à l’autre, se dépliant dans une pensée verbale, concentrée et elliptique. La représentation chez Sénèque avance ainsi au gré de métamorphoses continues et d’états intérieurs toujours en mouvement chez les personnages, qu’ils soient traversés par des visions ou qu’ils se questionnent sur les actions à poser ou non. La fatalité semble en effet avoir laissé place au libre arbitre de chacun et à la solitude de leur condition humaine. Mais surtout, l’enjeu de ce théâtre, comme l’écrit Florence Dupont, « est de faire voir l’invisible, de faire croire à l’incroyable en imposant le spectacle », un lieu de performance où « devant un mur frontal, des masques étranges, animés par de acteurs juchés sur des cothurnes avec une voix artificielle, racontent des histoires invraisemblables ». Cet Agamemnon de Sénèque nous a captivés autant par sa composition extravagante et riche en émotions que par sa potentialité plastique jouant sur la dissociation, la condensation ou la dilatation, à l’instar d’auteurs d’aujourd’hui qui nous ont marqués ou que nous avons déjà abordés, Carmelo Bene, Elfriede Jelinek, Sarah Kane. La belle traduction de Florence Dupont réussit également à donner du relief au « spectacle des mots » qui se joue dans Agamemnon, faisant percevoir en creux l’aspect synthétique et musical du latin, sa langue d’origine. La qualité de son texte repose sur une langue directe et poétique qui développe des motifs, crée des jeux verbaux, sculpte des rythmes et des « phrases rayonnantes » qui font de la pièce une partition riche à orchestrer.


Désordre et mondes renversés
La furor, une des trois étapes successives que traversent le personnage tragique au-delà du dolor et au bord du nefas (le crime), est cet état de folie qui le fait sortir de lui-même, de l’humain. C’est surtout en Clytemnestre et en Cassandre que s’incarne de façon particulière et entière cette furor durant la pièce, un état qui les anime, les rend vivantes, elles qui étaient anéanties dans la douleur. Cette furor mènera donc au nefas, mais un nefas pris en charge ici par la vision d’une Cassandre triomphante. Ce passage de l’autre côté de la condition humaine prend appui sur la structure même de la pièce dont on pourrait distinguer trois grandes parties. La première correspond à l’attente d’Agamemnon ; une attente qui génère dans le palais d’Argos le malaise, le doute, l’indécision et le questionnement des actions à commettre et dont les symptômes vont de la torpeur aux accès de furie. La deuxième étant le récit de la tempête où se métaphorisent les motifs de ces tourments intérieurs en un déchaînement de vents, de vagues et de noirceur dans lequel s’engouffrera la flotte grecque, l’armée d’Agamemnon subissant une démonstration impitoyable de l’imprévisibilité et de la force destructrice des éléments et des dieux. Ce renversement du monde a ainsi transformé les vainqueurs en vaincus, à l’instar des personnages qui sont au bord du nefas, prêts à franchir la frontière qui les sépare de l’humanité. La troisième partie commence par une brève apparition d’Agamemnon, un « survenant » échoué plus que victorieux, et sur lequel s’accomplira ensuite, par les mots de Cassandre, le nefas, ce passage concret et violent de l’humanité vers la monstruosité. Et tous en seront transformés, à l’image du « cours de l’histoire (qui) se renverse ». Au cours du travail en répétition nous nous étonnons de cette capacité du texte à convoquer le théâtre, à en éprouver les codes. En effet, chaque personnage semble induire sa propre théâtralité, incarnant un état, un moment, une façon changeante d’être au monde, à l’image des multiples renversements de la pièce ; un trauma qui fait souvent basculer le personnage du rire aux larmes, d’un seul coup. La courbe ascendante de la représentation sans chute finale dont nous parle Florence Dupont, ne s’appuyant pas sur le dévoilement ou un dénouement, ne pouvait se jouer, selon nous, que par la déconstruction du théâtre. Un théâtre de décombres, à l’image de ce tableau d’une famille en ruine dont parle Électre, et qui fait apparaître l’intimité domestique de cette tragédie autant que les artefacts d’une mémoire archaïque qui nous échappe.


