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Jon Fosse

Norvège – Né(e) en 1959

Moi-même, en écrivain de théâtre

Je suis un écrivain de théâtre, mais pour dire la vérité, je n’ai jamais vraiment désiré l’être. Au contraire, je n’aimais pas le théâtre et je disais, à différentes occasions, par exemple dans des interviews, que d’ordinaire je haïssais le théâtre, du moins le théâtre norvégien. Peut-être est-ce justement pourquoi les metteurs en scène norvégiens me demandèrent d’écrire pour le théâtre, chose que je refusais de faire depuis des années.

J’étais, et je suis, en premier et en dernier lieu un écrivain. J’ai publié presque trente livres, pour la plupart des romans, mais aussi des recueils de poèmes et d’essais, et des livres pour enfant. En fait, j’ai construit la totalité de ma vie d’adulte en écrivain libre. Mais il y a cinq ans, comme il peut arriver à n’importe quelle personne sans salaire régulier, j’avais très peu d’argent et j’étais une fois de plus sollicité pour écrire une pièce et comme j’avais vraiment besoin de cet argent j’ai dit oui. Alors pour la première fois je m’assis et j’essayai d’écrire une pièce; avant de m’asseoir je décidai que j’écrirais une pièce avec seulement quelques personnages, dans un lieu, dans un seul espace de temps et que cette sorte d’histoire que j’étais sur le point d’écrire serait si intense que les gens qui la regarderaient pendant à peu près une heure vivraient une expérience intense qui d’une certaine manière changerait leur regard sur la vie.

Je ne dirai rien de plus sur ces ambitions, mais finalement les contraintes que je m’étais imposées pour écrire me convenaient parfaitement. J’ai, par nature, toujours été une sorte de minimaliste, et pour moi le théâtre lui-même est une forme d’art minimaliste, avec beaucoup de structures constitutives minimalisantes: un espace limité, une étendue de temps limitée, et ainsi de suite. A ma grande surprise, quand je m’assis pour la première fois pour écrire une pièce, je trouvai beaucoup de plaisir à écrire les indications scéniques et le dialogue qui allait signifier précisément ce qu’il disait, ou même plus, peut-être même l’opposé, sans être ironique. Et quand j’ai écrit ma première pièce j’étais sûr d’avoir écrit un bon texte, mais j’étais beaucoup moins sûr que cela pourrait marcher sur scène. Les gens du théâtre pensèrent que oui, et, Dieu merci, ma manière d’écrire une pièce marcha effectivement sur scène. Parfois, j’en suis sûr, cela marche si bien que cela double la qualité de mon écriture. Bien sûr, quelquefois cela ne marche pas, mais en tout cas j’ai appris qu’il est possible que mes pièces marchent sur scène.

Voir, pour la première fois, ma pièce sur scène fut une expérience incroyable; c’était presque magique de voir pousser à mes mots des sortes d’ailes humaines, de voir d’autres gens prendre part à mon art, et moi au leur. C’était aussi profondément satisfaisant pour moi en tant qu’être humain; cela me rendit moins effrayé et névrosé et plus social dans un sens.

Comme vous le comprenez, je ne hais plus le théâtre et j’ai écrit jusqu’à présent neuf pièces, huit d’entre elles ont déjà été montées par de bons théâtres norvégiens. La plus récente sera montée prochainement. Mes pièces ont aussi été traduites dans plusieurs langues et montées dans différents pays, par exemple à Stockholm, Budapest, Copenhague, Londres et Paris. Depuis que j’ai commencé à écrire pour le théâtre je n’ai écrit aucune fiction, ce qui peut faire croire que l’ennemi-du-théâtre, au moins pour un temps, a commencé à s’envisager comme un écrivain qui écrit principalement des pièces.




II

Je vais maintenant essayer de dire quelque chose sur ce qui me fascine le plus dans le fait d’écrire pour le théâtre.

En Hongrie, m’a-t-on dit, il est courant de dire lorsqu’une soirée au théâtre est réussie, qu’un ange a traversé la scène, une fois, deux fois, plusieurs fois. Et pour moi ce moment est l’essence du théâtre: le théâtre est le moment où un ange passe sur la scène. Que se passe-t-il ces moments-là ? Bien sûr je ne sais pas, personne ne sait, parce que cela se passe ou pas; un soir cela arrive à un moment de la pièce, le soir suivant à un autre moment.

