William Shakespeare - Encyclopédie Corvin
Stratford on Avon 1564-1616
Le plus illustre poète dramatique de tous les temps, dont l'œuvre reste unique par sa diversité, sa richesse, sa profondeur et sa beauté poétique.
Une vie d'homme de théâtre
Sa vie est aussi bien connue que celle de beaucoup d'auteurs de son temps. Il fréquente probablement la très bonne école de Stratford, mais ne va pas à l'université. En 1582 il épouse Ann Hathaway, de huit ans son aînée, qui donne le jour six mois plus tard à une fille, puis, en 1585, à des jumeaux. On le perd de vue pendant sept ans. Il n'est pas impossible (l'hypothèse en a été reprise récemment) que pendant ces « années perdues » il ait servi, comme précepteur ou maître d'école, une grande famille catholique du Lancashire. Il est possible aussi qu'il se soit joint à une compagnie en tournée. On le retrouve à Londres en 1592, acteur et auteur suffisamment envié pour être attaqué par Greene.
En 1593 et 1594 (années où les épidémies de peste paralysent la vie théâtrale) il publie deux volumes de poèmes : Vénus et Adonis et le Viol de Lucrèce (ses Sonnets, qui datent de la même époque ou des années immédiatement postérieures, ne verront le jour qu'en 1609). En 1595 il est, avec Richard Burbage et W. Kempe, l'un des trois signataires d'un reçu pour des représentations données à la cour pendant les fêtes de Noël 1594 par les Chamberlain's Men, ce qui semble indiquer qu'il occupe déjà une place importante dans cette compagnie. En 1597 il achète l'une des plus belles maisons de Stratford. Il connaît donc très tôt le succès et la prospérité. Actionnaire de sa compagnie et du théâtre du Globe puis de celui de Blackfriars, acteur et auteur attitré de la première troupe d'Angleterre, il vécut sans doute la vie d'un homme de théâtre professionnel jusque vers 1610.
Il regagne ensuite sa ville natale, mais sans rompre complètement avec ses camarades. Son testament mentionne des dons à Burbage, et à deux autres de ses associés, John Heminge et Henry Condell. Ceux qui le connurent n'eurent pas seulement pour lui de l'admiration, mais de l'affection et de l'estime. Les accusations dont il est victime en 1592 sont démenties aussitôt par l'imprimeur de Greene, et son honnêteté est hautement confirmée plus tard par Jonson. Aucun de ses contemporains (et ils furent très nombreux à le connaître) ne contesta jamais qu'il ait bien été l'auteur de ses pièces. Les thèses « antistratfordiennes » datent essentiellement du XIXe siècle. Aucun spécialiste n'y croit, mais elles ont eu du succès auprès d'un public avide de scandales, amateur de cryptographie, ou simplement ignorant. Curieusement, c'est en France qu'elles trouvent encore le plus d'audience. La raison en est peut-être la qualité d'un ouvrage d'Abel Lefranc, le plus sérieux dans ce domaine (A la découverte de Shakespeare, 1945-1950). Shakespeare a été aussi victime des assauts des « désintégrateurs » qui ont cru reconnaître dans ses œuvres la manière de plusieurs de ses contemporains. A l'inverse, sa notoriété lui a souvent valu l'attribution de pièces auxquelles il était étranger. Tout récemment encore, une nouvelle tentative a été faite pour lui attribuer un Edouard III anonyme de 1596.
Le « canon » shakespearien
Le « canon » shakespearien fait néanmoins l'objet d'un large consensus. On le divise traditionnellement en trois ou quatre catégories : aux trois divisions de l'in-folio de 1623 (pièces historiques, comédies et tragédies) on ajoute souvent la catégorie des tragi-comédies romanesques (romances) où l'on regroupe les dernières pièces. Cette classification est commode, mais elle néglige la diversité des œuvres. Elle réunit des pièces parfois très différentes les unes des autres (il n'y a pas de modèle unique correspondant à un genre), estompe des traits communs (les drames historiques sont souvent tragiques, les tragédies souvent historiques), et néglige les aspects très particuliers de certaines pièces (ainsi les problem plays telles que Tout est bien qui finit bien, Troïlus et Cressida, Mesure pour mesure ou Timon d'Athènes).
On place dans la catégorie des pièces historiques (à l'intérieur de laquelle la division en deux tétralogies est peu utile, de même que la distinction entre « chroniques » et « histoires ») les trois parties de Henry VI (vers 1590-1592), Richard III (vers 1593), Richard II (1595), le Roi Jean (vers 1596), les deux parties de Henry IV (vers 1597 et vers 1598), et Henry V (vers 1599).
