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Molière

France – 1622 - 1673

Le Corvin

Article issu du "Dictionnaire encyclopédique Corvin" (projet en développement)

Pseudonyme de Jean-Baptiste Poquelin (Paris 1622-1673). Auteur, metteur en scène et acteur français, dont l'influence sur la dramaturgie contemporaine et postérieure est sans commune mesure avec celle de n'importe quel autre auteur, au point que son œuvre est aujourd'hui encore la plus représentée.

Une vie vouée au théâtre

Rien ne prédispose Jean-Baptiste Poquelin, fils d'un bon bourgeois, tapissier ordinaire du roi, à monter sur les planches, après avoir fait ses humanités au collège des jésuites de Clermont (l'actuel lycée Louis-le-Grand) et obtenu une licence en droit à Orléans. Il renonce au barreau et à la charge de son père pour fonder avec Madeleine Béjart l'Illustre-Théâtre, entreprise vouée à l'échec face aux deux puissantes troupes de l'Hôtel de Bourgogne et du Marais, ce qui le mène tout droit en prison pour dettes. La troupe entreprend une tournée de plusieurs années en province, notamment dans le sud de la France — c'est durant cette période que Molière se forme — et reçoit la protection successive de plusieurs grands personnages du royaume dont Monsieur, frère du roi ; cela lui permet de jouer à Paris en 1658 devant le souverain, plus sensible à son interprétation d'une simple farce, le Docteur amoureux, qu'à celle de Nicomède du grand Corneille, et d'obtenir, en alternance avec les comédiens-italiens, la jouissance de la salle du Petit-Bourbon. Molière n'a alors écrit que des farces aujourd'hui perdues, à l'exception du Médecin volant et de la Jalousie du barbouillé, ainsi que deux comédies, l'Étourdi (joué à Lyon en 1655) et le Dépit amoureux (joué à Béziers en 1656) qui ne lui ressemblent guère. Il commence à se trouver avec les Précieuses ridicules (1659), où s'allie à la tradition de la farce (déguisements, soufflets et bastonnades) la satire aiguë d'une mode contemporaine. Il continue de s'affirmer, non sans tâtonnements, avec Sganarelle ou le Cocu imaginaire (1660), l'École des maris (1661), les Fâcheux (1661), et une tentative malheureuse vers le genre plus sérieux de la comédie héroïque avec Dom Garcie de Navarre (1661), qui trahit sans aucun doute sa volonté d'échapper à la réputation de « farceur » que ses premiers ennemis lui font. Il réussit son coup de maître, quelques mois après son mariage avec Armande Béjart, en écrivant l'École des femmes (1662), la première des comédies de la maturité, en cinq actes et en vers : sur fond d'intrigue rebattue (la précaution inutile), il réussit la peinture d'un Arnolphe, barbon profond et tourmenté par la peur d'être trompé, un obsédé en somme — le premier d'une lignée à venir — qui fait le malheur de ses proches, de sorte que la pièce oscille entre le comique et le pathétique. Avec une telle matrice dramatique, qu'il réutilisera souvent, Molière a trouvé là sa voie propre.

Infatigable, Molière est à la fois le directeur, l'auteur, le metteur en scène, et l'un des tout premiers acteurs de la troupe à laquelle le roi accorde protection et pension, ce qui n'est pas sans susciter des jalousies. Molière y répond au moyen de deux courtes pièces, la Critique de l'École des femmes (1663) et l'Impromptu de Versailles (1663), dans lesquelles il se défend et surtout entreprend la réhabilitation du genre comique, peu goûté des doctes en regard de la tragédie, et qui ne s'ennoblit que dans les années 1650. En 1664, au moment des somptueuses réjouissances organisées à Versailles, « les Plaisirs de l'Ile enchantée », Molière, sur qui repose l'organisation de la fête, jouit du plus grand crédit : afin de satisfaire le goût du monarque pour la danse, il conçoit le genre nouveau de la comédie-ballet ; Louis XIV, de son côté, accepte d'être le parrain de son premier enfant et lui suggère amicalement de rajouter à sa galerie d'importuns des Fâcheux le portrait du chasseur. A cette occasion, il donne entre autres une première version en trois actes du Tartuffe, dont la représentation publique ne sera autorisée par le souverain que cinq ans plus tard, en raison de la hardiesse du sujet traité : non seulement la mise en garde contre l'hypocrisie religieuse risque de discréditer les vrais chrétiens, mais le héros, déplaisant bien que lucide et intelligent, n'est rien de moins qu'ambigu.

