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À vif

+ d'infos sur le texte de Kery James
mise en scène Jean-Pierre Baro

: Entretien avec Kery James

par Caroline Bouvier

Entretien réalisé dans le cadre du dossier Pièce (dé)montée


Caroline Bouvier – Comment s’est mis en place ce projet de théâtre ?


Kery James – J’avais une envie de théâtre, j’avais une ou deux idées, mais je n’étais pas convaincu. J’ai commencé à écrire un scénario pour un long-métrage où il y avait aussi cette histoire de plaidoiries et de concours d’éloquence. Pour le cinéma, j’étais obligé de restreindre ces plaidoiries alors qu’au théâtre je pouvais développer, être vraiment bavard. Au cinéma, à l’image, c’est plus compliqué.


C. B. – Vous avez dit que vous aviez envie de théâtre, qu’est-ce qui a motivé cette envie ?


K. J. – Quand j’étais en seconde générale, et j’en ai fait deux, j’avais option théâtre. Au lycée Romain Rolland à Ivry-sur-Seine, j’avais un professeur – j’aimerais bien le revoir d’ailleurs, je ne sais pas ce qu’il est devenu depuis – qui prenait ça très au sérieux. Ce n’était pas juste une option, on ne faisait pas ça pour s’amuser. Il faisait venir un comédien ou un directeur de théâtre, je crois que c’était le directeur de l’Aquarium, qui venait une fois par semaine pour nous coacher. D’ailleurs, dans ma classe il y avait aussi Réda Kateb qui est devenu aujourd’hui un grand acteur. C’était un cours qui me passionnait. J’ai toujours essayé de vivre les textes, de les interpréter réellement, j’ai toujours eu une manière théâtrale de voir la scène. Mais, l’autre aspect important, c’est que les gens qui sont habitués à aller au théâtre ne sont pas forcément ceux qui écoutent ma musique. Donc, pour moi c’était très intéressant de provoquer cette rencontre entre deux mondes, ce que j’appelle les deux France.


C. B. – Qu’entendez-vous exactement par les deux France ?


K. J. – Il y en a même plusieurs, il y en a peut-être même plus que deux. Mais aujourd’hui il est clair qu’il y a la France des banlieues, de ceux qui se sentent concernés ou solidaires de cette France-là, et une autre France, celle à qui les politiques et certains médias s'évertuent à faire croire qu'elles sont opposées, et dont les intérêts seraient inconciliables.


C. B. – Vous pensez que le public de théâtre est plutôt de cette France-là ?


K. J. – Cela dépend des théâtres mais je pense quand même que les gens qui vont au théâtre... Si demain soir au Rond-Point, vous demandez qui est Kery James, je ne suis pas sûr que les abonnés me connaissent ! Mais c’est justement ça qui est intéressant pour moi.


C. B. – C’est aussi une question d’âge, de génération...


K. J. – Aussi, mais dans mes concerts le public va vraiment de 17 à 50 ans. Il y a des gens d’un certain âge qui me connaissent et beaucoup de jeunes de mon public aujourd’hui ne m’ont pas connu par la radio mais par leurs grands frères qui leur ont transmis leur amour pour ma musique. Mon premier disque est sorti en 1992, il y a donc une génération qui a grandi avec moi et qui a transmis à ses petits frères et parfois même à ses enfants ma musique.


C. B. – Comment avez-vous travaillé le texte ? Vous l’avez écrit d’un seul jet ou vous avez travaillé certains passages et ensuite envisagé la construction ?


K. J. – Je procède surtout par thèmes. Par exemple, il y a la question de l’éducation et une réflexion sur la responsabilité de manière générale. J’ai travaillé par sujets. Pour ce qui est de la mise en forme, j’ai essayé de faire en sorte que ce soit équilibré et que les plaidoiries se répondent. Celui qui prend la parole après le premier répond à ce que l’autre a pu dire et avancer comme argument.


