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Jean-Luc Lagarce

France – 1957 - 1995

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Ma rencontre avec Jean-Luc Lagarce

par Mireille Herbstmeyer, comédienne, cofondatrice du Théâtre de la Roulotte

Mireille Herbstmeyer, comédienne, cofondatrice du Théâtre de la Roulotte lit un texte écrit par elle-même à propos de Jean-Luc Lagarce et de leur parcours commun.
Texte écrit à l'occasion d'une soirée en hommage à Jean-Luc Lagarce donnée à Théâtre Ouvert le 26 mars 2007.

« C’est à moi ? »

Je raconte

« Grand héron dégingandé des pelouses de Bareilles », annonce-t-il !
Il rit, et nous aussi.
 « Un nom de guerre, de chef sioux ?
– Non ! Le surnom dont on m’avait affublé aux Eclaireurs de France. »
Là, c’est certain, il pleure de rire…

La scène se passe « chez Madame Achille », le café qui jouxte le Conservatoire d’Art Dramatique de Besançon
– où l’on s’ennuie ferme (c’est dit !) –

Nous sommes les « incasables » du théâtre conventionnel qui sévit en ces lieux :
Physique ingrat, humour trop corrosif ou accent local trop prononcé… décidément rien pour plaire, on n’est pas dans le ton !
On joue les utilités et entre deux pensums, Jean-Luc fait de l’humour.
Cette manière qu’il a, irrésistible, immédiatement fascinante, de s’emparer de la réalité pour la tourner en dérision, sans se départir de cette extrême douceur dans la voix.
Ce plaisir qu’il prend à épingler les travers de chacun, à pointer Balzac dans ce qui nous entoure, à mettre le monde en mots… en « bons mots ».
Avec une verve, une énergie féroces et joyeuses, il parle sans fin et nous l’écoutons avec délice.

… Une belle rencontre !

On décide d’entrer en dissidence en créant avec lui une petite bande pas triste, gonflée à bloc et assez fanfaronne.
Lui, avec un appétit d’ogre, il dévore les Grecs et nous sert, sur un plateau, des adaptations de l’Odyssée ou des Atrides… Rien que ça !
– On s’ennuie déjà beaucoup moins, on dirait ! –

Un jour, il propose, mine de rien, timidement… « délicatement » – le mot exact ! (Le souvenir premier et toujours présent que j’ai de lui : cette grande délicatesse) – il propose de nous écrire une pièce, comme ça, « pour voir si on peut en faire quelque chose ».

On lit et aussitôt, l’impression d’avoir entre les mains une singulière bombe à retardement.
– On ne sait pas trop ce que c’est que cette Erreur de construction, mais en tout cas, on ne s’ennuie plus du tout ! –

Lui, il en est déjà à la digestion lente de Ionesco et de Beckett, il rattrape ses contemporains à grands pas.
Moi, je viens d’ouvrir une drôle de boîte de Pandore que je ne refermerai plus.

… Une rencontre essentielle, fondatrice, sans quoi je n’aurais peut-être pas fait ce métier.

J’explique :

On peut faire du théâtre et c’est bien.
On peut aussi, en alpiniste, chercher à ouvrir une voie, et là, c’est passionnant ! Lui, il appelle ça « faire avancer le schmilblick ».

Si l’ennui a cessé, les ennuis commencent – (qu’est-ce qu’on croyait !) –

Très vite, l’inévitable antienne : « Mais c’est pas du théâtre ! »
Dans l’insouciance des débuts, on s’en moque. Ça tient même du challenge.
 « Le non-théâtre de Jean-Luc LAGARCE comme sport de combat ».
Ça aide à garder l’esprit vif et la phrase acérée, la redoutable précision de la phrase au déroulé suspendu, empêché, empêtré mais inéluctable.

Bon. « Pas compris, mal entendu, dommage et tant pis. »
Reste que… « cette main qui dessine une main, qui dessine la main qui la dessine… »

Aujourd’hui, je n’ose presque plus dire quelle lutte âpre, souvent cruelle ce fut, tant la vérité de ce passé d’insuccès provoque la stupeur ou l’incompréhension.
Aujourd’hui, une évidence est là, enfin douce et bonne, qui fait plaisir à voir.
– Après tout, tu le savais, tu n’en as jamais douté, n’est-ce pas ? (tu l’as même écrit ! et… si c’est écrit !) –

Tu es passé du statut de « jeune auteur incompris – méconnu »
(avec les années, tu avais fini par en rire, là aussi !)
à celui d’« auteur reconnu mort trop jeune »
(très franchement, je ne doute pas que tu en relèves l’ironie !)

« La littérature ne communique pas ! Elle déploie les possibilités du monde. »

La phrase est dite avec force, comme pour remettre des pendules à l’heure, par Anne-Marie GARAT, Vice-Présidente de la Maison des Ecrivains.

Je pense immédiatement à ton écriture, aux articles regroupés dans Du luxe et de l’impuissance.

Déployer les possibilités du monde… bien sûr !

« Ben oui, mais alors, c’est du théâtre ou de la littérature ? »
(Ah non ! Pitié ! Ça ne va pas recommencer !)
– Les deux, mon capitaine… C’était bien là le pari ! –

Je ne ferai pas l’exégèse de tes textes (moi qui ne suis pas très bavarde,
je risquerais d’oublier que je ne suis pas seule dans la maison !).
Je ne ferai pas non plus le détail des vingt années de parcours à tes côtés
(on peut trouver ça dans un livre, maintenant, et raconté par le menu !)
Et puis… comme le dit la Mère dans Le Pays lointain :
 « Je ne me rends pas compte… c’est beaucoup de temps ? »

Une chose encore, parce que les gens s’étonnent : On se parlait peu, toi et moi.
C’est vrai. On oubliait ou on n’en prenait pas le temps.
Qu’est-ce que je peux dire ?… J’étais d’accord sur le principe et tu le savais.
Se redire tous les matins cette conviction mutuelle ?
Non, sûrement pas ! Jamais été le genre de la maison !

J’allais préciser – mais ça aussi, tu le sais – que les empêchements n’ont jamais entamé l’enthousiasme.
Toi, déjà, tu réponds : « Et là aussi, l’inverse est vrai ! »

… Petit sourire.

Mireille Herbstmeyer


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