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[4, une pièce concrète]

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mise en scène Rodrigo García

: Entretien avec Rodrigo García

Propos recueillis par Christilla Vasserot, mai 2015

Vous avez toujours été un grand lecteur. Continuez-vous à l’être aujourd’hui? À présent que vous dirigez un théâtre, avez-vous encore le temps de lire ?


Rodrigo García : Il me manque forcément du temps pour lire. En fait, on manque toujours de temps pour lire. Ce qui a changé, maintenant, c’est que je n’ai plus le temps de lire des romans. Je n’ai pas l’habitude de lire une ou deux heures par jour, chaque matin, par exemple. Quand j’attaque un livre bien épais, j’y passe cinq ou six heures par jour. Et ça, je ne peux plus le faire. Alors je lis des livres tout fins. Par exemple, des livres en rapport avec ma prochaine création, notamment des essais sur l’architecture.


Votre prochaine création parlera donc d’architecture ?


Rodrigo García : D’une façon ou d’une autre, toutes mes pièces parlent de l’être humain. L’architecture peut être une façon de l’aborder, de l’envisager depuis un autre point de vue. C’est par exemple ce que fait Rem Koolhaas, qui est non seulement un architecte mais aussi un théoricien de l’architecture. Ses réflexions sur ce qu’il appelle les junkspaces, changent ma perception de la ville. Après l’avoir lu, j’ai commencé à voir la ville d’un autre œil. Ce qui nous semblait normal ne l’est plus après l’avoir lu, comme par exemple le fait de se retrouver à l’intérieur d’édifices étranges, détériorés, malades, mal- sains, qui sont un mélange incongru de choses dispa- rates, et dans lesquels, pourtant, se déroule une grande partie de nos vies : des bureaux où les gens se rendent pour travailler, ou des lieux consacrés aux loisirs. Mon idée était de réfléchir sur la façon dont ces lieux conditionnent les comportements. Je pense aussi aux utopies de Yona Friedman : bâtir des villes extravagantes, des villes dans les airs ou sur pilotis, des villes au-dessus des villes, des projets irréalisables, certes, mais qui m’intéressent parce qu’ils envisagent l’espace habitable de façon poétique. Il y a aussi un livre de John Brinckerhoff Jackson où il est question des liens entre l’homme et la route, entre la maison qui nous permet d’être à l’abri et le chemin qui nous conduit vers l’aventure. C’est comme une histoire des chemins, qui remonte à l’époque des Indiens, il évoque des Indiens perdus, des tribus prenant la route pour une affaire bien précise (un troc, une fête) mais qui se perdent en chemin ou qui voient leurs plans perturbés par un incident ; un voyage de six jours peut alors durer deux mois. Il y est aussi question des États- Unis, des chemins tracés par les bisons, de la façon dont les hommes marchaient dans les traces des animaux...


Tout cela conditionne-t-il une scénographie particulière ?


Rodrigo García : Je ne crois pas en arriver à quelque chose d’illustratif à ce point. J’espère que ce sera plus profond. Pour l’instant, je suis dans une phase de recherche et d’expérimentation. Nous verrons bien ce qu’il en sort. Mais cette phase de recherche et de lecture est une phase de solitude nécessaire. Je n’ai plus de moments de solitude. Je suis devenu une sorte d’homme social que je ne suis pas. Ne plus avoir ces moments de recueillement, c’est une perte énorme. Alors le fait de lire m’aide énormément.


Est-ce que vos comédiens ont lu ou vont lire, eux aussi, tous ces livres qui vous nourrissent ?


Rodrigo García : En général, j’utilise ce que je lis pour écrire, pour faire des propositions aux comédiens pendant les répétitions, mais je n’ai pas l’habitude de partager mes lectures avec eux. Pourtant, cette fois-ci, je vais peut-être procéder autrement. J’hésite encore à livrer toute l’information aux comédiens. C’est en général un matériau que je garde pour moi, afin de ne pas perdre l’effet de surprise ; je distille l’information par petites doses. Mais j’ignore encore comment je vais m’y prendre cette fois.


Comment travaillez-vous avec vos comédiens, mainte- nant qu’ils font partie de la troupe permanente de votre théâtre ?


Rodrigo García : Je crois que rien ne va vraiment changer dans notre façon de travailler. Concrètement, nous dis- poserons du même temps que d’habitude pour préparer la prochaine création. Ce qui change, c’est que nous nous voyons tous les jours, à présent. Mais nous avons chacun nos occupations. Quand nous nous croisons, nous n’avançons pas forcément sur la prochaine création.


Puisque vous dirigez un théâtre, vous êtes aussi devenu un spectateur professionnel... Est-ce que cela change la donne ?