C. B. – Comment avez-vous réalisé le projet, une fois le texte écrit ?


K. J. – Je suis entouré par une équipe. Le comédien Yannik Landrein nous a été suggéré par le théâtre du Rond-Point, il y a par ailleurs travaillé en tant qu’ouvreur dans sa jeunesse. Le metteur en scène, Jean-Pierre Baro, c’est le co-producteur de la tournée du spectacle, Asterios, qui nous en a parlé. Il vient du théâtre et il connaît très bien mon univers, il me comprend et il sait ce que je veux faire passer.


C. B. – Les deux personnages sont à la fois différents et en même temps on a beaucoup de mal à discerner celui qui a raison et celui qui a tort. Ils ont tous les deux un discours juste sur un certain nombre de points.


K. J. – Ça veut dire que ce discours est réussi ! En réalité les deux prennent la défense des banlieues, l’un en refusant la victimisation et l’autre en pointant du doigt à juste titre certains dysfonctionnements. Les deux sont en réalité au service de la banlieue. Ma volonté, c’est qu’à chaque fin de plaidoirie on pense que celui qui vient de prendre la parole a raison. Pour arriver à la conclusion que tout n’est pas blanc ou noir mais qu’il existe aussi des nuances.


C. B. – D’un côté, s’affirment le refus de la victimisation et la liberté individuelle mais de l’autre un cer- tain nombre de facteurs pèsent sur le destin des êtres en fonction des lieux de naissance et de vie. On a l’impression que le texte penche quand même vers la volonté individuelle, tout en admettant l’existence des facteurs culturels.


K. J. – Oui, je pense qu’une fois que ces facteurs ont été repérés, évalués, il faut faire avec sinon on meurt. Je ne serais pas au Théâtre du Rond-Point en janvier si je m’étais contenté d’évaluer les facteurs qui étaient pour ou contre moi. Ils étaient plutôt contre ! En fait, je ne serais jamais là aujourd’hui. Il a fallu que je me batte deux fois plus que les autres, c’est une réalité.


C. B. – Mais vous ne pensez pas qu’il faut être particulièrement fort pour y arriver et qu’a priori il y a des personnes qui le sont moins ?


K. J. – Oui et c’est justement ce que le personnage de Yann dit : l’État doit-il être là pour appuyer les plus forts, les plus déterminés ou doit-il être au service du commun des citoyens ?


C. B. – On a peut-être davantage besoin d’aider les personnes plus fragiles ?


K. J. – C’est justement une question que je me pose et que pose ce texte.


C. B. – Vous envisagez en particulier le problème de l’école. Je dois vous avouer que j’ai été un peu surprise par votre dernière chanson sur Mohamed Ali, car il y a quand même un moment où il défie les profs, accusés d’être contre lui !


K. J. – Attention, j’ai une carrière de 25 ans ! Je m’adresse quand même à un public avisé, qui me connaît et qui a des références par rapport à moi. On ne peut pas sortir une phrase hors du contexte de ma carrière entière. Par exemple quand je dis que je ne baisse « mon froc ni devant les banquiers ni devant les profs », les gens qui me connaissent savent que j’ai une association qui s’appelle ACES (Apprendre, Comprendre, Entreprendre et Servir) qui finance notamment les études supérieures de jeunes confrontés à des difficultés économiques. Ils savent que je prends en considération les études. Personne ne comprend qu’il faut aban- donner l’école ou que les profs sont des pourris. Mais si je dis ça, c’est que j’ai eu des rapports conflictuels avec certains profs, comme j’en ai rencontré qui ont été importants dans ma vie, comme ma prof de français qui, un jour, à la fin d’un cours m’a dit que j’avais une écriture particulière, dans laquelle on entendait une mélodie, un rythme et que je devrais écrire ma vie. C’est ce que j’ai fait, dans le rap. Par contre, j’ai aussi eu des rapports conflictuels avec des profs et quand j’étais du côté que moi, j’estimais être juste, je ne me suis jamais laissé faire et c’est ça que je veux dire.


C. B. – Mais les plus jeunes qui écoutent ça et qui sont déjà un peu dans la confrontation avec l’école peuvent le comprendre différemment...


K. J. – Oui. Mais c’est pour ça que j’ai écrit « Banlieusards » et que je leur ai dit que l’école était le seul moyen, ou en tout cas, le moyen le plus efficace de s’en sortir. Dans la réalité ce n’est ni noir ni blanc, mais l’école reste ce qui est le plus efficace.


