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Olivier Cadiot

France – Né(e) en 1956

Les Robinsons successifs étaient tous des Vendredis

par Olivier Cadiot

Depuis le Colonel des Zouaves, créé en 1997, j’ai travaillé avec Ludovic Lagarde à de nombreux projets, mais cette pièce reste pour nous encore centrale, comme une source d’inspiration et d’énergie. Cette expérience minimale, un livre- monologue, un solo d’acteur, une zone de jeu circonscrite, un espace sonore bâti sur une voix in situ, a produit des effets inverses. Le monologue était polyphonique, le corps compressé devenait épique. Le travail si serré du metteur en scène, de l’éclairagiste, du musicien, du chorégraphe et de l’acteur a permis de faire entendre un débit littéraire inhabituel et de marier écrit et performance. Il faut faire tourner le livre de force vers la scène. C’est un travail d’équipe, nous voulions retravailler dans cette concentration. Un mage en été se propose de reprendre ce format particulier pour produire une œuvre différente.

Dans Un nid pour quoi faire, un homme, le Robinson qui traverse tous mes livres, décide de reprendre du service et de s’engager dans une drôle de mission : relever l’image d’une cour royale en déconfiture. Dans Un mage en été, notre héros ne bouge plus. Il ferme ses portes et s’enferme dans un basement à la fois ancien et moderne, studio-bureau-cuisine-atelier. Il ne construit plus des cabanes dans les arbres, son île est intérieure, il devient l’archéologue de sa vie quotidienne. Ce mage fait grève. Et si le moteur du Colonel des Zouaves était la folie du travail, ce nouveau Robinson essaye de se défaire de sa maladie du trop bien faire et de sa compulsion digressive. « Imaginez Nietzsche jouant au golf », s’exclamait Adorno ... mais oui, pourquoi pas ? Comment un vieux mage comme moi peut se baigner ? pensais-je. Des couches et des couches à enlever, gilets en flanelles, redingote doublée de feutre, faux cols, fixes chaussette, montre à gousset. Fflllllllll, on se glisse dans l’eau, un gros corps blanc barbu s’enfonce dans la vase comme un hippopotame.

Cette détente, il va la trouver paradoxalement en se plongeant avec tendresse dans la technologie, sa boule de cristal ressemble à la toile d’aujourd’hui et aux tissus d’avant. Il est une mémoire technique. Bois et cuivre, mais armé de titane, molettes et commandes vocales. Un milliard de pixels. Petites lampes témoins bleues brûlantes. On garde tout en mémoire : profondeur du négatif, relief de la stéréoscopie, énorme vibration du noir et blanc, sépia et charbon des tirages des anciens morts. Et l’effet huile des autochromes ? Absolument, poursuit la publicité, vous obtiendrez des couleurs profondes à 100%, des fruits vibrants de lumière, pêches oranges dans plat bleu de Chine. Agfa ? Fuji ? Mais oui ! Et la netteté alors ? Le point absolu partout. Du supernumérique. Zéro perte. On a tout. Pas de nostalgie. On progresse sans perdre rien. Couleurs écrasées dans un mortier. Odeur du projecteur, poussières dans rayons, odeur d’écran perlé + réalité augmentée, on garde tout. L’effet perdu aussi. On peut même réparer, assure la notice-qui-sait-tout. Regardez. Ça fait comme une bande plâtrée, ça répare, une charpie ? Quelque chose vient cautériser des scènes. Matériel qui s’effrite, couleurs délavées, scratch, brûlures du négatif, fragments de gens disparus. Remettez les morts et les vivants ensemble à la bonne vitesse, promet la notice.

Jusqu’à ce dernier projet les Robinsons successifs étaient tous des Vendredis, employés d’une machination, la seule issue possible à ces tragédies successives était la voix, et tout se terminait en chansons... pour les esprits. Mais être réduit à l’état d’automate spirituel, c’est bon ça ? évidemment que c’est bon, évidemment que c’est bon. Mais pourquoi c’est bon ? ça a été notre rêve à tous, du moins notre rêve de la pensée, ça a toujours été le rêve de la pensée. Un automate qui crie. Dans Un mage en été, espérons que se prendre pour une machine n’empêchera pas d’avoir un corps. Olivier Cadiot


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