Parmi les comédies on range la Comédie des erreurs (The Comedy of Errors, vers 1590, ou 1594), les Deux Gentilshommes de Vérone (The Two Gentlemen of Verona, vers 1590), la Mégère apprivoisée (The Taming of the Shrew, avant 1594), Peines d'amour perdues (Love's Labour's Lost, vers 1594), le Songe d'une nuit d'été (A Midsummer Night's Dream, vers 1595), le Marchand de Venise (The Merchant of Venice, vers 1596), Beaucoup de bruit pour rien (Much Ado About Nothing, vers 1599), les Joyeuses Commères de Windsor (The Merry Wives of Windsor, vers 1600, ou dès 1597), Comme il vous plaira (As You Like it, vers 1600), la Nuit des Rois (Twelfth Night, vers 1600), Tout est bien qui finit bien (All's Well That Ends Well, vers 1603) et Mesure pour mesure (Measure for Measure, 1604).
Les tragédies comprennent Titus Andronicus (vers 1592), Roméo et Juliette (vers 1595), Jules César, avec laquelle le Globe a peut-être été inauguré en 1599, Hamlet (vers 1601), Troïlus et Cressida (vers 1602), Othello (vers 1603), le Roi Lear (vers 1605), Macbeth (vers 1606), Antoine et Cléopâtre (vers 1607), Timon d'Athènes (vers 1608, ou dès 1604 ?) et Coriolan (vers 1608).
Les tragi-comédies finales sont Cymbeline (vers 1610), le Conte d'hiver (The Winter's Tale, vers 1611) et la Tempête (1611) ainsi que Périclès (vers 1608), probablement due en partie à Thomas Middleton. Cardenio (1613), qui a disparu, les Deux Nobles Cousins (The Two Noble Kinsmen, 1613-1614), et Henry VIII (vers 1613, d'abord connu sous le titre de All is True avant d'être publié comme The Famous History of the Life of King Henry the Eighth) ont sans doute été écrits en collaboration avec Fletcher.
Les éditions
Shakespeare ne s'est pas intéressé à la publication de ses œuvres dramatiques, qui étaient d'ailleurs la propriété de sa compagnie. Dix-neuf d'entre elles ont d'abord paru dans des éditions in-quarto, publiées souvent très peu de temps après les représentations et parfois sans autorisation. En 1623 Heminge et Condell réunissent 36 pièces (ils excluent Périclès) dans un très bel in-folio qui constitue le principal document de référence. Depuis le XVIIIe siècle un énorme travail d'établissement et d'analyse des textes s'est poursuivi, et de grands progrès sont encore accomplis de nos jours. Les meilleures éditions doivent se renouveler périodiquement : ainsi une nouvelle édition de l'Arden Shakespeare (Methuen) a commencé en 1951, un New Penguin Shakespeare en 1967, le nouvel Oxford Shakespeare en 1982 et le New Cambridge Shakespeare en 1984. A Oxford même, la dernière édition des œuvres complètes (1986) propose des changements parfois radicaux. Quant aux études critiques, elles sont innombrables. Des bibliothèques entières (la Folger Shakespeare Library de Washington, par exemple) leur sont consacrées.
L'art du dramaturge
Une meilleure compréhension des textes et de leurs conditions de représentation a permis de mieux apprécier la dramaturgie shakespearienne. Il est bien évident, tout d'abord, que Shakespeare a su tirer le meilleur parti des ressources que lui offraient les lieux théâtraux dont il disposait. Au début de sa carrière — avant la construction du Globe — il a dû sans doute s'accommoder de conditions précaires. Mais devant la nécessité de faire appel à l'imagination du spectateur (le prologue et les chœurs de Henry V sont très révélateurs à cet égard), c'est par le langage poétique qu'il supplée aux déficiences des moyens scéniques. Il utilise toutes les possibilités de la très vaste scène qui s'avance jusqu'au milieu de l'auditoire, et qui permet tout aussi facilement, dans un même spectacle, de faire évoluer des groupes (foules, armées, cortèges) que de ménager des apartés ou d'isoler un personnage au premier plan. Shakespeare use de cet outil pour décrire les mouvements qui agitent les partis ou les sociétés, en même temps que les relations entre les individus et les sentiments personnels, en donnant à entendre toutes les formes de dialogue et de monologue, du débat politique à la conversation privée, du discours public à la réflexion la plus confidentielle, et en jouant sur un rapport entre la salle et la scène qui donne au spectateur le privilège de vivre à la fois l'illusion et la conscience de l'illusion.
