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2666

+ d'infos sur l'adaptation de Julien Gosselin ,
d'après 2666 de Roberto Bolaño
mise en scène Julien Gosselin

: Entretien avec Julien Gosselin (Avignon)

Propos recueillis par Marion Canelas / Festival d'Avignon

Après avoir mis en scène Les Particules élémentaires de Michel Houellebecq, vous dites avoir cherché un texte aussi «énorme». Comment en êtes-vous arrivé au choix de 2666?


Julien Gosselin: Je cherchais une œuvre qui soit plus riche encore, plus totale dans sa construction. Cela annonçait un livre épais, un spectacle long, mais ce n’était pas un critère de départ. Dans Les Particules élémentaires, l’exploration thématique était gigantesque. C’est ce que j’aime quand je lis un roman et je voulais retrouver la même dimension.
Il fallait donc que je trouve un récit qui me paraisse aussi intéressant de ce point de vue et qui me paraisse aussi fort poétiquement. En fait, indifféremment de la longueur ou de la nature du texte, ce que je cherche chaque fois à mettre en scène, c’est quelque chose qui soit impossible ou dont la complexité me paraisse, au moins un temps, insurmontable. Cela place les acteurs dans une zone d’excitation très forte. Et pour moi, cela promet un attachement dans la durée et une intensité dans l’envie qui ne pourraient tenir si le texte coulait de source.
C’est d’ailleurs pourquoi j’ai du mal à travailler des pièces de théâtre; les pièces contemporaines d’envergure sont très peu nombreuses. Depuis longtemps je me disais qu’il fallait que je lise Roberto Bolaño et plus je lisais 2666, plus je pensais:
 «Oui, c’est cela. Le roman me plaît énormément, il m’émeut beaucoup et en même temps c’est impossible, comment pourrai-je en faire un spectacle?» C’est donc un élan qui mêle une répulsion du côté de la raison à une envie absolue du côté des sens.


Quels éléments vous ont particulièrement saisi à la lecture de 2666?


Le traitement est extrêmement poétique. Roberto Bolaño ose la digression au l du livre mais aussi stylistiquement, au sein même de ses phrases. Quelque chose de l’ordre du «légèrement trop» hante le roman. Je suis très sensible à cela. Et puis la construction en cinq parties m’intéresse: dans un livre comme dans un spectacle, j’aime que la structure soit très visible.


Nous projetons sur la scène les titres des parties du roman qui sont les parties du spectacle. Le spectateur est conscient de la façon dont le spectacle se construit sous ses yeux. Ce qui me plaît aussi dans 2666, c’est la possibilité de formes de théâtre extrêmement diverses. Chaque partie offre des registres différents. Je pressentais que leur prise en charge allait être très jouissive pour nous et pour le spectateur.

J’ai été frappé par le passage dont le titre est extrait, qui gure dans un autre roman de Bolaño, Amuleto: «à cette heure-là l’avenue ayant tout l’allure d’un cimetière, pas un cimetière de 1974, ... mais un cimetière de l’année 2666, un cimetière oublié sous une paupière morte ou inexistante, les aquosités indifférentes d’un œil qui en voulant oublier quelque chose a ni par tout oublier.» C’est mystérieux, c’est tragique, c’est poétique.


Votre spectacle constitue-t-il une sorte d’épreuve pour le spectateur?


