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33 Tours et quelques secondes


: Entretien avec Lina Saneh

Propos recueillis par Jean-François Perrier

Vous présentez votre prochaine création comme un objet théâtral, aux frontières du théâtre et de la performance.


Lina Saneh : Oui, mais c’est simplement une autre façon de poursuivre notre démarche, qui a toujours été d’interroger le théâtre et la représentation. Nous confrontons le théâtre à d’autres mediums – le cinéma, le body art, les installations, les journaux etc. – et donc, faisons se rencontrer des espaces-temps très différents. C’est cette friction et ce qui peut en jaillir qui nous intéressent. Certaines formes sont plus ou moins radicales que d’autres, mais quelles qu’elles soient, elles nous obligent à nous confronter à nous-mêmes et à prendre des risques. Pour notre nouvelle création, nous voulons imaginer comment une pièce de théâtre peut exister sans acteurs sur le plateau. Dans Looking for a Missing Employee, produit en 2003 et présenté en 2009 dans le cadre de la Vingt-cinquième heure au Festival d’Avignon, Rabih Mroué avait déjà commencé à poser cette question, mais il y avait quand même un acteur dans la salle, parmi le public. Dans nos travaux, le jeu a toujours occupé une place réduite, même lorsqu’il y a des acteurs sur le plateau. Souvent, ils lisent des textes sans vraiment incarner de personnages psychologiques. C’est une façon de se demander comment une parole politique peut circuler sur un plateau, ou ailleurs, en l’absence de l’être ici et là, quelle est la place du corps, aujourd’hui, à l’époque du virtuel. Nous sommes à une époque où l’on peut vivre après sa mort, sur internet par exemple, hors de sa volonté ou de sa présence physique. Présence, absence…


Mais l’absence d’acteurs ne tient-elle pas au sujet même que vous abordez dans ce nouveau projet ?


Chaque sujet amène sa forme et donc, vous avez raison ; mais le contraire pourrait être tout aussi vrai. La forme et le sujet sont liés de façon dialectique ; nous sommes tout autant intéressés par la contradiction que par la superposition de différents discours, indépendants des éléments scéniques, sans hiérarchie d’importance ni relation de dépendance ou de cause à effet… En nous inspirant d’un fait divers, un suicide, nous avons pensé qu’il fallait signifier radicalement l’absence. Ce jeune homme disait qu’il ne trouvait pas de liberté possible dans ce monde et donc, qu’il allait la chercher dans la non-existence, ce qui en arabe peut se traduire par « le néant ». Mais cette non-existence est-elle possible aujourd’hui ? Peut-on rejoindre le néant ? Peut-on laisser ce jeune homme reposer en paix ?


Comment expliquez-vous l’impact considérable de ce suicide sur la société libanaise ?


Il révèle notre impuissance, peut-être. Nos peurs, nos contradictions, nos impasses, notre tiraillement entre conservatisme et envie désespérée de voir les choses changer. Et je ne parle pas des différences entre différents groupes et parti(e)s, mais me situe à l’échelle de chaque individu.


Ce jeune était-il un militant politique ?


Il militait dans des mouvements plus sociaux que politiques. Il luttait pour le droit des femmes et les droits civiques, il luttait contre le militarisme et la violence qu’il engendre. Il avait eu un problème avec un officier qu’il accusait d’abus de pouvoir et s’est retrouvé devant un tribunal militaire, alors qu’il aurait dû passer devant un tribunal civil. Il avait un blog où il expliquait comment créer une structure pour se défendre, pour faire respecter ses droits en tant que citoyen, comment s’organiser dans des stages, des workshops. Il voulait changer cette situation qui, au Liban, fait que les citoyens doivent être d’abord membres d’une communauté confessionnelle, puis citoyens.


Est-ce le fait de vivre au Liban qui le mettait dans cette situation désespérée ?


Je ne sais pas et lui ne le dit pas. Certains de ses amis sont persuadés que c’est le Liban qui est responsable de cet acte et assurent que, s’il avait vécu dans un autre pays, il serait encore vivant ou qu’il ne se serait pas suicidé aussi jeune.


Comment allez-vous construire ce spectacle sur la présence de l’absence ?