Avec le même art, il a intégré dans ses œuvres des éléments conventionnels qui, chez d'autres, restent souvent extérieurs au propos : non seulement le chant et la musique, mais la danse (la danse aristocratique dans Roméo et Juliette comme la danse populaire dans le Conte d'hiver par exemple) et le masque de cour (plaisant dans Peines d'amour perdues ou sérieux dans la Tempête). C'est en les renouvelant qu'il utilise des personnages popularisés par de vieux usages ou par des modèles récents, comme le clown ou le fantôme : le Touchstone de Comme il vous plaira et le Feste de la Nuit des rois ne sont pas des bouffons traditionnels, de simples faiseurs de bons mots étrangers à l'intrigue, mais des créations originales qui participent à l'action ; et c'est d'eux, en partie, que proviennent des personnages satiriques aussi fortement individualisés et aussi importants que le Thersite de Troïlus et Cressida et l'Apemantus de Timon d'Athènes. Le fantôme, de Richard III à Macbeth, en passant par Jules César et Hamlet, cesse d'être une simple force stéréotypée : il hante la conscience des protagonistes, et son intervention se justifie, non plus par le désir de suivre un exemple classique ou par celui de flatter le goût du public pour le sensationnel, mais par une fonction remplie dans le déroulement du drame.
Du bon usage des sources
La même originalité se retrouve dans l'utilisation des sources. Un exemple significatif nous en est donné très tôt avec la Comédie des erreurs. Shakespeare y part des Menechmes de Plaute, mais il incorpore des données provenant de l'Amphitryon (de Plaute également) et de l'histoire d'Apollonius de Tyr, telle que l'a racontée John Gower, poète anglais du XIVe siècle. Sur ces bases, il construit une intrigue extraordinairement serrée, incluse dans un seul lieu et un seul temps, où le comique fondé sur les confusions entre des jumeaux se double d'un plaisir plus intellectuel, issu d'un dédoublement des situations (par l'addition d'un second couple de jumeaux) et de la subtilité avec laquelle l'action est agencée. Parmi les sources les plus importantes du point de vue de la dramaturgie, il faut citer les œuvres des historiens, dont l'influence ne se manifeste pas seulement dans les pièces historiques.
Chez les chroniqueurs anglais, et chez Plutarque aussi, Shakespeare a trouvé de longues séquences d'événements qui se déroulent dans des lieux multiples, et mettent en jeu des sociétés en même temps que des individus. Il leur a emprunté des situations qui lui permettent de superposer des plans métaphysiques ou mythiques aux plans politiques, sociaux et psychologiques, et de donner un dynamisme poétique au vieux principe des correspondances entre le macrocosme et le microcosme. C'est pourquoi les dimensions du récit déconcertent parfois le spectateur habitué aux normes de la tragédie classique française : Jules César n'est pas le récit de l'assassinat de César, mais décrit ses conséquences aussi bien que ses causes, Hamlet ne prend fin qu'avec le triomphe de Fortinbras, Antoine et Cléopâtre ne se termine pas avec la mort d'Antoine.
Temps et espace
La durée de l'action n'étant pas soumise à une contrainte formelle, le temps peut se manipuler à toutes sortes de fins poétiques et dramatiques, être subi et vécu, imaginé et remémoré. C'est d'ailleurs ce qui explique que dans certaines pièces la chronologie soit objectivement incertaine ou contradictoire : on peut parler, à propos d'Othello par exemple, d'un « double temps » du déroulement de l'action, mais c'est un temps dramatiquement juste.
La pluralité des lieux est mise à profit de la même manière. Ils peuvent marquer les étapes de l'itinéraire tragique ou romanesque que suit un héros, comme dans Richard II, le Roi Lear, Timon d'Athènes ou Périclès mais peuvent aussi s'opposer les uns aux autres de différentes façons : le camp grec et le camp troyen dans Troïlus et Cressida, Venise et Chypre dans Othello, Venise et Belmont dans le Marchand de Venise. Lieux d'affrontements ou de réunions, de rencontres ou de séparations, lieux d'emprisonnement ou d'exil, de retraite ou d'errance, lieux de méditations privées ou d'engagements publics, ils contribuent toujours à une vision d'ensemble, et prennent souvent une valeur symbolique ou métaphorique : la fameuse « lande » du Roi Lear est le décor d'une détresse qui sombre dans la folie au milieu d'une nuit de tempête où se déchaînent les éléments hostiles.
Techniques d'écriture dramatique
A la souplesse du cadre spatio-temporel s'ajoute une grande liberté dans l'utilisation des techniques de conduite du récit. La structure narrative essentielle est la scène, qui correspond à une unité de lieu et de temps, et à la fin de laquelle tous les personnages sortent. La division en actes est beaucoup moins significative, et elle est due le plus souvent aux éditeurs du XVIIIe siècle. Il y a cependant des exceptions : au début de la carrière de Shakespeare on la trouve dans la Comédie des erreurs, Titus Andronicus, et Henry V, où toutefois il ne semble pas qu'elle ait pu correspondre à des interruptions du spectacle à la fin de chaque acte.