Rodrigo García : Je suis devenu un autre spectateur mais aussi un autre lecteur : je suis à présent un lecteur de mails. Chaque jour je lis des tas de courriers électro- niques, et des tas de lettres aussi. Quatre-vingts pour cent de cette correspondance m’est parfaitement inutile mais il faut bien que je la lise, pour ne pas passer à côté de quelque chose d’important. Désormais, j’ai des lectures très prosaïques, liées au fonctionnement d’un théâtre mais totalement étrangères à la fiction, à la poésie, à la- quelle j’aimerais pourtant consacrer davantage de temps. En tant que spectateur, j’ai aussi changé ma façon de faire. Je connais des artistes très intéressés par l’œuvre des autres. Je pense notamment à Jérôme Bel : c’est un artiste très radical et, en même temps, très ouvert, curieux, attentif aux créations des autres artistes. Moi non, je ne me suis jamais vraiment intéressé à ce qui se pas- sait autour de moi. J’aime être seul. J’aime les exercices d’introspection. Je ne vais pas voir ailleurs. Alors pour moi, tout cela a signifié un grand changement. Et aussi un risque, car je ne savais pas si je saurais m’y prendre. Mais je suis content de constater que je peux le faire : chaque fois que je vais au théâtre, je suis heureux d’y aller. Et puis il se passe quelque chose de très émouvant pour moi : je suis de très près chaque pièce que je pro- gramme, je vis la création de chaque artiste que j’invite comme s’il s’agissait de la mienne, je suis à la fois nerveux et heureux quand les comédiens entrent sur scène.


Vous vivez à présent en France, dans un pays dont la langue n’est pas la vôtre. Est-ce que cela a changé quelque chose à votre écriture ?


Rodrigo García : Il n’est pas très confortable de vivre dans un pays dont on ne maîtrise pas parfaitement la langue. Il faut faire le double d’efforts pour communiquer au quotidien, on a le cerveau qui chauffe en permanence. Or l’écriture se nourrit des relations humaines. J’ai certes de moins en moins de mal à comprendre, mais mon français reste limité, je ne peux pas exprimer la moindre pensée trop complexe. En français, je reste à la surface des choses. Samuel Beckett était un cas à part. Moi, c’est en espagnol que j’écris et je n’ai pas l’intention qu’il en soit autrement.


Certains de vos spectacles ont eu une réception pour le moins houleuse. Golgotha picnic a déchaîné la colère des intégristes catholiques, Accidens a déclenché des réactions hostiles à cause d’un homard tué, cuisiné et mangé sur scène. Y pensez-vous quand vous êtes en train de créer un nouveau spectacle ?


Rodrigo García : Pendant les répétitions de la pièce Daisy dans laquelle des animaux sont présents sur scène – des cafards, des tortues, deux chiens, entre autres... – j’y ai pensé. Je me suis dit : c’est reparti pour un tour, les problèmes vont recommencer. Mais ça ne m’a pas empêché d’utiliser des animaux dans la pièce, cela ne me conditionne pas au point de me faire changer d’idée. Si je dois refaire un spectacle où, comme dans Accidens, il faut tuer un animal sur scène pour le manger, je le ferai. Cela étant dit, si je vivais en Allemagne, ce serait différent, tout simplement parce que c’est interdit ; je devrais donc changer totalement ma façon de travailler, changer ma façon de penser, changer de poétique... et peut-être changer de pays. Comment être conditionné par des lois que je juge absurdes ?


Vous êtes-vous déjà auto-censuré ?


Rodrigo García : À cette question, tout le monde répondra que non ! Même s’il est évident que oui, tout le monde répondra que non. Par honte, ou faute d’en être conscient. Jamais je n’ai changé une idée à cause des éventuels en- nuis qu’elle pourrait me causer. Cela dit, tôt ou tard, il finit par y avoir censure, et ce pour une raison simple : ces pièces-là, je peux les monter, mais personne ne les programme. Et pas besoin de tuer un homard pour ne pas être programmé. En France, Golgotha picnic n’a été jouée que dans deux villes : Paris et Toulouse. Aucun autre théâtre français ne l’a programmée.


Votre prochaine création s’intitule 4, comme un clin d’œil aux quatre comédiens qui seront sur scène... Est-ce que vous écrivez toujours en pensant aux comédiens qui joueront dans le spectacle ?


Rodrigo García : Je me suis creusé la tête pour trouver un titre et j’ai aimé l’idée d’un numéro : 4. Il fait référence aux quatre comédiens – Núria Lloansi, Juan Loriente, Gonzalo Cunill et Juan Navarro – avec qui j’ai la chance de travailler depuis des années. Quand je pense à des actions, j’imagine tout de suite qu’untel ou untel pourrait les réaliser. Savoir avec qui je vais travailler a une influence sur les actions physiques que je vais proposer. En revanche, cela n’a aucune incidence sur mon écriture. La littérature a toujours été pour moi un exercice solitaire, que je pratique chez moi, en cachette. Quand j’arrive dans la salle de répétitions, j’ai déjà les textes. On voit ensuite qui dit quoi et ce qu’on fait de ces textes. Mais je n’imagine pas que tel ou tel comédien dira tel ou tel texte au moment où je suis en train de l’écrire. Disons qu’il ne s’agit pas d’une écriture théâtrale. Un auteur de théâtre considérerait que sa matière, ce sont les acteurs, et qu’il écrit pour des acteurs. Moi non. Je suis un poète. J’écris mes poèmes chez moi. Ensuite, je les donne aux comédiens et advienne que pourra.

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