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Comparution immédiate

mise en scène Michel Didym

: Théâtre de la justice, poésie des prisons

L’idée est tellement simple qu’elle semble couler de source : mobiliser, pour le théâtre, du matériel recueilli lors des audiences publiques dans différents tribunaux. Sans blabla. Sans fioriture. Mais pas sans écriture pour autant, bien sûr.


Car, c’est là que réside la délicatesse. Si c’est la réalité d’une situation, garantie par la véracité du document, qui donne tout son poids au tableau, c’est le geste de l’écriture qui lui confère sa grâce. Il faut donc, à la fois, que ce soit vrai et que ce soit ciselé dans la langue. Tel est l’art de Dominique Simonnot, journaliste spécialisée dans la chronique judiciaire. On lui doit, notamment, les « Carnets de justice » publiés par le quotidien Libération de 1998 à 2008, date où elle quitte ce journal pour le Canard enchaîné, où elle tient la chronique « Coups de barre ». Ces textes n’ont pas été écrits pour le théâtre. Et il est important qu’il en soit ainsi. Pour autant, quelque chose les conduit naturellement vers la scène. Au point qu’on se demande s’il n’y a pas, dès la rédaction, si concise et si frappante, une sorte de conception dramatique sous-jacente.
Et si le succès rencontré par ces instantanés judiciaires dans les quotidiens qui les publient n’est pas lié à quelque théâtre mental du lecteur qui voit la situation et les personnages comme si il y était. En très peu de mots, l’auteur réussit à dresser des portraits évocateurs de prévenus, de policiers, d’avocats, de procureur… Quelques paroles bien choisies suffisent, sans commentaire superflu, à révéler, en même temps que le fait décrit, le fonctionnement répétitif et désespérant de la justice. C’est-à-dire que l’écriture s’érige finalement, elle-même, en tribunal, un super-tribunal qui ferait du lecteur (ou du spectateur) le véritable juge de la justice de son propre pays. Autant dire que, sans être forcément idéologiquement identifiée, l’écriture de Dominique Simonnot est un geste éminemment politique.


Le projet dramaturgique de Michel Didym consiste à joindre à ce matériau (les chroniques de Dominique Simonnot), un certain nombre de poèmes écrits par des prisonniers (Antoine, Claude, Nicole…). Histoire de montrer l’autre côté de la médaille. Histoire de contraster les voix. Histoire de donner de la profondeur à un éventuel « spectacle ». Paradoxalement, ces textes sonnent, d’emblée, beaucoup plus « littéraires » que ceux de la journaliste.


Parfois maladroits, trop lyriques ou trop sentimentaux, ces poèmes n’en sont pas moins extrêmement poignants, chargés du poids de la même vérité embarrassante. Le monde que nous révèle À l’encre des barreaux n’est pas fait pour nous mettre à l’aise. Il nous place devant ce qu’on préférerait souvent méconnaître, et le plaisir que nous prenons à les entendre, malgré tout, s’entache, inéluctablement, d’un sentiment de culpabilité.


Ce n’est pas la première fois que le théâtre ou le cinéma s’emparent de procès et de prisons. Il y a de grandes scènes de tribunal dans un grand nombre de pièces et de films.


Mais un abîme sépare Les Plaideurs, de Racine, ou la Jeanne d’Arc, de Dreyer, et À l’encre des barreaux. Ni satirique ni historique, le spectacle proposé ici est celui de la justice ordinaire.
Plus exactement, ce qui finit inéluctablement par devenir une « pièce » met en évidence l’extraordinaire de l’ordinaire, l’absurdité du quotidien. À travers chaque situation, c’est notre société toute entière et toute notre époque qui sont représentées. En ceci, ce théâtre mérite d’être qualifié de « documentaire », alors même que les situations et les personnages, pour véridiques qu’ils soient, ne sont pas précisément identifiables.


Plus terrifiant que tout, le fait que, pour haïssable que semble cette justice expéditive, pour exécrables qu’apparaissent ces juges qui décident, à l’emporte-pièce, du destin des individus qui défilent, à longueur de journée, devant eux, on soit finalement contraint de reconnaître leur caractère humain. Dans le fond, c’est bien l’image de notre humanité, avec ses faiblesses et ses lâchetés qui nous est renvoyée à la figure. Et c’est cette même humanité douteuse, brutale, qui se dégage, en fin de compte, de la poésie naïve, de la poésie brute écrite par les hommes et les femmes incarérés. Passé au crible de l’écriture et du théâtre, il n’y a quasiment plus de juges ni de prévenus, plus de victimes ni de coupables, dans tout ce petit monde. Il n’y a plus que des hommes.


Olivier Goetz in Temporairement contemporain, journal de la mousson d’été

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