On l'aperçoit aussi plus tard, dans Mesure pour mesure et Macbeth. Elle existe enfin dans les toutes dernières pièces, jouées au Blackfriars, où, suivant la pratique des théâtres privés, le spectacle était interrompu par des interventions musicales à la fin des actes, et où le découpage en cinq actes reflète l'influence grandissante du goût néoclassique. Ailleurs, la division en scènes est la seule qui importe, et elle n'entraîne d'autre contrainte que le respect d'une règle implicite, très généralement observée : deux scènes successives ne doivent pas faire intervenir les mêmes personnages dans le même lieu. Cette liberté permet d'éviter le recours au discours narratif ou descriptif pour l'exposition, et pour la relation d'actions qui se passent dans des lieux différents : sauf quand Shakespeare choisit délibérément d'introduire un narrateur, l'exposition se fait progressivement au cours des premières scènes, et les événements qui se déroulent dans des lieux éloignés sont montrés au lieu d'être rapportés.
Cela ne veut pas dire pour autant que l'histoire soit racontée de façon rudimentaire, que le récit apporte une simple succession d'épisodes. Au contraire, Shakespeare utilise fréquemment des procédés de présentation et d'enchâssement qui créent une distance et provoquent la réflexion. Il fait ainsi intervenir des chœurs : dans Henry V pour annoncer l'action, puis la ponctuer et la commenter, en soulignant les limites de la représentation théâtrale ; dans Roméo et Juliette, pour apporter un élément à la fois lyrique et tragique. Une fonction narrative est parfois donnée à une figure qui tend à devenir un véritable personnage : le Temps dans le Conte d'hiver ; le poète Gower, à la fois prologue et épilogue, narrateur et commentateur dans Périclès. Le procédé de l'induction (sorte d'introduction dramatisée) est repris dans la seconde partie de Henry IV avec la figure de la Rumeur et surtout dans la Mégère apprivoisée où l'histoire de Katharina et de Petrucchio est représentée comme une pièce jouée devant l'ivrogne Christopher Sly par une troupe d'acteurs. Ces procédés ne sont pas sans rapports avec celui de la « double intrigue » qui accorde à certains personnages, ou groupes de personnages de second plan, un statut privilégié, en leur faisant vivre une aventure distincte de l'intrigue principale. L'intrigue secondaire, d'une manière ou d'une autre, est complémentaire de l'intrigue principale, même dans des pièces comme la Nuit des rois où la relation peut sembler assez ténue. Elle peut s'unir étroitement à l'intrigue principale, comme dans Lear, où le destin de Gloucester, analogue à celui du roi, vient amplifier les thèmes de la douleur, de l'ingratitude, de la cruauté et de la déraison.
La similitude entre les destins tragiques de Lear et de Gloucester n'est qu'un exemple des situations parallèles que Shakespeare a souvent mises en scène, et dont la plus frappante est offerte par Hamlet : Hamlet, Laerte et Fortinbras sont placés tous trois dans la situation du fils qui doit venger son père, et si Laerte et Fortinbras restent au deuxième ou au troisième plan, c'est à Laerte que Hamlet doit sa mort, et c'est Fortinbras qui demeure seul pour triompher. De tels parallélismes relèvent de structures dramatiques et de systèmes de personnages plus homogènes, plus complexes et plus significatifs qu'on ne le soupçonne de prime abord.
La théâtralité en miroir
Shakespeare ne cède que rarement au vertige baroque de la mise en abyme. Des Masques sont représentés dans Peines d'amour perdues et dans la Tempête; Falstaff joue explicitement le rôle du roi dans Henry V; dans le Songe d'une nuit d'été puis dans Hamlet, le théâtre se donne en spectacle, "farce tragique" dans la comédie, tragédie dans la tragédie. La fable d'amour et de mort de Pyrame et Thisbé est un "spectacle des gueux" parodiant grotesquement Roméo et Juliette. Un spectacle illusoire, mais semblable en cela à tout théâtre: le théâtre dans le théâtre n'est que l'ombre dans l'ombre, sollicitant également l'action supplétive de l'imagination du spectateur, mise en avant par Thésée comme par le prologue d'Henry V; dans Hamlet le théâtre devient piège, arme, instrument de révélation de la vérité dans les mains d'un prince appelé quant à lui à diriger de vrais comédiens. Le théâtre selon Shakespeare se situe tour à tour du côté de la fête et de la participation, du côté de la vérité et de sa quête, dans le monde pourri par les apparences d'Hamlet, du côté de l'éphémère et de l'insubstantiel dans la Tempête.