En butte à toutes sortes d'ennuis et de tourments, mais fort de la bienveillance royale — en 1665, la troupe devient la Troupe du roi —, Molière va plus loin encore avec Dom Juan ou le Festin de pierre , thème à la mode, dont il achève rapidement la rédaction et qu'il fait jouer en 1665, pour remplacer à l'affiche le Tartuffe que la cabale des dévots a réussi à faire interdire. Il crée un protagoniste révolté qui défie toute forme d'autorité ; aucun personnage de notre théâtre n'exerce autant de fascination sur les foules que ce héros complexe et mythique, qui se prête à des interprétations dramatiques sans cesse renouvelées.

Hélas ! l'amitié du roi manque de constance et le conflit avec Lully jette Molière dans une sorte d'oubli, sinon de semi-disgrâce, qui l'afflige. Il innove encore avec le Misanthrope (1666), œuvre profonde dans laquelle on rit peu, malgré la satire de certains usages mondains, car le personnage d'Alceste n'a que les défauts de sa qualité, l'exigence morale. Après cet échec, qui nous étonne aujourd'hui, Molière écrit beaucoup : une farce, le Médecin malgré lui (1666), une comédie mythologique, Amphitryon (1668), une comédie d'inspiration bien sombre, George Dandin (1668), et enfin une franche comédie, l'Avare (1668). Les dernières années de sa vie voient se succéder quelques chefs-d'œuvre : le Bourgeois gentilhomme (1670), comédie-ballet dont Lully compose la musique et qui fustige le snobisme d'un maladroit imitateur des usages de la noblesse ; les Fourberies de Scapin (1671), comédie d'intrigue dont le mouvement et les effets témoignent d'une exceptionnelle maîtrise scénique ; les Femmes savantes (1672), sévère condamnation des « femmes-docteurs » et du pédantisme, et enfin le Malade imaginaire (1673), œuvre comique mais hantée par la présence obsédante de la mort. Au cours de la quatrième représentation de cette dernière comédie, où il raille non plus seulement les médecins mais la médecine même, il est pris de convulsions et s'éteint quelques heures plus tard. Grâce à l'intervention de Louis XIV, dont il n'avait pourtant plus la faveur, il échappe à la fosse commune où finissent les comédiens qui n'ont pu abjurer, et il est enterré de nuit, sans aucune pompe.

Le grand art

La puissance du théâtre moliéresque tient non seulement à la qualité de sa visée — satire des manies éphémères et des hantises profondes de l'homme —, mais à la nature proprement dramatique de son écriture, car Molière est avant tout homme de théâtre. Dans l'élaboration progressive de sa dramaturgie, son génie éclectique recueille le meilleur de la tradition antérieure : certains types de la comédie latine, perpétuée par les auteurs du XVIe siècle, quelques imbroglios de la comédie italienne, caractérisée par l'ingéniosité de ses intrigues, l'invention thématique de la comedia espagnole dont l'abondante production inspire nos créateurs tout au long du siècle, et surtout la conception du jeu théâtral de la commedia dell'arte, théâtre semi-improvisé, qui laisse une grande part au jeu gestuel de l'acteur, Molière intègre parfaitement ces divers éléments dans une perspective neuve.

L'originalité majeure de son théâtre tient au fait qu'il repose essentiellement sur un élément de nature psychologique : le travers d'un héros, isolé dans son idée fixe (maladie imaginaire, avarice, dévotion, snobisme), qui devient la cause d'une perturbation et, convention oblige, l'obstacle au mariage des amoureux. Ces personnages, prisonniers de leur obsession, et grossis par nécessité, sont cependant soigneusement individualisés : ils possèdent à la fois un vice majeur et un trait secondaire. Tartuffe est, certes, hypocrite, mais également gourmand et sensuel ; Alceste, héros du Misanthrope, est excessivement rigoureux, mais amoureux d'une coquette. De sorte qu'ils jouissent tous d'une certaine ambiguïté psychologique et aussi d'une remarquable plasticité dramatique.

