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Jean-Luc Lagarce

France – 1957 - 1995

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L'Assembleur imperceptible

par Enzo Cormann, écrivain de théâtre

Texte écrit et interprété par Enzo Cormann à l'occasion d'une soirée en hommage à Jean-Luc Lagarce donnée à Théâtre Ouvert le 26 mars 2007.

je ne suis plus
seul dans ma maison je tourne et détourne
ne me retourne pas car
ce que nous avons fait n'a plus lieu d'être
notre mémoire ce sont les autres
toujours déjà là quand nous étions encore
je n'ai pas fait qu'écrire ni qu'être moi j'ai été « nous » aussi
des autres les autres les nôtres
je savais dire comment je nous voyais ensemble à ma façon
autrement dits
j'aimais poser des hypothèses
par exemple mettons (je savais dire « mettons ») que je sois seul dans ma maison en attendant
que quelque chose advienne ou que
vienne quelqu'un
et je savais guetter la réponse l'entendre et la transcrire
la balbutier quand elle hurlait
la gueuler quand elle murmurait
l'hésiter quand elle tonnait
la bégayer quand elle paradait

tourne et détourne donc ombre et reflet entre les mots laissés pour solde de tout compte
comme une phrase qui ne se saurait pas encore phrase mais
rôderie dans les allées du sens
affût insensé dans le grand parc public du monde
drague louche du mot pivot
qui dit soudain ce qu'on ne se savait pas en train de chercher à dire
qui exhausse ce désir qu'on ne se connaissait pas de
saisir ressaisir

visez donc tandis que je tourne et détourne mes bras de chasseur de mots mes longs doigts précis d'épingleur de verbes
je savais dire entre les mots je savais hésiter les verbes
me ressaisir dans la dérisoire bulle de temps qui sépare le pronom du verbe
entendre la distance et l'à-peu-près et le dérisoire qui nous séparent des verbes
je
suis
ne suis
plus
seul dans ma maison de mots dans ma conjugaison
dans ce grand corps malade de la langue
l'immunodéficience acquise du verbe incapable de se de nous
incapable de
avec ses affections opportunistes facilités poncifs gadoue verbeuse prurit expressif
me suis battu pied à pied mot à mot avec ce cancer de la langue
maladie autrement contagieuse que celle qui « m'emporta » (comme on le dit sans y penser
comme si j'avais eu besoin d'une maladie quelconque pour m'emporter
emporté que j'étais de moi-même contre le mal dit et le mal à dire)
parler à ses semblables ses vis-à-vis ne va nullement de soi
voilà ce que j'ai compris en fouillant dans la langue ordinaire
compris et mis à jour
découvert en un sens
seul et non seul à rôder en fugueur et en bande dans la langue de nos mères

je ne suis plus écoutez donc le
silence que ça dit que
ça fait quand on le dit
 « je ne suis plus »
et entendez comme vous dévisage tournant détournant ce film muet
entre je et suis toute la lande du drame la sente d'une vie
entendez donc comme je vous vois vous voyais nous voyais
planqués derrière nos phrases déchiquetées
nous secouant vaguement les mains tout en conjuguant le verbe être
je suis tu es nous sommes je serai tu ne seras plus
et entendez comme s'écrit alors dans mon regard la phrase bancale qui fera bancaler la scène
la basculera du côté du non dit de l'insu
pas vu pas pris de l'impensé parce qu'informulé
(ce qu'on appelle innocemment l'innocence)
la déhanchera vers l'embarras le qui-ne-va-pas-de-soi
car ce qui va de soi va sans dire
et vivre ne va pas sans
dire
car l'important n'est pas de vivre mais
d'éprouver qu'on vit
dire avive mais la vie est muette
plutôt si bruyamment bavarde qu'on n'y entend rien
écrire c'est choisir des mots dans le vacarme
on biffe
on dit ce que ça dit pour soi
on dit ce que ça veut voulait voudrait voudra dire
et quand ça ne veut plus rien dire ça ne sait plus que mourir
à preuve ceux qui rescapés du pire condamnés au silence par le caractère innommable de ce qu'ils avaient dû endurer et qu'avaient enduré les morts
ne savaient bientôt plus ce qu'ils avaient vécu
cherchant le plus souvent en vain dans les livres d'histoire
(tel ce clown poète cherchant dans la lumière de la piste les clés qu'il sait pertinemment avoir perdues dans l'obscurité des gradins)
à pénétrer comme par effraction dans leur mémoire forclose
cela oui que dit par défaut le silence des victimes attendant pour l'éternité que les en libère la confession des bourreaux
entre la victime et le bourreau
comme entre l'être ordinairement (trop ordinairement) réduit à quia et la sauvagerie du réel s'intercale l'artisan de drame
celui qui rompant le silence dit « mettons »
et prête parole aux muets et fait parler les morts
commettant pour leur compte cette effraction toujours tant soit peu hors-la-loi
pour ne pas dire illégitime
ce viol manifeste de mutité ou de sépulture qu'implique l'usage public de la première personne pour doter de parole quiconque n'est pas soi

tourne et retourne donc dans ma maison de parole
dans l'inconfort des phrases interrompues télescopées avortées décapitées
dans le doute du sens pariant sur le mouvement du sens
sur l'élan plus que sur le saut
sur l'appel plus que sur la détente
sur la course plus que sur la réception
écoutez-moi ce long corps lent d'athlète en langue
à bout de course écoutez-moi ce souffle cette vapeur du dit
la chaleur du secret dans le stade littéraire
écoutez ce visage creusé par l'effort de vivre
scrutez le phrasé du regard d'autrui sur le dire en cours
 « extraction de la langue » (n'est-ce pas) sur la sellette du partage
 « j'étais venu vous dire » et déjà l'imparfait essouffle
ça fuit de partout dans l'échange
il n'y a pas toi et moi
jamais de vous à moi
mais le boucan bestial des trouilles
le fredon de l'esquive

tours et détours bras moulinant sur le radeau scénique
esquif chahuté que je regardais comme la vie même
houlant et plongeant et dérivant dans la tourmente de l'espèce
capitaine au long cou plus vigie que barreur
nomade plus que navigateur
(et s'il faut dire un mot de la corporation
je déclare ceci
les marins m'ont toujours fait chier
avec leurs histoires de marine et leurs aigreurs de buveurs de bocks
et quand m'entreprenaient ces vieux entrepreneurs moi je prenais le large)

tourne et détourne en long sur le théâtre
pour finir si l'on veut là où tout commence se recommence
présence à la périphérie de la représentation
nullement solitaire
aucunement intempestif
offert aux commentaires aux interprétations
me prêtant au jeu
devenant tout ce qu'on me prête
y compris moi dans les mots d'un autre qui donne comme à l'instant du « je » à ma place
‘’(mais qui sait cher Enzo si je ne t'ai pas soufflé ces phrases ?)’’
devenu l'ange et devenu le jouet
‘’(mais n'es-tu pas toi-même le jouet des anges mon cher ?)’’
assembleur imperceptible ou levain ou seuil
me voici connu vous m'avez reconnu vous vous êtes reconnus
je me suis effacé
la suite vous appartient

Enzo Cormann


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