En quelques endroits, Shakespeare offre une autre modalité à la présence du théâtre dans le théâtre: celle de la réflexion, au sens non plus optique mais théorique. Le théâtre envahit le discours, dans le célèbre prologue d'Henry V et dans les non moins fameux conseils d'Hamlet aux comédiens; le théâtre est très souvent invoqué, pour définir la vie et son absurdité dans Macbeth, dans les tétralogies pour constater la théâtralité de l'histoire. Le plateau du théâtre se prolonge au coeur même de la vie, et c'est cette contamination que creuse inlassablement Shakespeare.
C'est parce que l'homme n'est qu'une ombre qui passe dans le monde que le théâtre peut prétendre au statut de miroir de la nature, reflétant fidèlement dans sa pratique même, éphémère et dépouillée, la position de l'homme sous le regard de Dieu. La présence du théâtre dans le théâtre se nourrit de la conception du theatrum mundi, prégnante en Europe au tournant des XVIème et XVIIème siècle, et qui bascule alors de la théologie dans l'art, envahissant notamment le théâtre espagnol, anglais et français: sur la scène du monde, comme sur celle du théâtre, l'homme est un pantin manipulé par la Providence, élevé au sommet de la gloire pour être précipité dans la chute... L'acteur ne joue d'autre rôle sur la scène des théâtres que celui de l'humaine condition.
Reflet et réflexion: ces deux formes de redoublement explicite ne sont pas, loin de là, les seuls moyens dont dispose Shakespeare pour tendre au théâtre un miroir intérieur. Le plus souvent, c'est par le biais de ce que l'on pourrait nommer des "dispositifs" de théâtre qu'affleure, au coeur même de ses pièces, une présence d'autant plus forte qu'elle est devenue consciente d'elle-même. Théâtralité minimale: celle du spectacle involontaire. C'est la manipulation d'un fait donné à voir par un personnage à un autre selon une perspective qui le fausse entièrement, l'envers maléfique de l'illusion. L'exemple canonique est celui d'Othello: le spectacle trompeur du contentement amoureux de Cassio, montré par Iago comme preuve visuelle de l'infidélité de Desdémona, précipite Othello dans la folie furieuse. Pouvoir de l'image au théâtre. Ce que les yeux croient voir a ici une puissance de suggestion plus forte que ce que les oreilles peuvent entendre: c'est par les yeux qu'Othello, qui exigeait de voir avant de consentir à douter, est convaincu de la trahison de sa bien-aimée. Dans Hamlet cependant, la pantomime ne révèle pas à Claudius le sens de la représentation théâtrale que seule la parole achève: le théâtre se donne alors à entendre autant qu'à voir.
L'image offerte au regard ou à l'esprit, par le jeu des mots, est ambivalente, interprétable à volonté. Les pouvoirs du théâtre le rendent apte à révéler le faux aussi puissamment que le vrai. Ce scepticisme dramaturgique est un élément clé de la durable modernité de Shakespeare.
Une autre forme de théâtralité est engagée avec la pratique du déguisement et du travestissement sexuel, récurrente dans les comédies: Hélène de Peines d'amour perdues conserve sa féminité sous le manteau d'une pélerine, mais Rosalinde dans Comme il vous plaira, Viola dans La Nuit des rois, Julia dans les Deux gentilshommes de Vérone, Portia dans le Marchand de Venise, empruntent l'habit, le langage et le comportement attribués à l'autre sexe. Ces personnages "acteurs" exercent alors leur pouvoir d'illusion sur des personnages "spectateurs", avec la complicité du public de la pièce placé en position de supériorité.
Le succès du jeu et l'issue favorable de la situation périlleuse qui rendait nécessaire le recours au travestissement n'occultent en rien le fait que l'arme "théâtrale" est utilisée pour des enjeux vitaux: obtenir, ou mettre à l'épreuve l'amour de qui l'on aime, soustraire un homme à un grave péril. Le dispositif théâtral est si étroitement imbriqué dans la fable que le dévoilement précipite le dénouement, mais le travestissement aura permis au personnage-acteur de s'affirmer et d'atteindre son but, dans la jubilation du jeu. Cette arme est parfois utilisée dans des contextes tragiques: c'est, dans Le Roi Lear, Edgar, le fils renié, contraint à revêtir le masque de "poor Tom" ou, dans Macbeth, l'énigmatique faux auto-autoportait que donne de lui-même le prince Malcolm pour mettre à l'épreuve Macduff. Le jeu théâtral n'est autre que la distance (le jeu au sens mécanique) créée entre un être et un paraître, signe de désenchantement, lorsqu'il est la seule arme de l'homme vertueux dans un temps disjoint, ou au contraire signe de l'invention festive et carnavalesque présente au coeur même de la fable théâtrale comme de la vie humaine.
