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2h14

+ d'infos sur le texte de David Paquet
mise en scène Dinaïg Stall

: Rencontre avec un auteur et une oeuvre

LOJIQ et les festivals " Méli-Môme " (Reims), " Petits Bonheurs " (Montréal) et " L'Art et les tout-petits " (Charleroi). Notre complicité a été immédiate et les affinités artistiques évidentes. Alors, j'ai voulu lire ce qu'écrit David, moi qui pourtant lis peu de théâtre.


Porc-épic m'a touchée et amusée, j'ai même ri et sursauté, complètement happée par l'univers de David. La langue et la dramaturgie de ce texte sont à la fois totalement personnelles et immédiatement percutantes pour le lecteur/spectateur, et elles laissent une grande place à son imaginaire, sans lui imposer de "message" univoque. C'est une peinture drôle et cinglante des rapports que nous entretenons avec nos semblables, et ce que j'apprécie tout particulièrement est que jamais l'auteur ne cède à la facilité du cynisme ou du sarcasme, ni au confort de désespérer son spectateur - car il y a toujours quelque chose de confortable, voire de condescendant, à n'offrir aucune échappatoire, aucune lumière, lorsque l'on est seul maître du sort de ses personnages et de l'éclairage que l'on jette sur eux. Cette lumière est notamment présente dans l'oeuvre de David Paquet par le biais d'échappées absurdes, voire surréalistes, et d'une langue qui allie concision, rythmicité et force d'évocation.


Plus encore que par Porc-épic, j'ai été remuée par sa deuxième pièce, 2h14 (non éditée à ce jour).
Ce texte fait écho à mes envies de dire le monde dans ses développements et aspérités contemporains, de manière non pas discursive mais sensible.


Une femme s'avance sur le plateau. Elle porte un masque d'hirondelle. Et nous avertit d'emblée : elle n'est pas une tortue.
Ce personnage énigmatique vient régulièrement ponctuer les parcours de cinq autres, quatre adolescents et leur professeur de français. Elle distille peu à peu des informations sur son propre drame et sur ce qui la relie à tous les autres protagonistes.
Ceux-ci se croisent, se cherchent (eux-mêmes, et les uns les autres), se ratent souvent, se trouvent parfois, grandissent. Tous n'ont qu'un seul désir : goûter au bonheur. Chacun y arrive comme il peut : Jade avale des vers, Berthier s'invente un handicap, Katrina opte pour un tatou, François ouvre des portes par milliers et Denis remet tout en question à cause d'une lasagne au sable.
Leur parcours fragmenté - parfois drôle, parfois grave - est toujours surprenant.
Jusqu'à ce qu'il s'arrête net. A 2h14.
Tous sont morts. Tous ont été tués. Par le fils de la femme-hirondelle.


Partant de ce qui pourrait n'être qu'une sordide tragédie, de celles qui font trop souvent la une des journaux, David Paquet crée une pièce non pas tant pour les adolescents mais sur l'adolescence.
Il transcende la contrainte - écrire pour les 14 ans et plus - et signe à nouveau une pièce extrêmement forte, grâce à sa construction dramaturgique, sa langue, la puissance de ses personnages, et son dénouement abrupt qui résonne longtemps après la lecture.
Il écrit au plus près de ce que sont les adolescents, sans simplification ou explication psychologique rassurante - ni alarmiste. Il met sur scène la violence qu'ils font et se font sans jamais verser dans le lyrisme ni dans une idéalisation romantique de cette tentation de destruction. Il écrit les projections et les fantasmes des adolescents sur le monde, et du monde sur les adolescents. Sa langue est toujours pleine et concise à la fois, les images qu'il convoque donnent déjà à voir du théâtre.


J'aime que cette pièce aborde de façon métaphorique mais frontale des thématiques telles que la violence et la sexualité sans sensationnalisme ni vulgarité.
Métaphorique parce que David Paquet utilise toutes les possibilités du théâtre pour décoller d'une plate illustration du réel et articule son drame avec une parfaite maîtrise rythmique (on en revient aux échappées surréalistes)
Frontale car il appelle un chat un chat et ne prend jamais son public pour des demeurés ni de petite âmes innocentes qu'il faudrait " protéger " en ne leur offrant que des spectacles édulcorés et calibrés.


Il me semble en effet que bien souvent, au prétexte de protéger les enfants ou les adolescents, les adultes les empêchent en réalité de grandir, en leur refusant des représentations parfois dures ou complexes du réel mais dont la poésie même permet d'appréhender celui-ci autrement. Cela me semble d'autant plus dommageable - et hypocrite - que ces mêmes adolescents maîtrisent très bien, généralement mieux que leurs aînés, les outils de communication qui donnent accès à des contenus très divers, parfois véritablement inappropriés, et généralement sans résonnance poétique.


Ce que j'aime également, ce sont les différents portraits d'adolescent-e-s peints par la pièce, l'évolution de leur parcours respectif au sein d'une structure huilée comme de l'horlogerie suisse. Ce qui est fort, c'est de partir d'archétypes - du genre de ceux que l'on retrouve dans tous les films américains de teenagers, ceux aussi qui structurent largement la vie sociale dans les établissements scolaires - et de leur donner une épaisseur qui nous les rend proches et touchants.
Jade, par exemple, tient toute entière dans la collision entre deux archétypes, celle de la " grosse " du lycée (qu'elle était) et celle de la " fille facile " (qu'elle est devenue). Et cette collision la fait aller bien au-delà de chacun des archétypes qui la compose et donne à voir le caractère profondément destructeur que peut avoir le regard des autres et la violence de l'injonction - faite aux filles surtout - à s'aligner physiquement sur les canons en vigueur.


Grave et jubilatoire, 2h14 parle d'une façon qui me touche profondément de ce moment charnière où l'on cherche sa place, de façon souvent brouillonne et excessive, dans un monde dont les règles nous échappent ou nous révoltent. Et il me semble que tant de choses bougent à ce moment-là, tant de choix sont à faire, tant de métamorphoses sont à l'oeuvre dans le corps ; la violence est telle entre les mouvements intérieurs de la pensée et la conscience grandissante d'un extérieur qui ne se limite pas à la cellule familiale et impose lui aussi ses règles... que tout cela laisse longtemps des traces.


C'est ce qui fait que pour moi, 2h14 n'est pas (ou pas seulement) une pièce pour adolescents.
Ce qu'elle vient mettre en lumière et interroger, ce sont ces traces intérieures qui façonnent le parcours de chacun-e, ce cheminement qui permet ou a permis de passer à l'âge adulte, ce reste de doute et d'inquiétude qui nous hante encore.

Dinaïg Stall

juin 2011

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