C. B. – Comment envisagez-vous ce que devrait être l’école ? C’est un sujet que vous abordez dans votre texte. Que faudrait-il faire pour l’améliorer ?


K. J. – Attention, je ne prétends pas avoir des solutions.


C. B. – Je comprends, mais vous évoquez dans la pièce le problème des jeunes enseignants confrontés à des publics difficiles. Enseignante moi-même, je sais qu’il y a des moments où on n’y arrive pas, où on ne s’en sort pas. Comment voyez-vous cela de votre point de vue ?


K. J. – Je n’ai pas la prétention d’avoir des solutions. Mais une des possibilités que j’évoque dans mes textes, c’est la responsabilisation individu par individu. Que chacun aille au bout de ses rêves, de ses ambitions et s’en donne les moyens. Ensuite pour des solutions globales, des solutions politiques, je ne prétends pas forcément en avoir. Le rôle de l’école devrait être d’empêcher les inégalités sociales de se reproduire mais malheureusement beaucoup de gens l’ont constaté, Bourdieu par exemple, l’école reproduit les inégalités et c’est un vrai problème.


C. B. – Vous pensez qu’il faudrait tenir davantage compte de l’individuel ? C’est de fait le travail de votre association, aider individuellement des jeunes dans leurs projets personnels ?


K. J. – C’est ce que j’ai sous la main, quelque chose de concret. Je m’efforce d’être quelqu’un de pragmatique et d’être dans le réel.


C. B. – Qu’attendez-vous de ce spectacle, de son impact ?


K. J. – Ce que j’attends, c’est la rencontre de ces deux mondes. Provoquer un débat qui devienne un dialogue. Beaucoup de gens ont des a priori sur la banlieue et la banlieue en a également sur ces gens qu’ils ima- ginent comme « friqués » et n’ayant que des facilités. Il y a autant de clichés de la part du personnage de Soulaymaan envers celui de Yann que de celui de Yann envers celui de Soulaymaan. J’aimerais faire tomber ces a priori-là. Je pense que le drame de la France c’est que les gens ne se parlent plus ou qu’à chaque fois qu’ils ont l’occasion de se parler, il y a toujours un intermédiaire qui, lui, est intéressé, que ce soit le jour- naliste, le média ou le politique. Or on a besoin de se parler sans cet intermédiaire.


C. B. – Le problème c’est qu’on ne peut se passer ni des uns, ni des autres... K. J. – Non ce n’est pas sûr.


C. B. – Vous pensez qu’on peut se passer des politiques ?


K. J. – Les politiques qui font de la politique politicienne comme aujourd’hui, oui on peut s’en passer.


C. B. – Mais il faut des gens qui soient élus pour représenter la France.


K. J. – Oui. Il faut qu’il y ait des gens qui aiment la France réellement et qui soient prêts à sacrifier leur vie pour le pays. Dans le paysage politique actuel, il n’y en a pas beaucoup. Or c’est de ça dont un pays a besoin. Aujourd’hui si vous demandez lequel de ces gens pourrait mourir pour la France, je pense qu’il n’y en aurait pas beaucoup. Aujourd’hui ces gens font carrière. Politique, c’est devenu un métier comme un autre. Et quand ils arrêtent de faire de la politique, ils font des conférences. Il n’y a pas d’amour profond pour le pays généralement, et malheureusement il n’y a que dans les situations difficiles qu’on trouve ce genre de gens. Il faut que la situation aille mal...


C. B. – C’est une vision très pessimiste...


K. J. – La démarche d’être à la tête des gens, de vouloir les diriger, pour moi, c’est une démarche très étrange. Se lever et dire « moi, je vais pouvoir faire quelque chose pour la France », c’est suspect, parce que c’est beaucoup de responsabilités. Les personnes sages que je connais et que j’ai connues s’accordent à dire que celui qui réclame la responsabilité, il ne faut pas la lui donner. La responsabilité, c’est quelque chose qui vous tombe dessus sans que vous l’ayez décidé. Je ne pense pas que Mohamed Ali, avant de dire non à la guerre du Viêt Nam et de devenir ce qu’il est devenu, se soit dit qu’il allait marquer l’histoire. C’est parce qu’il a dit « non » qu’il a marqué l’histoire et qu’il est devenu Mohamed Ali. Les hommes politiques ont un fonctionnement contraire. Ils veulent être président avant de servir la France.