Mais Shakespeare pousse plus loin encore l'exploration de la théâtralité dans le théâtre même, en inventant des personnages qui par les procédés de mise en scène d'événements ou de discours, ou de manipulation de l'identité d'autres personnages qu'ils mettent en oeuvre, s'apparentent à des démiurges de la scène. Maria dans La Nuit des rois, Paulina dans Le Conte d'hiver, le duc de Vienne de Mesure pour mesure, Hamlet, présentent à un double public, intérieur et extérieur à la pièce, les fruits de leur invention: un puritain trouble-fête métamorphosé en soupirant ridicule, une statue qui s'anime, un faux ange démasqué et ses victimes sauvées non sans maints déguisements, substitutions, voire résurrections. Outre leur fonction divertissante, ces fictions internes creusent de manière allégorique des questions essentielles: la fracture entre l'être et l'apparence, l'aveuglement humain, le doute frappant toute quête de vérité absolue, la similitude de l'acte théâtral avec l'évocation des morts...
Hamlet seul adopte tour à tour l'ensemble des rôles ou des fonctions relevant du processus théâtral: lecteur et dramaturge (il réécrit en partie le "Meurtre de Gonzague"), acteur (de sa folie), spectateur et metteur en scène des comédiens, et pour finir personnage du récit ou de la tragédie à écrire par le témoin de son histoire tragique, Horatio.
Si une vérité se dégage du théâtre de Shakespeare, en dépit d'un scepticisme dramaturgique constant, elle est à rechercher dans cette affirmation des pouvoirs démiurgiques de l'homme de théâtre et du théâtre lui-même. Le théâtre du monde, avec Shakespeare, devient le théâtre comme monde, métaphore signifiante de celui-ci, capable, grâce au concours de l'imagination du spectateur, d'évoquer la bataille d'Azincourt dans le cercle de bois (wooden O) du théâtre, de ranimer les morts, d'extraire quelques vérités de la gangue des apparences.
On peut penser qu'une telle célébration du théâtre par et dans le théâtre constitue l'aiguillon principal des metteurs en scène de notre époque. Si monter Shakespeare aujourd'hui ne peut plus être ou n'est plus seulement reconstituer le sénat romain, les remparts d'Elseneur, donner des ailes à Ariel, faire évoluer de jeunes garçons troublants interprétant des filles déguisées en garçons, motiver l'inaction d'Hamlet, éclairer la jalousie de Léontès ou celle d'Othello, cela reste la rencontre concrète de toutes les grandes questions que pose la pratique du théâtre.
Shakespeare en France
Traduire Shakespeare et mettre en scène des pièces conçues pour l'espace à la fois multiple et non décoratif du théâtre élisabéthain : longtemps ces deux démarches se sont avérées problématiques en France. Une histoire des traductions françaises de Shakespeare dégagerait deux époques. Durant la première, s'étendant jusqu'au début du XXème siècle siècle, les traductions pour la lecture, généralement en prose, de l'entreprise de Le Tourneur à celle de François-Victor Hugo pour les oeuvres complètes, affirment, à défaut de toujours les respecter, les principes d'intégralité et de fidélité; elles n'ont que peu de choses à voir avec les adaptations pour la scène, presque toujours en alexandrins expurgés de tout élément grotesque ou obscène, qui s'autorisent d'importants aménagements dramaturgiques afin de rendre possible la succession de décors illustrant les différents lieux de la pièce. La seconde époque, inaugurée par des metteurs en scène d'esthétique différente mais également soucieux de porter sur la scène un Shakespeare plus véritable, Copeau et Antoine, voit se combler le fossé entre ces deux types de transposition textuelle, au profit de nouvelles oppositions: les adaptations utilisant les textes shakespeariens comme matériau pour une réécriture littéraire ou scénique, depuis Brecht, revendiquent leur légitimité, tandis que les traductions, s'offrant comme textes à jouer et à lire, se fondent sur la précision des enjeux linguistique, poétique et théâtral.
L'historicité de la langue de traduction renouvelle régulièrement l'actualité de la translation du vocabulaire, des structures syntaxiques, des images, des jeux de mots; la poéticité de la langue shakespearienne demeure une pierre d'achoppement; l'enjeu théâtral enfin, à savoir la manière propre à la langue shakespearienne de solliciter l'engagement corporel du comédien, a été surtout mis en évidence, depuis une quinzaine d'années, par le traducteur Jean-Michel Déprats, selon lequel la traduction doit s'efforcer de prendre en compte cette "musculature" de la langue afin de favoriser la relation des comédiens français au texte shakespearien. Dans le même sens, les traductions de Jean-Claude Carrière pour Brook*, depuis Timon d'Athènes en 1974, dans une langue simple et contemporaine mettant en valeur les "mots rayonnants" du texte shakespearien, s'articulent à une pratique de jeu.
