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A Toute allure jusqu'à Denver

mise en scène Antoine Marneur

: Note d’intention - mise en scène

« L’applaudissement vrai que vous devez vous proposer d’obtenir, ce n’est pas ce battement de mains qui se fait entendre subitement après un vers éclatant, mais ce soupir profond qui part de l’âme après la contrainte d’un long silence, et qui la soulage. Il est une impression plus violente encore, et que vous concevrez, si vous êtes nés pour votre art et si vous en pressentez toute la magie : c’est de mettre un peuple comme à la gêne. Alors les esprits seront troublés, incertains, flottants, éperdus ; et vos spectateurs, tels que ceux qui, dans les tremblements d’une partie du globe, voient les murs de leurs maisons vaciller, et sentent la terre se dérober sous leurs pieds. »
Diderot


Au commencement
Au commencement, il y a la lecture de la pièce de Bukowski dans le cadre de Text’ Avril au Théâtre de la tête noire à Saran en avril 2005. Au commencement, il y a la rencontre avec les comédiens, avec les traductrices et avec le public. Et puis, l’émotion, le choc, le chavirement d’entendre le texte et les mots de Bukowski…et puis encore un voyage à Berlin…le commencement…


Pourquoi nous avons besoin des auteurs Allemands ?
Pourquoi avons-nous besoin de Brecht, de Thomas Bernhardt, de Peter Handke, de Manfred Karge, etc… ? Pourquoi avons-nous besoin de ces poètes ? Nous n’en avons pas besoin parce que ce sont des auteurs de théâtre allemands, nous en avons besoin parce que la poésie de Lenz, de Buchner, de Kleist ou de Bukowski nous aident à comprendre le monde et ce que nous y faisons.


Ce qui meut Oliver Bukowski, c’est d’être un enfant de l’Est (RDA) et que le fait d’y avoir vécu l’habite complètement. Et ce pays disparu est aussi, toujours, notre paysage à nous, dans notre rêve, notre désir d’être utiles.


Le rapport à la réalité
Je pense qu’un auteur comme Oliver Bukowski offre la possibilité d’articuler des questions philosophiques et existentielles à partir de situations très concrètes. Les auteurs Allemands comme Brecht, Horvath ou encore Kleist ont en commun d’être extrêmement engagés dans le réel. Même si la langue n’est pas « réaliste » elle reste le lieu du combat avec le réel. La langue peut être poétique mais elle n’est jamais détachée du monde. Il faut amener les acteurs à quelque chose de « terrien », d’ancré dans le sol…
Le travail corporel des acteurs peut être totalement chorégraphié, très formalisé et pourtant totalement incarné. Cet équilibre devient l’endroit où l’on peut travailler le sens, la musique, la chorégraphie mais où on reste dans une forme d’incarnation donc dans le concret.


Les résonances
A la lecture de A toute allure jusqu'à Denver, j'ai tout de suite pensé au cinéma des Frères Coen et en particulier à leur film Fargo.
Leur univers est très marqué et ils sont depuis leurs débuts le symbole du cinéma américain indépendant qui se joue des étiquettes. A la manière d’Oliver Bukowski, leur écriture est empreinte d’absurde et d’humour noir, choisissant des protagonistes atypiques et des personnages improbables plongés dans des situations rocambolesques. On peut noter dans Fargo, tout comme dans la pièce de Bukowski, le soin apporté au dialecte, cadences, tic de langage et phraséologie d’une région. Ethan Coen raconte dans un entretien que « c’est à partir du langage que l’on peut raconter une histoire. En écrivant une histoire, on cherche à construire un monde, et cela passe en grande partie par la façon dont les personnages s’expriment. »
On retrouve cette même intention dans A toute allure jusqu’à Denver d’Oliver Bukowski.