Incarnation et démultiplication
Assez tôt, dès nos premières lectures nous avons eu l’intuition d’une approche spéculaire des choeurs en les faisant jouer par les personnages de la pièce (Agamemnon, la Nourrice et Cassandre) ainsi que l’ombre de Thyeste par Égisthe. Ce parti pris de déplacer et de dupliquer leurs figures par le biais de la projection vidéo nous permet de faire circuler et d’entremêler leurs voix de façon intime, d’augmenter la tension tragique en faisant entendre un discours émotionnel au lieu de limiter le rôle du choeur à un commentaire distancié ou à une méditation philosophique. Un déplacement qui donne une sorte d’expansion au personnage, une autre résonance à travers la forme chorale. Par exemple, dans la première ode sur l’instabilité du Pouvoir et de la Fortune, il s’agit moins de préparer le spectateur à des événements tragiques que de distiller un sentiment d’inquiétude et de précarité chez Agamemnon pris entre la norme et la démesure de sa destinée. Dans le deuxième choeur joué par la Nourrice, une angoisse indicible, un trouble, un sentiment de malaise semblent ainsi émaner des prières du peuple d’Argos qui célèbre le retour de son roi. De la même façon, le choeur de consolation des Troyennes, sous les traits de la jeune Cassandre, se bute à une autre partie d’elle-même, irréductible, et dont le deuil ne pourra jamais s’apaiser. Dans le dernier hymne de la pièce où sont décrits les exploits d’Hercule, le choeur proféré par la voix d’Agamemnon vient prendre le relais de ses prières adressées à Jupiter et qui vont s’abattre sur Cassandre qui en récupérera l’énergie dévastatrice. Sur l’autel, la prêtresse d’Apollon deviendra la créatrice d’un spectacle qui, faisant advenir le nefas, va permettre au chaos définitif de s’accomplir.


Le visage projeté comme paysage intérieur
Dans notre travail, l’apparition du masque dans la représentation d’Agamemnon évoque moins le masque théâtral antique que le moulage funèbre et la sculpture romaine du portrait réaliste. Ce masque empreint d’humanité malgré son étrangeté nous déplace dans un « entre-deux », celui d’une intimité entre la vie et la mort, mais cela dans une toute autre perspective par rapport aux Aveugles de Maeterlinck où dans une obscurité totale nous les faisions apparaître. D’emblée, nous avons situé les choeurs dans un hors-champ, à la limite de l’aire de jeu au-dessus de laquelle ils font irruption et dont le point de convergence reste toujours un visage. Un visage surdimensionné qui devient le lieu expressif d’une identité qui passe par le regard, en soi et sur les autres. Un regard qui rejoint ce que Deleuze raconte sur le gros plan en tant qu’ « imageaffection » et qu’il définit comme « l’ensemble d’une unité réfléchissante immobile et de mouvements intenses expressifs qui constitue l’affect ». Rien n'est complètement figé dans ces masques immobiles qui font percevoir leur humanité, tandis que les personnages sur scène font entrevoir le monstre qui les déplace hors d’eux-mêmes. Une furor que traduit Florence Dupont par « folie » et qui implique cette distinction entre quelqu’un qui est dans l’humain et quelqu’un qui ne l'est plus. Un furor que la traductrice définit encore comme une « absence à soi-même, une dépouille vide, cherchant à s’emplir d’une nouvelle identité ».


Espaces de ténèbres
Le thème de l’enténèbrement du monde faisant basculer le jour dans la nuit se déploie dès le prologue de Thyeste. Il se rejoue dans le récit d’Eurybate où « les ténèbres ont vaincu, la lumière est captive ». De même il se déplace chez Cassandre dont l’aveuglement soudain la fait entrer en relation avec le monde des morts, avec ceux de sa famille qu’elle ira rejoindre. Avec Michel Goulet à la scénographie, nous avons voulu traiter l’espace scénique de manière à pouvoir le configurer de façon variable par des feutres ajourés. Un espace mental qui renvoie au principe d’incertitude, à la désorientation ou à la perte de repères que subissent les personnages, à l’image de ces vagues qui les font tanguer intérieurement. Un dispositif qui peut procurer aussi un ressenti du temps qui passe et de ce qui se trame entre les scènes et à l’intérieur de celles-ci par des effets de fragmentation ou de dilatation. Une matière qui laisserait entrevoir une ombre ou les lueurs d’une mémoire enfouie, les images sonores d’une scène primitive. La fluidité et les trouées de ce dispositif oeuvre, donc à la fois comme brouillage et comme révélation, jouant sur notre propre relation à ce théâtre lointain, crépusculaire et plein d’étrangeté qui nous parvient pourtant de façon si directe. Finalement, le seul élément solide de ce décor « feutré » sont les masques eux-mêmes, artefacts de visage lorsque l’image les quitte…

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