Jamais le paysage de la traduction de Shakespeare en français ne s'est trouvé aussi varié qu'aujourd'hui: c'est surtout sur le plan des images qu'Yves Bonnefoy traduit et retraduit Shakespeare en poète, d'Hamlet à la Tempête, tandis qu'André Markowicz ou Jean Malaplate se prononcent pour un texte français versifié de manière à rechercher l'équivalent sonore du vers shakespearien. La contrainte métrique du décasyllabe pour l'un, de l'alexandrin pour l'autre, même exemptée de la rime, entraîne inévitablement de multiples écarts avec la lettre du texte. Déprats quant à lui, se refusant à privilégier l'un des trois enjeux, linguistique, poétique et théâtral, tente leur conciliation dans une prose de théâtre de laquelle ne sont absents ni le rythme ni les jeux de sonorités.
Le répertoire d'élection des Français à l'intérieur du corpus shakespearien se révèle en constante évolution, notamment en raison fait que Shakespeare a été longtemps beaucoup plus traduit et commenté que joué.
Jusqu'à la fin du XIXème siècle, la scène française n'a montré régulièrement, sous des formes très altérées, que les tragédies légendaires les plus célèbres, Hamlet, Macbeth, Othello, Le Roi Lear, Roméo et Juliette, auxquelles venaient s'ajouter Richard III et quelques rares comédies adaptées de La Mégère apprivoisée, du Marchand de Venise, et des pièces dans lesquelles paraît Falstaff. Les tragédies n'ont jamais quitté les scènes françaises.
En revanche, c'est La Nuit des rois, montée par Copeau en 1914 au théâtre du Vieux Colombier, qui révèle au public français l'univers contrasté, poétique et farcesque, bouffon et mélancolique, d'une partie des comédies de Shakespeare. L'attrait de cette dramaturgie dans laquelle l'imaginaire et le féerique tiennent une bonne place n'a pas fléchi: le Songe d'une nuit d'été et la Tempête demeurent aujourd'hui les comédies les plus souvent montées en France, cette dernière pièce, marquée par la mise en scène de Strehler en 1978, symbolisant l'art du théâtre et sa magie de l'inutile.
Il faut attendre le milieu de notre siècle pour voir explorer en France le théâtre historique: la création de Richard II au premier festival d'Avignon en 1947 est à l'origine d'une fascination durable qui, à la suite de Vilar et de Planchon (Henry IV, 1957), est entretenue par une nouvelle génération (Chéreau, Mnouchkine). Henry V est enfin créé en France, dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes, en 1999 (mise en scène de Benoît).
Certains metteurs en scène ont choisi d'aborder le théâtre historique sous la forme de cycles: les Kings de Denis Llorca en 1978 parcouraient les trois Henry VI et Richard III; "Les Shakespeare" de Mnouchkine, de 1982 à 1984, évoquaient l'histoire à travers Richard II et une adaptation des deux parties d'Henry IV, non sans le contrepoint d'une comédie, La Nuit des rois); Seide donnait en Avignon les trois parties d'Henry VI en 1994. Ces "Shakespeare au long cours" favorisent l'immersion du public dans le temps à la fois déterminé et archétypal des événements historiques (couronnements, guerres fratricides, dépositions, assassinats) dramatisés par Shakespeare. Par ailleurs, tout un courant de mise en scène, illustré par Besson, Sobel, Langhoff, tend à bousculer les habituelles distinctions de genres en traitant selon une interprétation de type historique et politique un certain nombre de tragédies telles Hamlet, Macbeth, Le Roi Lear, Richard III.
Enfin, à la faveur de nouvelles traductions à la fois précises et conçues pour la scène, l'intérêt de quelques metteurs en scène s'est tourné vers une partie du répertoire shakespearien longtemps considérée comme inaccessible au public français: celui des comédies dans lesquelles les jeux de langage et les mots d'esprit jouent un rôle déterminant, comme Peines d'amour perdues, interprétée par les jeunes comédiens du TNS sous la direction de Vincent, puis dans une mise en scène de Pelly, en 1995, ou Tout est bien qui finit bien (Vincent, 1996). Cette dernière pièce relève, par son atmosphère grave, des comédies problématiques - problem plays - génératrices d'un "rire faussement libérateur" (Henri Suhamy), dont la plus sombre, Mesure pour mesure, fascine régulièrement les metteurs en scène, de Lugné-Poe à Brook, Zadek et Braunschweig.
