theatre-contemporain.net artcena.fr

Photo de Jean Racine

Jean Racine

France – 1639 - 1699

Jean Racine

La Ferté-Milon 1639 - Paris 1699

L'étroitesse de sa production théâtrale (onze tragédies et une comédie) s'explique par l'abandon du théâtre après Phèdre (1677), le succès de sa carrière d'auteur lui ayant offert une exceptionnelle situation de courtisan incompatible avec la première : devenu historiographe de Louis XIV, ce n'est que pour satisfaire aux projets pédagogiques de Mme de Maintenon qu'il est revenu à l'écriture dramatique douze ans plus tard (Esther et Athalie).

Carrière paradoxale, donc, tout autant que sa postérité critique : Racine, dont l'œuvre donna jour au XXe siècle à une vaste réflexion philosophique sur le tragique, et que par ailleurs on oppose depuis trois siècles à Corneille, n'a jamais envisagé la tragédie autrement que comme la pratique du plus haut genre poétique avec l'épopée, et dans ce cadre n'a jamais cherché à faire autre chose que Corneille ; il a seulement voulu faire avouer qu'il faisait au moins aussi bien. Le « poète tragique par excellence » ne voulait être rien d'autre qu'un auteur de tragédies d'excellence.

Vers le premier triomphe

Pour en venir là, il n'a hésité que durant deux pièces sur la ligne à suivre : débuter par la Thébaïde (1664), c'était proclamer son souci de se distinguer de la tragédie romanesque alors à la mode, en se rangeant sous le triple signe de la tragédie antique, d'Aristote pour qui les histoires les plus fortes reposaient sur les déchirements des plus illustres familles, et de Corneille, dont l'Œdipe (1658) avait montré comment moderniser la tragédie grecque par un renforcement politique et romanesque de l'intrigue. Son demi-échec le fait changer de voie et aboutit au succès d'Alexandre (1665), tragédie historique à la mode romanesque, où aventures et sentiments galants sont associés à un sujet et à des noms empruntés à l'histoire. C'est d'Andromaque (1667, succès triomphal) que l'on date la naissance de la « tragédie racinienne » : des héros tout occupés d'amour (d'où les attaques du clan cornélien), mais d'un amour conçu comme une passion fatale et combiné avec un enjeu politique ; d'autre part une structure utilisant la chaîne amoureuse de la pastorale de manière tragique (faux revirements et enchaînement inéluctable vers la mort) ; le tout créant des conflits intérieurs insolubles et insurmontables qui engendrent les illusions et débouchent sur la folie. Après la parenthèse des Plaideurs (1668), comédie en trois actes où il allie la virtuosité dans la satire et le dialogue comique à la volonté de s'inscrire dans la plus ancienne tradition de la comédie (réplique à la « nouveauté » de la comédie moliéresque), toutes ses œuvres iront désormais par couple, œuvres romaines, œuvres orientales, œuvres grecques, œuvres bibliques.

Violence et passion

Le couple romain est inauguré fin 1669 par Britannicus, où il ne paraît marcher sur les brisées cornéliennes que pour confirmer sa propre esthétique. Un empereur, chez qui l'abandon à ses passions se combine avec la nécessité politique de faire place nette autour de lui, un opposant qui est sa propre mère, et, conséquence de la lutte, l'écrasement d'un couple d'amants pur et innocent : tout s'enchaîne selon les virtualités inscrites dans la donnée initiale, provoquant ainsi non l'admiration devant la manière dont les héros font face, mais la terreur et la pitié devant la violence et les conséquences des affrontements politico-passionnels. Bérénice (1670) est à la fois une gageure et l'exacerbation de ce système dramatique : ni événements, ni sang, ni violence extériorisée dans les affrontements entre les personnages, ni mort. Pourtant, dans un cadre politique à la fois secondaire par rapport au drame passionnel et indispensable puisqu'il est la cause du drame, les héros s'affrontent désespérément à cause d'un état de fait sur lequel ils ont prise mais qui les dépasse, et leur situation à la fin de la pièce paraît aussi lamentable que si la mort avait frappé.

Retour à la violence avec les deux tragédies orientales qui développent, outre le thème des frères ennemis, deux variantes d'une situation présente dans Britannicus : un couple d'amoureux pur et dépendant broyé par l'indiscrète passion de celui qui tient le pouvoir. Plus violent, Bajazet (1672) l'est par son cadre étouffant (le sérail), la personnalité de Roxane, la situation d'urgence politique et une chaîne de sujétions mortelles qui engendre menaces et mensonges, illusions et revirements, destructions réciproques. En revanche dans Mithridate (1673), l'écrasement du couple d'amoureux se résout en une fin lumineuse, du fait de la mort et de la conversion généreuse du tyran : dans une structure racinienne, le dramaturge pouvait se permettre sans se déjuger une fin cornélienne.

L'irruption du sacré

Plus qu'un simple retour au mythe, les deux pièces grecques représentent l'irruption du sacré dans la tragédie rationaliste française. Non que la dimension humaine soit absente d'Iphigénie (1674) : l'action est rythmée par l'affrontement des passions — l'ambition, la vengeance, l'amour jaloux — et tout possède une explication rationnelle. Mais, sous l'apparente liberté d'hommes qui se croient prisonniers de leurs seules passions, tout se révèle conforme à la décision des dieux. Signification providentielle qui annonce les drames bibliques ou réplique à la transcendance de pacotille des opéras contemporains ? En tout cas, on retrouve, différemment combiné, le jeu de la dimension horizontale et de la dimension verticale dans Phèdre (1677). Dimension horizontale du schéma relationnel entre les personnages, qui rappelle celui de Bajazet et où les passions conduisent tout au milieu des enjeux politiques, dimension verticale du rapport de Phèdre à la divinité dans la mesure où, tout en tenant son sort entre ses propres mains, elle se sent écrasée et entraînée par un destin qui la dépasse.

