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2014 comme possible

Didier Ruiz ( Mise en scène )


: Entretien avec Didier Ruiz

Propos recueillis par Marion Canelas.

2014 comme possible succède à 2013 comme possible. Quel en a été le point de départ ?


Didier Ruiz : 2013 comme possible répond à une commande que m’avaient faite Olivier Py et Paul Rondin, alors à la direction de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, dans le cadre de leur projet « Adolescence et Territoire(s) » autour des Ateliers Berthier. Nous avions réuni des adolescents du 17e arrondissement de Paris, de Saint-Ouen et de Clichy-la-Garenne pour créer un spectacle qui interrogeait leur rapport au monde, à la ville et à la vie en général.


L’édition 2014 s’adresse à la jeunesse d’Avignon. La thématique territoriale sera-t-elle posée dans les mêmes termes qu’à Paris : intra-muros et périphérie ?


Oui, la question sera certainement similaire. Avignon est une ville très coupée ; les remparts et la voie de chemin de fer isolent le centre-ville des quartiers périphériques, mais j’aime en parler différemment. Les personnes dont c’est le métier – les architectes, les urbanistes – se penchent sur des plans, voient ce qui sépare la population et s’interrogent sur la possibilité d’enterrer des voies de chemin de fer ou de construire des ponts. Ce n’est pas mon métier. Je parle d’autres enfermements, qui sont multiples et divers, et qui surtout ne sont souvent pas où on pense les trouver. En créant 2013 comme possible, nous nous sommes très vite rendus compte d’une chose : le territoire dont il est question est beaucoup plus intime que géographique.


Qui compose le groupe de 2014 comme possible ? Comment le travail se déroule-t-il concrètement ?


Il s’agit de quinze adolescents. Le chorégraphe Tomeo Vergès travaille avec nous. Les mouvements sont libres mais, de même que la parole, la gestuelle est doucement modifiée puisque cadrée par des exercices successifs. Et dans ce travail du corps, il y a une petite part écrite : Tomeo leur apprend une phrase gestuelle donnée, comme une gamme, qui est aussi une façon de les lier. Elle constitue un fil. L’idée est, au cours des mois de travail, de réussir à former un groupe, ce qui signifie donner à tous la même capacité à entendre. Pour les prises de parole, chacun passe tour à tour sur une chaise. La règle est toujours la même. La parole doit être adressée, émise d’un endroit clair, et tournée vers l’autre. Au début, les mots sont mal assurés, et derrière eux restent beaucoup de choses qui ne sont pas dites. C’est pourquoi chacun repasse à la séance suivante, en essayant de reproduire ce qui a été dit la fois précédente.


Bien que rien ne se fige en texte écrit, le but de ces « répétitions » est tout de même de retrouver chaque fois une parole identique à la première ?


Il ne s’agit pas de retrouver les mots employés mais de retrouver son chemin sur le nuancier émotionnel, en repassant par les couleurs apparues la première fois. C’est pourquoi nous travaillons par vagues, plus que par répétitions. J’aime bien l’idée d’être à la fois 100 % naturel et 100 % artificiel. Le sens m’en paraît juste : à la fois 100 % naturel puisque ce qui est dit appartient à la personne qui l’émet et n’est pas écrit, et à la fois 100 % artificiel puisque cette expression est commandée ; la décision de prendre la parole n’est pas spontanée. En somme, c’est une commande libre. Mon assistante et moi prenons en note ce qu’ils disent, ce n’est pas aux adolescents de le faire. Quelle est la formule de la police, déjà ? « Tout ce que vous direz sera retenu contre vous » ? Eh bien nous leur disons : « Tout ce que vous direz sera retenu pour vous ».


Abordez-vous des thèmes précis au cours des séances de travail ?


Oui, d’abord je leur ai demandé ce qu’est l’adolescence. Ensuite, nous avons parlé de l’amour, évidemment. Comment appréhende-t-on cette chose mystérieuse ? Pourquoi j’aime quelqu’un qui est odieux, qui est inintéressant ? Pourquoi m’aime-t-on ? Questions que tout le monde peut se poser, et qui sont récurrentes à l’adolescence, mais qu’on n’entend jamais. Jamais, au lycée, on n’entend : « Ouvrez vos cahiers, alors qui aime qui et pourquoi ? » Alors qu’on ne pense qu’à ça. Toute la vie. Je les interroge également sur la mort, parce qu’on ne pense qu’à ça aussi. Les résultats des études sur le suicide à l’adolescence sont effrayants. Mais ce n’est pas en n’en parlant pas que nous les éviterons. À l’inverse, ce n’est pas parce qu’un adolescent parle de la mort un jour qu’il se suicide le lendemain. Parler de la mort permet de parler de la vie, de l’appréhender. Nous parlons du corps, ce corps absent que la plupart des gens trimballent comme une chose ramassée par hasard. Tous ces sujets nous racontent que nous sommes des entités, que nous ne pouvons pas découper les questions qui nous constituent.


Vous êtes par ailleurs metteur en scène de « faux », de fictions, au sein de la compagnie des Hommes. Qu’êtes-vous lorsque vous travaillez avec le « vrai » ?