Les années 2000 se caractérisent par un regain d’intérêt pour le répertoire le plus violent du théâtre shakespearien et plus largement élisabéthain – plusieurs mises en scène et réécritures de Titus Andronicus (Hemleb*, Simon Abkarian, Bondy*), du Massacre à Paris de Marlowe (Christian Esnay, Guillaume Delaveau), de Dommage qu’elle soit une putain de Ford* (Yves Beaunesne, Seide). Le théâtre sanglant de Shakespeare et de ses contemporains permet de tenter de représenter des formes radicales de transgression des lois de civilisation, leur expression baroque favorisant à la fois la mise à distance historique et la réflexion sur leur réalité contemporaine. Il semble que tous les metteurs en scène français, à un moment donné, désirent s'affronter à Shakespeare, comme pour mettre à l'épreuve, au contact de ses pièces, leur propre démarche artistique. Autrefois ce désir intervenait souvent dans la maturité (Baty*, Barrault*, Vitez*), et se portait plus volontiers sur les grandes tragédies. Chez les metteurs en scène d'aujourd'hui (Braunschweig, Pitoiset*, Pelly, Laffargue, Philippe Calvario), Shakespeare est présent dès l'origine de la pratique théâtrale, dont il exalte la nature festive. Il y a ceux qui révèlent à chaque spectacle une facette différente de l'univers shakespearien, d'autres pour qui il existe une pièce élue périodiquement reprise: Mesguich* et Hamlet, Lavaudant* et le Roi Lear, Richard III, Hamlet. À cette universalité de l'intérêt des metteurs en scène et des comédiens pour Shakespeare correspond une extrême diversité des démarches scéniques et de jeu, jusqu'à la recherche expérimentale, avec le Qui est là (1995) de Brook par exemple, d'une dimension cérémonielle dont le théâtre a besoin et dont Shakespeare demeure une source vive, ou avec le récent Hamlet de Schilling* (2007), évocation quintessenciée, à trois voix seulement, d’une histoire tragique dépouillée de tout artifice.
Jouer Shakespeare ou rêver d‘après Shakespeare ?
La scène shakespearienne française est actuellement marquée par une ouverture européenne significative, avec la venue régulière de remarquables spectacles hongrois (Schilling), polonais (Krzystof Warlikowski, Hamlet, 2001), lituaniens (Korsunovas*, Romeo ir Dziuljeta, 2003), suisses germaniques (Marthaler, Was ihr wollt, 2002), anglais naturellement (Richard II et Julius Caesar de Warner en 1995 et 2005, Othello et Cymbeline de Donnellan en 2004 et 2007), ainsi que par une tendance non spécifiquement française – ancienne, mais plus ou moins vivace selon les époques – à l’adaptation, au montage et à la réécriture. Que les pièces shakespeariennes soient allégées ou épurées (Hamlet de Brook, 2000, Cymbeline de Donnellan), ou tissées de modernité, comme dans les créations de Dan Jemmet, Presque Hamlet (2000), Shake (2002), dans les récents spectacles de Lavaudant (la Rose et la Hache, 2004, Hamlet, un songe, 2006), il semble que pour un nombre croissant d’artistes, l’originalité de leur démarche esthétique et/ou le souci des attentes du public supposent la fragmentation, voire la dislocation d’une dramaturgie dans laquelle notre présent ne peut que trancher, effaçant les traces d’une vision du monde encore fortement marquée par la métaphysique, dont les correspondances allégoriques nous échappent désormais.
BIBLIOGRAPHIE
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- Histoires I et II, 1997 ; Comédies I et II, 2000
- Tragicomédies et poésies, 2002, coll. « bouquins », Robert Laffont, Paris
- Œuvres complètes, nouvelle édition, bilingue, sous la dir. de J.-M. Déprats, avec le concours de G. Venet, tome I et II, Tragédies I et II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 2002
- Pièces historiques (2 volumes), Comédies et poésie lyrique (3 volumes)
- A. Righter, Shakespeare and the Idea of the Play, Penguin Shakespeare Library, Harmondsworth, 1967
- M.T. Jones-Davies, Shakespeare, le Théâtre du monde, Balland, Paris, 1987
- M. Grivelet, M.M. Martinet et D. Goy-Blanquet, Shakespeare de A à Z... ou presque, Aubier, Paris, 1988
- F. Laroque, Shakespeare comme il vous plaira, Gallimard, « Découvertes », Paris, 1991
- J.-M. et A. Magnin, William Shakespeare, Fayard, Paris, 1996
- H. Suhamy, Shakespeare, Éd. de Fallois/le livre de poche, Paris, 1996
- Dictionnaire Shakespeare, sous la dir. d’Henri Suhamy, Ellipses, Paris, 2005.
L. LECOCQ, C. TREILHOU-BALAUDÉ
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