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ANR - Rencontres recherche et création
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ANR - Rencontres recherche et création

Agence nationale de la recherche

Type de structure : Institution

Fiction et narration : expérience de pensée et expérience politique

Jeudi 10 juillet 2014 | 10h00 - 13h30

L’émergence de la langue chez l’homo sapiens permet à la fois le développement d’organisations sociales complexes et la transmission de savoirs ou d’innovations. Elle permet aussi la création de récits, la capacité de partager son expérience avec autrui et de concevoir des univers imaginaires. Ces différentes fonctions sont à la base de l’émergence d’un être humain social et de la transformation des cultures. Les formes du récit, la fiction peuvent ainsi être analysées comme supports permettant l’expérience des émotions d’autrui ou encore comme moyens pour les sociétés de se raconter et de transmettre leur histoire. Des exemples issus du théâtre grec, de Shakespeare et du théâtre contemporain montrent comment la fiction se saisit de l’histoire et de l’actualité et comment elle constitue un moyen de saisir le monde et de questionner le politique, d’exercer la pensée.

Avec la participation de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, dramaturges et metteurs en scène et de Josse de Pauw, acteur et metteur en scène.

Des langues et des récits dans l’espèce humaine : une perspective évolutive

  • Salikoko Mufwene, linguiste, professeur, Université de Chicago

Selon les dernières estimations des spécialistes, l’origine du langage remonte entre moins 300 000 et moins 200 000 ans avant notre ère. La langue moderne, qui s’incarne autant par la parole que par les signes, rendit possible une communication plus explicite et riche en informations, permit à l’Homo Sapiens l’invention d’organisations sociales plus complexes et le développement de plus en plus rapide de savoirs ou de technologies pour s’adapter à des écologies géographiques sans cesse changeantes. La langue suscita aussi la diffusion de ces savoirs et de ces technologies, ainsi que le brassage de cultures toujours émergentes, surtout en facilitant l’apprentissage des innovations des autres, améliorant les chances de survie.

L’émergence de la langue moderne permit, en même temps, l’invention de récits et ainsi la capacité, pour l’être humain, de partager son expérience avec d’autres, voire de créer un univers imaginé. C’est cette même capacité qui a donné à celui-ci la possibilité de s’échapper parfois du monde réel en se transportant dans un univers imaginaire et même d’explorer et de conquérir des territoires nouveaux. La langue a également contribué à l’élaboration des arts vocaux et verbaux, dont la musique, la poésie, l’épopée (d’où l’invention de la discipline historique), les romans, les bandes dessinées, etc. Voici donc une petite histoire de l’émergence d’un être humain social qui, à la différence d’autres animaux, peut célébrer son patrimoine culturel très riche et très diversifié, en particulier à l’occasion d’un festival, sans cesser d’en produire de nouvelles formes. Et l’évolution culturelle continue !

Le théâtre comme exercice de pensée : entre fiction et émotion

  • Pierre Destrée, philosophe, professeur, Université de Louvain

Inaugurant la réflexion occidentale sur l’art, Platon insiste surtout sur le lien entre émotion et identification, et ce via la notion de plaisir : c’est dans la mesure où je m’identifie au héros tragique qui pleure et se lamente, et où j’éprouve du plaisir à pleurer « avec » lui (c’est le sens de sum-pathein en grec), que je risque d’ « absorber » la valeur que ces pleurs véhiculent (ici, la valeur et l’importance du destin). Pour Platon, la pitié exagérée conduit à désespérer du bonheur qui est le but de son éthique. Eprouvées de manière extrêmement forte (comme Aristote le recommande dans sa Poétique), les émotions empêchent la réflexion. Platon n’ignore pas la distance mimétique : c’est parce que le spectateur se croit, au théâtre, à l’abri des conséquences éthiques de ses émotions, que le théâtre peut être moralement dangereux.

On dit souvent, dès lors, que Platon condamne définitivement l’art lorsqu’il « bannit » la poésie hors de sa cité parfaite, Kallipolis. Mais une telle lecture oublie que Platon lui-même écrit des mythes qu’il considère comme des œuvres d’art, et plus précisément comme des spectacles de théâtre (exemple du mythe d’Er qui clôt la République), qui au contraire du théâtre tragique, doivent faire réfléchir le lecteur. La critique platonicienne du théâtre et son « remplacement » par les mythes philosophiques restent intéressants pour comprendre le théâtre aujourd’hui et sa valeur. J’essaierai de montrer comment le théâtre peut faire réfléchir à travers les émotions ressenties, sans toutefois vouloir faire passer un message éthique ou politique précis.