Je suis directeur. C’est la même chose. Je suis strictement metteur en scène. Dans le sens où j’accompagne ces jeunes sur la scène, pour les y laisser, et reculer petit à petit. La finalité, c’est que je sois là-bas, perdu dans le noir, et qu’eux soient seuls sur cette scène. Mais ils ne seront pas seuls, puisqu’ils seront avec d’autres, donc emplis de ceux qui les entourent, et donc capables de faire face à ceux qui sont assis dans la salle. Et je suis directeur puisque je leur demande de ne pas faire certaines choses. Je dresse le cadre. J’aime l’image du gant : une personne sur scène, comédienne ou non, doit porter sa parole comme on porte un gant. Le cadre doit être ajusté aux personnes qui s’y inscrivent, comme une seconde peau. Si le gant n’est pas à la taille, il y a du flottement. Quand le gant est cousu sur mesure, l’être s’y sent à la fois droit et libre, debout dans le sens des choses. Sans mollesse, sans flottement, au centre de soi. Les acteurs sont de vrais faussaires, et les adolescents de 2014 comme possible de vrais faiseurs. En répétant, on gagne en vérité, on parvient à être réellement à l’instant de la parole. C’est valable pour l’adolescent ou l’adolescente qui donne une parole vraie, tout autant que pour le comédien qui porte un texte « faux ». Ce qui est central, c’est la recherche du présent de la parole. Or elle n’est possible que parce qu’il y a un cadre : parce que quelqu’un éteint les lumières, allume à un endroit et demande à d’autres de regarder à cet endroit-là. La semaine passée, je suis allé au musée du Petit Palais à Avignon. On peut y voir la plus grande collection de primitifs italiens, c’est-à-dire beaucoup de vierges, souvent placées devant une fenêtre derrière laquelle se déploie une ville. Eh bien, c’est un peu la même chose. Le peintre nous fait entrer dans un tout petit espace, pour pointer un espace immense et fascinant, qui nous aspire. À partir du moment où on accepte – c’est bien sûr sine qua non – qu’on pose le cadre, il devient une porte. Alors voici les steppes, les océans, et c’est sans fin. Voilà ce que sont les voyages, les vrais voyages.


Quel rapport singulier les adolescents entretiennent-ils avec cette découverte-là ?


Les adolescents sont dans un a priori de clôture. « De toute façon personne ne s’intéresse à moi parce que je suis nul, parce que j’ai un appareil dentaire, parce que j’ai des boutons... Personne ne m’aime, personne ne me comprend. » Et ils intègrent ces sentences comme sûres, certaines et indépassables. Et si je suis directeur dans mon travail avec eux, c’est aussi dans le sens d’indicateur. Je leur dis : « Tu crois que derrière toi se dresse un mur, mais non. Tu as encore de la place. Donc prends l’espace dans ta tête. » Je montre les espaces mentaux. Et comme les adolescents sont extrêmement sensibles à cette découverte de la vraie liberté, ils nous donnent à voir ces mondes. Une des jeunes filles du groupe a dit : « C’est insensé comme je me rends compte que personne ne m’écoute jamais. » Tout se joue là-dessus. Un cadre, et elle devient une vierge à l’enfant du musée du Petit Palais. Des centaines de personnes passent devant elle et la regardent, fascinés. Les modèles qui ont servi à ces peintres n’étaient ni sublimes ni extraordinaires. Il y a le talent du peintre, évidemment, pour en rendre compte, mais il y a aussi leur humanité qui s’est laissée traverser par un regard précis pour être mise en couleurs et en forme. Et cinq siècles après, cette humanité-là nous renverse et nous pleurons devant des toiles.


Que révèle cette prise de parole sur le reste de la population, de la ville, du monde ?


Ces adolescents nous parlent de nous. Quel chemin avons-nous parcouru par rapport à leur âge ? Nous nous identifions et nous découvrons semblables à celui qui est à côté, que nous ne regardions pas. Il a pourtant les mêmes peurs, les mêmes interrogations. La société ne nous place pas en proximité. La sensation d’appartenir au même monde est primordiale pour vivre, en soi et avec l’autre. Cette naissance de la parole est une mise en relief. On peut vivre plat, mais si on vit en relief, on peut vivre avec d’autres qui sont en relief. C’est très difficile d’aimer. C’est très difficile de penser qu’on va mourir. Donc il faut quand même essayer d’éclairer ceux qui posent la question. Et eux pourront éclairer à leur tour. On a tendance à penser que la mission du théâtre est autre, nous faire connaître des auteurs, nous divertir... mais non. La mission du théâtre, c’est bien d’éclairer cette vie-là.


À quel impossible opposez-vous 2014 comme possible ?


À la disparition que nous pouvons subir sans nous en rendre compte dès quinze ans. On a disparu à l’école, on a disparu dans sa famille, on a disparu dans la rue. Et on vit disparu. Comme les images scotchées sur les murs des commissariats. On est disparu. Il y a des personnes qui vivent invisibles. Elles meurent : personne ne s’était rendu compte qu’elles vivaient. Cela ne signifie pas qu’il faille faire des choses extraordinaires. Ce qui compte, c’est d’être plein. Plein de soi, éveillé, debout. D’être là. Le monde n’a pas besoin de nous a priori. Tout le jeu est de dire à un moment donné : « Si. Dans ce monde, il y a aussi moi. Et je vous demande de l’entendre ; de prendre en compte ma présence. Non pas de façon agressive, parce que je prendrais la place des autres, mais parce que je suis là. Donc vous ne pouvez pas faire comme si je n’étais pas là. Et ma présence, forcément, colore l’ensemble du monde. »

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