Pour moi ces moments intenses et limpides, en dépit du fait qu’ils soient inexplicables, sont des moments d’entente: ce sont des moments où les gens qui sont là, les acteurs, le public, expérimentent ensemble quelque chose qui les fait comprendre quelque chose qu’ils n’avaient jamais compris auparavant, du moins pas comme ils le comprennent à ce moment. Mais cette entente n’est surtout pas intellectuelle; c’est une sorte d’entente émotionnelle qui, comme je l’ai dit, est surtout inexplicable, du moins intellectuellement. Cela ne peut probablement pas être expliqué, cela peut seulement être montré, c’est une entente par les émotions. Quand j’écris pour le théâtre j’essaie d’écrire des pièces qui sont tellement écrites qu’elles peuvent créer ces moments intenses et limpides, souvent des moments de profond, profond chagrin, mais aussi souvent des moments qui dans leur maladroite humanité invitent au rire. Je pense que si une pièce que j’ai écrite est réussie, les gens qui la regardent, ou au moins quelques uns, devraient à la fois rire et pleurer; c’est pourquoi d’après moi mes pièces sont des tragi-comédies typiques. Et pour moi c’est comme si j’avais écrit des pièces très "limitées", très fermées, dans leur histoire, dans leur atmosphère, dans leur provincialité, et que j’avais aussi paradoxalement écrit des pièces très ouvertes, des pièces qui sont si basiques qu’elles peuvent créer les moments où les dynamiques fermées de la pièce s’ouvrent, dans les larmes, dans les rires.

Quand j’écris une pièce je réduis, et je concentre, et cette concentration réductrice rend possible l’explosion soudaine d’une sorte d’intense sagesse indicible, qui est aussi bien triste que drôle. Pour moi le drame authentique se trouve ici, pas dans l’action en soi, le drame se trouve dans l’énorme tension et l’intensité entre les gens qui sont éloignés les uns des autres et qui au même moment sont profondément ensemble, pas seulement socialement, mais aussi dans leur entente partagée. Ces moments, cette présence incroyable, est à un tout petit degré, si du moins elle est un peu, connectée aux thèmes centraux de l’époque, ceux dont on parle dans les médias. Le bon théâtre peut exister presque à partir de n’importe quoi; l’important n’est pas de quoi tout cela traite, mais comment cela traite; c’est une question de sensibilité, de musicalité et de pensée, pas une discussion sur des problèmes actuels. Et je pense que c’est une des raisons pour lesquelles les classiques tiennent une position aussi forte dans le théâtre, une position plus forte que celle par exemple qu’ont les classiques dans le monde du roman. Mais alors pourquoi écrire pour le théâtre ? Peut-être parce que chaque époque produit un nouveau genre, ou une nouvelle variante dominante, de sensibilité, un nouveau genre de musicalité et de pensée. Une pièce contemporaine, une bonne pièce, doit d’une certaine manière montrer une sensibilité, une musicalité et une pensée jamais vues auparavant, elle doit apporter au monde quelque chose qui d’une manière étrange était déjà là mais qu’on n’avait jamais vu, en d’autres termes, un bon ou une bonne écrivain de théâtre doit avoir sa propre voix personnelle, comme on dit couramment.

L’art, comprenant le théâtre et l’écriture théâtrale (si c'est un art et pas seulement du divertissement ou de l’éducation ou de la discussion politique) doit par conséquent dire ce qu’il a à dire surtout dans sa forme; et je veux dire forme dans un sens très large, ce qui est plus comme une attitude que comme un concept. Ce qui est contenu pour les autres est forme pour l’artiste, comme disait Nietzsche. En disant cela je parle presque comme si j’étais un homme de théorie, ce que je ne suis pas. Je suis un homme pratique, un écrivain pratique. Et c’est une autre raison qui explique pourquoi j’aime tant écrire pour le théâtre. Le théâtre est très concret, vous ne pouvez pas tricher en tant qu’écrivain, vous devez donner la vraie matière, vous ne pouvez pas vous cacher derrière une abstraction ou l’autre, idéologique, politique ou quelle qu’elle soit. Et en homme de la plus grande abstraction, Friedrich Hegel, écrivit une fois: Die Wahrheit ist immer Konkret la vérité est toujours concrète. Autrement dit, le théâtre est la plus humaine, et pour moi la plus intense, de toutes les formes d’art.




traduit de l’anglais par Sébastien Derrey

texte publié en 1997, repris dans les Essais Gnostiques


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