Ecrire l’histoire : la fin des grands récits ?

  • Romain Bertrand, directeur de recherche, Fondation Nationale des Sciences politiques, Centre d’Etudes de Relations Internationales, Science Po-CNRS

Accaparés par la quête d’une scientificité à laquelle seule la statistique sérielle paraissait pouvoir les conduire comme à une sorte d’empyrée, les historiens se sont longtemps détournés de la question de la dimension littéraire de leur écriture : des faits, oui, mais pas de conte. Puis, au sortir des années 1980, le monde social tout entier devint «texte» ou «palimpseste», et narration pure le récit au second degré qu’historiens, sociologues et anthropologues en livraient. Tout pouvait être dit de tout, dans une sorte de tourbillon de propositions toutes affectées du même coefficient de véracité. Pourtant, comme l’a rappelé Carlo Ginzburg, se saisir de dispositifs littéraires pour produire des effets de compréhension ne signifie pas sombrer corps et âme dans la fiction : imaginer n’est pas inventer. Prononcée alors même que le négationnisme faisait son miel de la renonciation de certains historiens à la méthode critique propre à leur discipline, la leçon semble avoir porté ses fruits. Rares sont, aujourd’hui, les praticiens professionnels de l’histoire qui refusent d’admettre le pouvoir de leur plume, et qui cependant ne lui laissent libre cours que dans le strict respect des sources et de leurs silences. Aiguisée par la décrue des tirages et l’étiolement des publics, la «tentation littéraire» des historiens ne vire-t-elle pas, dans les termes de Roger Chartier, à «l’obsession» ? Car la question demeure. Comment rendre contemporains, et donc sensibles à un auditoire ou à un lectorat, des façons d’être et de parler dont ne subsistent plus que des échos de papier ? Comment, sans en passer par le pastiche ou la parodie, restaurer pour tous le pouvoir de l’insulte et le scandale de l’étrangeté qu’abrite l’archive ?

La postérité de Shakespeare ou le scandale renouvelé

  • Line Cottegnies, professeur de littérature britannique, Laboratoire Langues, Textes, Arts et Cultures du monde Anglophone, EA 4398 PRISMES, Université Sorbonne Nouvelle

L’histoire de la réception de Shakespeare est liée à celle du goût du public. Voltaire, partagé, on s’en souvient, entre dégoût et fascination, voyait en l’auteur d’Hamlet « un sauvage ivre », tout en reconnaissant dans la pièce, « par une bizarrerie encore plus grande, des traits sublimes, dignes des plus grands génies ». Pour Victor Hugo, en revanche, Shakespeare est un génie précisément parce qu’il ne souffre pas de la « gastrite du bon goût ». Or la réception de Shakespeare est contrastée en Angleterre même dès la deuxième moitié du XVIIe siècle : ses pièces sont lissées, voire radicalement adaptées pour satisfaire aux convenances et au goût plus néoclassique de la scène de la Restauration — alors qu’au même moment l’auteur Shakespeare est porté aux nues comme génie national. La tragédie du Roi Lear, dont le dénouement est perçu comme intolérable, est ainsi réécrite avec une fin heureuse et c’est cette version qui sera jouée jusqu’à la fin du XIXe siècle. C’est dire si Shakespeare, déjà, dérange. Les Français, quant à eux, découvrent l’œuvre de Shakespeare aux XVIIIe et aux XIXe siècles dans des traductions édulcorées, qui atténuent par exemple de façon parfois radicale l’aspect rabelaisien des scènes comiques. Il faudra véritablement attendre les traductions du XXe siècle pour retrouver la verdeur de la langue. Dans cette intervention, il sera question de la faculté de scandale recélée par la langue et l’esthétique shakespeariennes, qui semble se réactiver sous des formes diverses selon les époques et les mises en scène. Pourquoi et comment Shakespeare choque-t-il ? A travers l’étude de quelques cas, j’essaierai de montrer comment, pour le public français notamment, dont l’horizon d’attente est façonné par le contact des classiques français, l’esthétique et la vision politique de Shakespeare désarçonnent et déstabilisent. Je montrerai comme cette force d’ébranlement a pu à son tour être une source de créativité pour les metteurs en scène à l’aide d’exemples récents, notamment le Henry VI mis en scène par Thomas Jolly pour ce festival.