Dernier couple : les deux tragédies bibliques, écrites pour et créées par les demoiselles de la maison d'éducation de Saint-Cyr. Si Esther (1689) a pu être comparée à un oratorio — poème en trois actes, chacun d'eux encadré par un récit dialogué et un chant choral (sur une musique de Jean-Baptiste Moreau, m. en sc. d’A.Zaepffel, Comédie-Française, 2003) où l'action, quoique suspendue par les menaces des ennemis des juifs, marche tout uniment vers la rédemption finale —, Athalie (1691), avec ses cinq actes entre lesquels les chants du chœur assurent une représentation continue, a été conçue comme un véritable opéra sacré à grand spectacle. Mais cette illustration des desseins de Dieu n'en est pas moins une véritable tragédie moderne, avec son cadre militaire, son enjeu politique, et surtout ses affrontements entre des figures exceptionnellement fortes.

Un nouveau type de conflit tragique

Si l'esthétique dramatique que Racine met en place avec Andromaque est loin de faire table rase, elle se situe à égale distance de la tragédie romanesque et galante et de la tragédie cornélienne. En substituant la passion jalouse à l'amour galant et à l'amour cornélien, qu'on peut combiner avec la politique et la liberté du moi, et en l'associant au « grand intérêt d'État » cher à Corneille, il inventait un nouveau type de conflit : le conflit entre des intérêts politiques inévitables et des intérêts amoureux insurmontables qui finissent par être les plus forts. Dès lors, le drame de tous les personnages vient de ce que la politique réclame exactement le contraire de ce qu'ils veulent, et que, pour celui qui aime sans être aimé, le choix politique est en même temps le choix de la vengeance contre le désir refusé. La figure du dilemme est donc centrale, comme chez Corneille, mais aucun personnage ne choisit la postulation supérieure, susceptible de transcender les deux termes de l'alternative, la force d'entraînement de la passion finissant toujours par être décisive. On en déduit que Racine a retrouvé, par-delà Corneille, les vertus tragiques de la fatalité qui sous-tendait la tragédie sénéquienne de la Renaissance et surtout la tragédie antique : on voit qu'en fait c'est dans le cadre d'une autre dramaturgie, qui doit tout à Corneille, la dramaturgie du conflit, et qu'il s'agit d'une autre fatalité, une fatalité intérieure, la passion (amour, vengeance, ambition), qui laisse toute sa liberté de choix à celui qui la subit tout en l'entraînant inexorablement et consciemment. D'où le caractère résolument moderne de cette esthétique dramatique : même dans Iphigénie, qui s'achemine vers un sacrifice humain réclamé par les dieux, l'inéluctable est rejeté au profit de tentatives d'échappatoires et d'affrontements entre les personnages concernés par la mort de l'héroïne.

La poésie de la passion

Tout cela passe par une écriture poétique qui, si elle est liée à l'esthétique même de la tragédie moderne, participe en fait pleinement à la dramaturgie racinienne, dont on a souligné récemment le caractère « cérémoniel ». La violence des passions n'est pas portée par un expressionnisme digne de la tragédie sénéquienne du XVIe siècle et du début du XVIIe, ni par la forte armature rhétorique de la tragédie cornélienne : au contraire, ce théâtre ne conçoit pas que la violence, la plainte, la mélancolie puissent se manifester sans ce goût, cette délicatesse et cette lente hauteur qui les rendent plus profondes et plus douloureuses parce que subtilement et majestueusement exprimées. C'est ce qui explique que Bérénice ne soit pas une exception dans ce théâtre, qu'elle ait pu être placée sous le signe exclusif de la « tristesse majestueuse » tout en étant non l'élégie que certains ont dénoncée, mais une véritable tragédie. Et c'est à cela que ce théâtre doit d'être considéré comme l'une des plus belles manifestations du classicisme français.

BIBLIOGRAPHIE

  • E. Vinaver, Racine et la poésie tragique, Nizet, Paris, 1951
  • L. Goldmann, le Dieu caché, Gallimard, Paris, 1956
  • R. Picard, la Carrière de Racine, Gallimard, Paris, 1956
  • Ch. Mauron, l'Inconscient dans l'œuvre et la vie de Racine, Ophrys, Gap, 1957
  • Ph. Butler, Classicisme et baroque dans l'œuvre de Racine, Nizet, Paris, 1959
  • R. Barthes, Sur Racine, Seuil, Paris, 1963
  • O. de Mourgues, Autonomie de Racine, José Corti, Paris, 1967
  • J.-J. Roubine, Lectures de Racine, Armand Colin, Paris, 1971
  • J. Scherer, Racine et/ou la cérémonie, PUF, Paris, 1982
  • Ch. Delmas, Mythe et mythologie dans le théâtre français, Droz, Genève, 1986
  • A. Viala, Racine, la stratégie du caméléon, Seghers, Paris, 1990
  • G. Forestier, Jean Racine, Gallimard, « Biographies », Paris, 2006.

G. FORESTIER


imprimer en PDF - Télécharger en PDF

Ces fonctionnalités sont réservées aux abonnés
Déjà abonné, Je me connecte Voir un exemple Je m'abonne

Ces documents sont à votre disposition pour un usage privé.
Si vous souhaitez utiliser des contenus, vous devez prendre contact avec la structure ou l'auteur qui a mis à disposition le document pour en vérifier les conditions d'utilisation.