Ce qui me touche aussi beaucoup chez les frères Coen, c’est leur filmographie qui est toute entière centrée sur les personnages. C’est par eux que passent les émotions, dans leur manière de réagir faces aux situations les plus cruelles et les plus absurdes. Comme chez Bukowski, le héros typique des frères Coen est celui qui n’a absolument rien d’héroïque, le parfait loser.
A ce titre, la technique d’écriture des scénaristes est très intéressante. Ils en livrèrent la clé à la sortie de The Barber. Ils créent leurs personnages et ensuite ils se demandent « qu’arriverait-il s’ils étaient plongés dans telle situation ? » Et si la situation est très cruelle et très violente nous ne pouvons la supporter que parce que les personnages dans leur bassesse et leur cupidité sont profondément humains. Il y a toujours une certaine tendresse et une profonde empathie dans la manière dont ils sont décrits.


C’est pour ces figures émouvantes de gens du quotidien, banals, parfois vils, violents, souvent drôles, outrés et excessifs que j’aime le cinéma des frères Coen et l’écriture d’Oliver Bukowski.


Une histoire inscrite dans les corps
Les metteurs en scène comme Thomas Ostermeier et Meyerhold m’influencent beaucoup, en particulier tout ce qui relève de la question du rythme au théâtre et de cette différence essentielle entre le rythme de la réalité d’une scène quotidienne et le rythme de la scène au théâtre. Le rythme permet de raconter sur plusieurs niveaux : la langue, le comportement corporel, la situation entre les partenaires, la situation des corps dans l’espace… Travailler sur le rythme, c’est rechercher un certain degré de concentration et donner de la densité à l’action. Le rythme contribue à concentrer l’action. Il faut envisager alors la mise en scène comme un travail musical qui se construit comme une partition.


Comment raconter la vie intérieure des personnages en s’appuyant sur les actions qu’ils font sur scène.


L’expressionnisme Allemand
La scénographie sera largement nourrie de l’expressionnisme Allemand. Le décor se caractérise par le chaos : formes torturées, perspectives brisées (prédominance des lignes obliques) niant l’espace géométrique ; c’est donc un décor qui doit être très « graphique » en tous points.
La lumière est traitée comme “gravure”, opérant une forte accentuation du contraste entre noir et blanc.


Les personnages sont conçus comme des types abstraits et non comme des individus, leurs actions ne sont pas motivées psychologiquement, les gestes des acteurs sont expressifs et non-naturalistes. L’interprétation : Jeu “de biais” des acteurs qui alternent les mouvements saccadés et l’immobilité pétrifiée. Celle-ci « casse » la forme humaine pour la conformer au décor.


L’écriture de Bukowski
Oliver Bukowski mélange la langue allemande à des dialectes locaux. Un théâtre quotidien transcendé par la poésie des personnages : ce sont des êtres déclassés mais qui sont mis en lumière par ce qu’ils ont de plus intime, de plus poétique, de plus immanent. En outre, cette écriture questionne immédiatement l’espace de la dramaturgie, notamment en ce qui concerne l’inscription du corps dans l’espace. Mon travail doit consister à passer la pièce au tamis. La nouveauté doit sortir du texte, de cet espace de contrainte qui, paradoxalement, donne de la liberté. J’accorde sans doute une place prépondérante à l’écrivain et plus modeste au metteur en scène. La création me paraît se situer non pas à côté du texte mais dans l’inscription du corps dans l’espace suscité par l’espace textuel.


Fidèle à l’esprit de Brecht, Oliver Bukowski s’adresse à la classe bourgeoise européenne, cette classe sociale qui a un certain pouvoir économique et médiatique afin d’interroger son mode de vie, ses contradictions, ses frustrations. L’écriture de Bukowski confronte le public à ses mesquineries, ses démissions et rend criants ses petits arrangements de conscience en dénonçant la comédie sociale qui est la sienne et les violences du monde qu’il contribue à entretenir.


Ramener au premier plan le personnage et le récit. Une scène vivante qui s’avère nécessaire pour une société étourdie par les images télévisées et l’univers médiatique, mais aussi en manque d’humanité et que l’artifice et la superficialité des images vident de sa substance.

Antoine Marneur

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