C. B. – Mais si quelqu’un veut essayer de changer les choses, qu’il ait une démarche pour en avoir le pouvoir, c’est légitime.


K. J. – Cela peut être tout à fait compris, mais le problème c’est qu’aujourd’hui, ils ne sont pas dans cette démarche-là. Ils ne partent pas du constat que les choses vont mal ni ne cherchent à donner toute leur personne. Ils entrent dans des calculs électoraux... Ce n’est pas sain parce que le jeu est truqué.


C. B. – Que faire à partir de ce moment-là ?


K. J. – Aimer le pays réellement. Par exemple je trouve étrange de payer quelqu’un pour défendre les intérêts du pays. Il faut être capable aussi de dire aux gens des choses qu’ils n’ont pas envie d’entendre. Aujourd’hui, aucun politique ne veut le faire. Ils regardent le discours qui plaît le plus aux électeurs et ils le reprennent tous. Aujourd’hui, ce qui marche, c’est le discours du rejet. Alors tout le monde le reprend. C’est ce qui marche, ce qui se vend. Dans ma carrière, j’ai fait des choix, j’ai toujours été contre ça. C’est comme si aujourd’hui, j’observais et me disais « le rap qui marche, c’est insulter l’État, parler de drogue, de sexe et de violence » et que je me mettais à faire ça. Mais j’ai dit non, donc je dis non aussi à ce discours des politiques.


C. B. – On a le sentiment d’être dans un blocage terrible.


K. J. – Les choses vont être difficiles mais je pense qu’il y a une sortie. Parfois, il faut qu’on aille au bout de la crise pour que ça aille mieux, malheureusement.


C. B. – Ça fait un peu peur quand même...


K. J. – Non, je trouve qu’il y a de l’espoir quand même. Je suis inquiet pour mes enfants par exemple, mais on n’a pas d’autre choix que de continuer le combat. J’agis à ma manière en présentant cette pièce, le Rond- Point agit à sa manière en accueillant cette pièce, les gens qui ont été décisionnaires pour que le projet puisse rentrer dans ce dossier pédagogique ont apporté leur pierre aussi. Chacun fait ce qu’il peut à sa manière.


C. B. – Oui, L’Éducation nationale soutient l’éducation artistique et juge important que les élèves aient accès au spectacle vivant. À cet égard, ce que vous avez dit sur votre formation de théâtre au lycée Romain Rolland est intéressant. K. J. – C’est vrai que si je n’étais pas passé par là, je n’aurais jamais osé imaginer que je puisse aller au théâtre.


C. B. – L’école a fait son travail.


K. J. – Je suis le premier à le dire. Dans le rap j’ai la réputation d’être plutôt quelqu’un avec une plume, et j’ai toujours dit que c’était grâce à l’école. Mes textes ont une construction simple et c’est justement ce que j’ai appris à l’école avec une introduction, un développement et une conclusion. Même si je n’ai pas été très loin dans les études, c’est une différence que je vois avec d’autres rappeurs qui sont allés encore moins loin.


C. B. – Et ça ne vous fait pas peur de jouer au théâtre ?


K. J. – Non, je suis hyper-excité, j’en ai vraiment envie. Et d’interpréter et d’y être !


C. B. – J’ai vu qu’il y aura quand même de la musique...


K. J. – C’est encore en discussion, il y aura peut-être un extrait de texte de « Lettre à la République ». Le met- teur en scène voudrait que j’interprète un texte, il trouve dommage que les gens viennent voir Kery James et qu’ils n’entendent pas un peu de musique.


C. B. – De la vidéo aussi je crois...


K. J. – Oui, il y aura de la vidéo. Par exemple, lors de la plaidoirie du personnage de Yann. Mais c’est assez subtil, la pièce s’appuie surtout sur l’interprétation des acteurs.

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