:Note dramaturgique
Par Kevin Keiss
7 minutes, la pièce de Stefano Massini est singulière et
stimulante à plus d’un titre.
Onze femmes. Un comité d’entreprise. Une écriture chorale simple et rythmée qui suit, en temps réel, le développement et les soubresauts d’un débat décisif entre des
ouvrières de l’usine de textile Picard & Roche.
L’auteur a souhaité inscrire son propos dans un contexte
français : noms des localités et des usines, prénoms des
ouvrières... Néanmoins, les « comités d’usine », fréquents
en Italie, n’existent pas en France. Il s’agit d’un groupe
d’ouvrières élues pour représenter leurs camarades. Ce ne
sont pas des syndicalistes. Elles n’ont aucune affiliation
politique. Ce ne sont pas des expertes du conflit social.
Comme la plupart d’entre nous. Les ouvrières du comité
d’usine ne sont pas stratèges en éloquence. Elles parlent
« vrai » en ceci qu’elles parlent « sensible ». Elles nous
permettent une véritable plongée en apnée dans l’urgence
de la décision à prendre. Dès lors, la ligne de tension ne
fait que croître. La parole devient la seule arme agissante.
Comment se comprendre ? Se convaincre ? Comment
choisir la meilleure solution ? Quels sont les bons critères ?
Faut-il se méfier des propositions des nouveaux patrons ?
De quel pouvoir réel dispose un comité d’ouvrières ?
La situation extrême dans laquelle elles sont plongées les
force à aiguiser la pensée, déconstruire les idées reçues. Il
s’agit d’un combat épique des temps modernes. On le suit
comme un match endiablé : service, revers, coup droit,
smash. Les phrases fusent. Les esprits s’échauffent. Les
fourberies et les déclarations de dignités sont teintées de
toutes les complexités de chacune.
C’est un théâtre politique qui ne milite pas. La traduction
astucieuse de Pietro Pizzuti permet de restituer avec éclat
l’intelligence et l’humour des dialogues. L’immersion dans
le comité d’usine est une expérience qui donne à ressentir
bien davantage qu’à comprendre. La délinquance des plus
riches, les jeux de manipulations, la violence symbolique
intériorisée d’une classe laborieuse sont mis à jour rouage
après rouage.
Donner voix/voie aux ouvrières d’aujourd’hui est une
chose suffisamment rare pour être saluée.
Nous pensons pêle-mêle à certaines pièces de Brecht,
qui ausculte au microscope le prolétariat qui se débat...
Mais nous revenons sans cesse à une référence esthétique
et politique, une démarche puissante : les huit films
qu’Armand Gatti tourna avec les ouvriers immigrés de
chez Peugeot à Montbéliard, Le Lion, sa cage et ses ailes,
de 1975 à 1977 avec Hélène Châtelain et Stéphane Gatti.
Filmée dans son environnement musical, chaque communauté raconte ses forces insoupçonnées de solidarités
qui entremêlent le rêve et le documentaire.
En préparant le spectacle, nous revient à l’esprit
Marguerite Duras qui, à la suite de la fermeture des usines
Renault Billancourt, écrit « la vérité c’est le nombre ». En
effet, on comptabilise cent quatre-vingt-dix-neuf mille
quatre cent quatre-vingt-onze personnes qui y travaillèrent. Marguerite Duras imagine un projet insensé :
consigner les noms et prénoms de toutes les femmes et
de tous les hommes qui y ont travaillé, faire une liste
exhaustive des ouvriers et des ouvrières, un « mur de
prolétariat ». Dans Écrire, elle dit « On devrait atteindre le
chiffre d’une grande capitale. ... Ici l’histoire, ce serait le
nombre : la vérité c’est le nombre. ... La vérité ce serait
le chiffre encore incomparé, incomparable du nombre, le
chiffre pur, sans commentaire aucun, le mot. »
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