Je n’avais jamais vu les choses de cette façon mais oui. D’ailleurs, n’est-ce pas le but de tout metteur en scène? Je pense qu’aucun n’espère que le spectateur restera au repos en assistant à son spectacle. Au moment de découvrir une création de Romeo Castellucci, le plus grand selon moi, on ne reste pas tranquille, en se disant: « Ca va passer, tout ira bien » ! Je ne crois pas qu’on puisse choisir de monter des œuvres majeures et d’en faire une expérience théâtrale molle.
Travailler sur des romans totaux répond à l’idée que le spectateur doit plonger et, oui, peut-être un moment peiner, dans le monde qu’on lui présente. Le théâtre ne peut pas être guilleret pour aborder ce thème et, d’un autre côté, je refuse tout aspect moralisateur qui voudrait que les acteurs égrainent gravement le nom des mortes dans le silence. Je cherche la pureté de cette violence, telle que Bolaños la décrit. Une épreuve s’impose. J’ai envie d’amener le spectateur à une forme de patience littéraire.
Il y a des moments très efficaces dans le spectacle mais il y a des moments où nous plaçons le public dans une position d’attente devant la littérature; une position de lecteur, qui induit une pénétration complète de l’œuvre artistique. La fidélité au roman lui-même n’est pas en jeu ici. Quand je trouve qu’un roman est magnifique, j’ai envie que le spectateur le trouve aussi magnifique. J’essaie donc de trouver l’endroit de transformation juste – parce que la transformation est nécessaire – pour que le public ressente quelque chose qui soit semblable à ce que j’ai ressenti. Par ailleurs, en tant que spectateur, je n’aime pas qu’on m’offre un simple cadeau à déballer.
J’aime la dif culté, que ma place soit mise en jeu et qu’il y ait quelque chose à endurer; non seulement sur le plan intellectuel mais sur le plan physique. Par exemple, j’aimerais retrouver plus souvent au théâtre la dimension d’un concert; l’aspect extrêmement puissant et direct de ce qui est livré sur la scène et l’engagement réclamé pour le recevoir: la position verticale, le volume, la promiscuité, la charge et la décharge énergétiques. En tant que spectateur, je cherche cette force et j’aime que le public la ressente.


Qu’est-ce qu’entraîne cette endurance?


Quand je travaille avec les acteurs, je me rends compte que j’aime lier deux zones qui se touchent très rarement. La première est intellectuelle, extrêmement fine, extrêmement précise, elle vise la pure poésie. Par exemple, dans le spectacle, il y a de longs monologues qui sont dits sans son, sans musique, de manière très simple. Là je veux que le spectateur éprouve une émotion intellectuelle, presque comme une émotion de lecteur. Je veux que le théâtre soit au moins aussi intéressant qu’un livre. Si je suis déçu au théâtre, c’est souvent parce que le spectacle est en dessous de l’œuvre littéraire; Racine, par exemple: alors que c’est sublime à la lecture, c’est quand même souvent très mauvais quand on le voit ! La deuxième zone, c’est un immédiat physique – qui est lié généralement à la musique, l’art le plus fort pour apporter ça –, c’est-à-dire une émotion qui ne soit plus intellectuelle mais qui soit presque animale, purement sensorielle. On l’aborde par la puissance sonore et par le volume. Il ne s’agit pas d’atteindre une limite ; c’est seulement lié à la volonté d’émouvoir avec intensité et de provoquer une réaction corporelle. L’adjonction de ces deux zones, en tant que spectateur comme en tant que metteur en scène, me procure une émotion qui me paraît être le point le plus juste.


Au-delà de l’intrigue portée dans 2666, un autre combat semble être sous-jacent, lequel?


La question du roman n’est pas tellement de savoir qui est le meurtrier mais de sentir la bataille de la littérature avec la violence du réel. Je ne suis pas romantique dans cette affaire, mais je suis d’accord avec Bolaño sur ce point: si la lutte que livre la littérature est puissante, elle ne dépasse pourtant pas le réel dans sa puissance. Je pense que la violence du réel est beaucoup plus forte que la violence de la ction. La seule – et grande – beauté de la littérature réside dans sa bataille. Ce n’est pas la victoire ou la défaite face au réel qui importe, c’est l’effort lui-même. Ce thème peut paraître récurrent dans la littérature mais Roberto Bolaño le pousse très loin. C’est pourquoi il y a tant de personnages de poètes et de peintres qui se tranchent la main ou qui se font du mal dans 2666. À un moment, la tentative de se battre contre la violence du monde en marche par des moyens artistiques donne naissance à une œuvre mais, au fond, la ction perd à chaque fois. C’est la raison pour laquelle le roman peut être déceptif: s’il se termine, et l’enquête avec lui, c’est que la violence du réel est plus forte.


Propos recueillis par Marion Canelas

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