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Jean-Luc Lagarce

France – 1957 - 1995

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Comment j'écris

Extraits

Extraits d'un texte écrit par Jean-Luc Lagarce pour Les Cahiers de Prospero n° 2‚ 1994. Le texte est publié dans Du Luxe et de l'impuissance, Les Solitaires Intempestifs, 1998.

L’écriture est destruction de toute voix
(...) l’auteur entre dans sa propre mort‚
l’écriture commence.
Roland Barthes.

J’écris désormais l’essentiel de ce que je fais sur un Macintosh Classic. Directement. Avant j’écrivais sur une machine à écrire‚ sur des cahiers et je recopiais. J’ai eu de petites machines mécaniques‚ la première lorsque j’étais encore enfant‚ puis une électrique‚ puis enfin‚ en Allemagne‚ une électrique à mémoire dont je me servais avec difficulté. L’ordinateur est sur la table de mon bureau – c’est la pièce de devant qui donne sur l’impasse et c’est là que je dors également et où sont la plupart des livres. Je suis devant le store noir toujours baissé. J’écris en Times‚ taille quatorze‚ justifié des deux côtés avec une marge de deux à gauche et de un à droite. Si je dois numéroter le texte‚ je le fais en bas de page‚ du côté droit. Cette table était une console noire pliante que j’avais achetée lorsque j’ai quitté Besançon et emménagé dans le studio de la rue Didot. J’ai travaillé plusieurs années sur la table très étroite‚ repliée‚ juste devant le mur‚ tournant le dos à la fenêtre (...)

J’écris à l’encre noire‚ l’encrier est sur ma table et lorsque je voyage‚ j’entoure le bouchon d’un scotch noir‚ du papier collant de technicien‚ très solide‚ pour qu’il ne risque pas de s’ouvrir. J’écris aussi lorsque je me promène dans Paris ou ailleurs sur de petits carnets‚ qui me servent de brouillons‚ des carnets de notes‚ à petits carreaux toujours et dont le choix est fixé par la largeur de ma poche arrière gauche. J’écris encore pour des projets précis sur de petits cahiers peu épais que j’achète en prévision de tel ou tel texte et dont j’utilise peu de pages. C’est une pratique qui tend à disparaître. Les carnets suffisent désormais à plusieurs projets‚ à tout et à rien. J’écris le matin‚ maintenant. Je me lève tôt et lorsque le café est prêt‚ je me mets à ma table. Je me lave plus tard. Je tente de préserver ce temps-là. Vers dix heures trente‚ souvent‚ le téléphone sonne et écrire ne cesse d’être interrompu‚ mes petites histoires sont abandonnées. J’écris en douce. J’écris principalement mon Journal dans les cafés. Je pars marcher et j’emporte mon cahier glissé sur le devant‚ sous le pull ou retenu par la ceinture du pantalon ou encore dans un sac. Il m’arrive de l’écrire très tard dans la nuit‚ jusque dans mon lit. Et je peux noter de petits événements avec plusieurs jours de retard‚ voire une semaine ou deux. J’écris très mal‚ mon écriture est illisible. Je n’écris plus aucune lettre à l’encre pour cette raison‚ je les écris sur mon ordinateur et elles se rangent automatiquement dans un dossier courrier personnel. (...)

(...) Avec l’ordinateur‚ ont disparu encore le brouillon‚ la rature et le remords. Les premiers temps‚ je recommençais et je donnais un numéro à chaque nouvelle version. J’ai renoncé. Ne reste‚ au bout du compte‚ à tort‚ que le dernier mot choisi. Je n’écris pas toujours. Parfois je fais juste semblant. Pendant plus de deux années‚ je n’ai pas écrit. A. n’est pas d’accord‚ il nie l’évidence. J’ai fait plein de petits travaux‚ des textes comme celui-ci mais moi‚ je n’écrivais plus. Au retour d’Allemagne et après la mort de G.‚ c’était terminé‚ je n’écrivais plus‚ j’étais tombé. J’ai écrit une pièce et j’ai travaillé sur un scénario avec une autre personne mais ce n’était pas écrire‚ c’était faire un travail. De la technique et un peu de savoir-faire. Je mettais en scène. Je n’ai jamais interrompu mon Journal‚ j’y ai consacré machinalement beaucoup plus de temps encore‚ j’allais m’asseoir dans les cafés et je tenais mon petit registre et pour ne pas me noyer définitivement‚ j’ai tenté aussi de mettre au propre les cahiers précédents. Chaque jour‚ j’ai recopié calmement les années précédentes. Peutêtre les choses reviendront-elles sans trop de violence‚ on se dit cela‚ je ne sais pas. On peut écrire sans écrire‚ tricher‚ mais aussi rester là en silence‚ inutile ou impuissant. Quelque texte essentiel se construit dans la tête sans plus aucun désir de le voir sur le papier‚ sans plus aucune force de le donner‚ ne serait-ce qu’à soi-même.

© Les Solitaires Intempestifs

Jean-Luc Lagarce


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