Nous n’avons rencontré aucun des amis, aucun des proches de ce jeune homme. Pas d’interviews. Nous ne voulons ni faire une reconstitution de sa vie, ni savoir qui il était, ni comprendre, puis expliquer son geste. Nous essayons seulement d’assumer la complexité et les contradictions de cet être humain. Être en relation avec quelqu’un, cela ne signifie pas obligatoirement le connaître. Ce qui nous paraît important, c’est de comprendre, à travers ce fait divers et le mystère qu’il représente, ce qui se passe chez les Libanais, quels sont leurs tabous, leurs difficultés, leurs contradictions à tous les niveaux. Pour construire 33 Tours et quelques secondes, nous sommes partis d’éléments qui ont été publiés sur ce suicide, des articles écrits, des reportages faits à la télévision, des talk-shows, ce qui a été mis en ligne sur YouTube, sur Facebook, sur tous les réseaux sociaux. Nous les avons retravaillés, reconstruits, reliés autrement entre eux. Nous avons ajouté plein de choses que nous avons inventées, imaginées, telles que le répondeur téléphonique, les SMS. Ce n’est pas un documentaire, ni une biographie. C’est d’abord une réflexion pensive, un questionnement sur le monde d’aujourd’hui, sur la parole, les relations, l’amitié, le vide, le plein, la vie, la mort, le privé et le public, l’intime et le politique, la présence et l’absence – au théâtre, mais aussi dans la vie –, la présence et l’absence des morts, ainsi que celles des vivants.


Vous allez donc construire une fiction à partir d’éléments venus du réel…


Oui, et de l’imaginaire aussi.


Souhaitez-vous aussi raconter la suite, c’est-à-dire ce qui est advenu après le suicide ?


Bien sûr. C’est même la partie essentielle de notre travail. Ce qui nous intéresse avant tout, ce sont les paroles qui ont surgi à la suite de ce suicide.


Avez-vous le sentiment que votre spectacle peut dépasser le simple cadre du Liban, puisque le suicide a été un des moteurs, un des déclencheurs du printemps arabe de 2011 ?


Au Liban, les problèmes remontent au moins à la création de l’État, mais nous n’avons pas connu de dictature comme en Tunisie ou en Égypte ou tout autre pays arabe. Nous avons des élections plus ou moins libres, nous changeons de président régulièrement… Et, contrairement aux autres pays arabes, l’État est la plus faible partie, face aux partis et autres groupes essentiellement confessionnels et belligérants. La situation est donc autrement complexe. Ce qui nous réunit avec les autres pays arabes, c’est l’espoir et l’optimisme du début de ces révolutions. Pour ce qui concerne les suicides « politiques », ce sont des phénomènes qui sont présents dans de nombreux pays du monde. En revanche, ce suicide dépasse le cadre libanais, car il est l’expression d’une situation amère que l’on retrouve aujourd’hui partout dans le monde : face aux catastrophes économiques, politiques, sociales, économiques et humaines – pour ne pas parler des catastrophes naturelles –, nous ne savons quoi faire, et pourtant, nous continuons à foncer tête baissée vers la catastrophe.


Alors, que reste-t-il aujourd’hui de ce suicide ?


Ce suicide a suscité du débat, de la discussion : il a remué la société. C’est déjà pas mal. Est-il oublié maintenant ? Son danger apprivoisé, digéré, assimilé ? Son geste récupéré ? A-t-il été simplement refoulé ? Ressurgira-t-il un jour, quelque part, d’une certaine manière ? A-t-il été une « leçon » ? Est-ce une bombe à retardement ? Je n’en sais rien… Moi, j’ai fait sa connaissance seulement parce qu’il est mort de cette manière. Sa présence dans ma vie vient donc de son absence.


Vous présentez ce travail sous la double signature Lina Saneh – Rabih Mroué. Comment travaillez-vous ensemble ?


Il n’y a pas de répartition des tâches. Nous pensons chacun de notre côté à ce que nous voulons faire, puis nous échangeons nos idées, nous rebondissons sur les propositions de l’un ou de l’autre, nous écrivons seuls des parties que nous retravaillons ensemble. C’est vrai que, parfois, je me décharge sur Rabih de certains problèmes techniques… Ensuite, nous sommes présents tous les deux sur le plateau, mais tout est tellement préparé en amont, que cette partie du travail est très courte. Les textes sont écrits avant, les films montés avant. Nous vérifions seulement que ce que nous avons imaginé est techniquement possible.

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