Les mises en scène du politique : discours visuel et questionnement démocratique dans la tragédie grecque

  • Anne Sophie Noel, chercheur associée au Laboratoire d’Histoire des Mondes Antiques, Université Lyon 2 et 3

Selon Platon, le théâtre exerce sur les spectateurs un pouvoir de séduction redoutable en tant qu’il est création d’apparences visibles et sensibles éminemment attractives pour l’œil et l’esprit humain. Que sont ces apparences, sinon des mises en scène orchestrées de façon plus ou habile par des metteurs en scène, qui, dans l’Athènes classique, étaient les poètes eux-mêmes ? Dès lors, s’interroger sur les rapports entre tragédie grecque et politique exige d’envisager que le questionnement du fonctionnement de la polis puisse passer par le déploiement de moyens proprement scéniques. Nous poserons l’hypothèse que les Tragiques grecs ont interrogé les institutions démocratiques athéniennes, non seulement par le biais des discours qu’ils placent dans la bouche de leurs personnages, mais aussi par des effets de mise en scène élaborés, qu’il nous est parfois possible de reconstituer. L’agencement d’un décor, la mise en action d’un objet, ou la disposition proxémique des acteurs peuvent servir d’impulsion à une mise en question du politique. Nous prendrons pour exemples la représentation de l’institution du vote dans le procès d’Oreste des Euménides d’Eschyle, puis la mise en scène du bouclier dans l’Ajax de Sophocle, arme chargée d’une forte valeur politique en tant qu’elle cristallise l’idéologie guerrière de la cité ; enfin, dans l’Ion d’Euripide, nous verrons comment les symboles matériels de l’identité civique athénienne se trouvent redistribués sur la scène (dans le décor ou encore sous forme d’accessoires), afin de mener un questionnement visuel sur l’identité culturelle athénienne. Ces exemples révèleront la manière dont les dramaturges grecs ont fait jouer ensemble les divers langages à leur disposition – verbal, mais aussi visuel, corporel, matériel – au service d’une réflexion sur la polis jamais abstraite de la matérialité de l’action.

Mises en scène de l’événement historique : guerre et terreur dans le théâtre anglais contemporain

  • Clare Finburgh, maitre de conférences en théâtre moderne, Centre d’Etudes théâtrales, Université d’Essex

Maintes pièces britanniques ont été écrites dans le sillage du 11 septembre et répondent à leur façon aux attentats récents ainsi qu’aux guerres qui en ont résulté. Depuis 2005, un nombre très important de dramaturges britanniques ont choisi de traiter le sujet du terrorisme selon des formes éminemment variées - de l’expressionisme à la docufiction, en passant par la performance -,cherchant à rendre sensibles les complexités et les difficultés de la représentation de l’attentat. Pornographie de Simon Stephens raconte l’histoire d’une journée dans la vie de Londres – le 7 juillet 2007. Sur le même thème, il y a eu aussi Alice Bell, de Lone Twin 2006 et Extreme Rambling, un one-man show du comique MarkThomas en 2011. Mais ces représentations théâtrales reproduisent-elles le terrorisme en un spectacle séduisant ? Auquel cas elles ne participeraient-elles pas de ce que Guy Debord et Jean Baudrillard ont dénoncé : la logique des médias qui transforment l’événement historique en produit de consommation ? Ou bien rejettent-elles l’idée même de faire du terrorisme un spectacle ? On interrogera cette tension dynamique entre l’affolement et l’attrait, qui colore les modes de représentation par lesquelles les médias transforment souvent en « spectaculaire terroriste » des événements tels que les attentats. Cette tension se retrouve dans l’étymologie-même du terme terrorisme qui provient du latin terrere qui évoque à la fois une face négative, « terreur », et positive, « terrible ». Ces deux registres de signification se retrouvent dansla langue anglaise qui oppose « terrible », qui inspire la terreur et la crainte et a des conséquences funestes, et « terrific » qui renvoi au sensationnel, à l’incroyable, au formidable. Cette contradiction dans le vocabulaire met l’accent sur les réactions paradoxales de frayeur et de fascination que peut provoquer le terrorisme et conduit à examiner les créations qui y font référence en fonction du type de réaction qu’elles inscrivent dans leur facture même, et du type de relation (imitation, critique, satire) qu’elles entretiennent avec les média audiovisuels. Le spectacle vivant peut offrir de nouvelles « dramaturgies » de l’attentat, en mettant l’accent sur la compréhension de l’histoire immédiate, plutôt que sur le choc et la séduction, sur une émotion qui donne à penser plutôt que sur le sensationnel.


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