Enfin, Molière conçoit la peinture de types moraux dans une société donnée, qui possède elle-même ses propres travers, de sorte que la peinture psychologique se complète d'une satire sociale : il fustige tantôt l'attitude intéressée d'une noblesse ruinée, tantôt le pédantisme des beaux esprits, tantôt encore le matérialisme borné de certains bourgeois.

Il va sans dire que, dans cette perspective, le comique qui en résulte est pour le moins sujet à caution et que le ton des pièces — pensons au Misanthrope, au Tartuffe ou à George Dandin — frise souvent le pathétique ou même le tragique. La virtuosité de l'auteur consiste d'ailleurs à faire alterner ces tons, en ramenant toujours la pièce sur le terrain comique lorsqu'elle risque de tourner au drame, et seule la loi du genre réussit à faire admettre les fins de convention sans lesquelles Tartuffe et Don Juan seraient victorieux.

Une telle équivoque explique, entre autres, que l'on ait tant débattu sur la morale de Molière. La nature même du genre comique, qui se fonde toujours sur un consensus social, astreint le dramaturge à adopter la morale moyenne de la société, qui condamne les affectations et consacre l'ordre établi, comme on le voit dans George Dandin ou le Bourgeois gentilhomme. Après tout, un dramaturge n'a pas à faire bannière, par la bouche d'un « raisonneur », de tel credo moral, mais à éclairer un problème de manière contradictoire, à exprimer les tensions qu'il suscite ; c'est à ce prix qu'une œuvre résiste au vieillissement. Ainsi, aux côtés d'Alceste, Molière crée Philinte, et, face à Don Juan, il imagine Sganarelle. Quant à l'homme même, nous ignorons tout de ce qu'il pensait, et, s'il a pu se lier aux libertins de son temps, rien ne le montre en tout cas comme un ennemi acharné de la religion.

Cependant, la qualité exceptionnelle de ce théâtre ne saurait s'expliquer par son seul contenu satirique, quelle qu'en soit la nature. Molière s'est formé sur les planches et il a conscience de la nécessaire stylisation du langage qu'imposent les conditions mêmes de la représentation. Il sait d'expérience que le dialogue dramatique n'a rien de naturel ni de spontané — même s'il doit le paraître — et que le jeu comique demande de la variété et du dynamisme. C'est pourquoi on le voit veiller soigneusement à l'attaque d'une réplique et à l'enchaînement des propos, ou encore ménager des séries de répliques parfaitement mécanisées, où ce qui se dit a bien moins d'importance que la manière dont cela se dit, car c'est la forme même de l'échange qui traduit métaphoriquement le conflit. C'est pourquoi Molière se montre également si attentif aux effets rythmiques qui sous-tendent son dialogue, à ses variations de tempo, ou encore à la distribution des répliques. En un mot, il trouve son style propre en élaborant une écriture essentiellement dramatique, qui transcende le parler individualisé de ses personnages, et qui confère à son théâtre toute son efficacité scénique.

Enfin, sa création théâtrale est nécessairement marquée par sa formation d'acteur et donc par l'enseignement du prestigieux Scaramouche, dont il a été l'élève. Ses dons d'acteur comique et surtout de mime ont frappé ses contemporains. « Il était tout comédien depuis les pieds jusqu'à la tête ; il semblait qu'il eût plusieurs voix ; tout parlait en lui et d'un pas, d'un sourire, d'un clin d'œil et d'un remuement de tête, il faisait concevoir plus de choses qu'un grand parleur n'aurait pu dire en une heure », écrit Donneau de Visé. De sorte que Molière se réserve souvent non pas le premier rôle d'une pièce, mais le rôle comique : il choisit d'interpréter Arnolphe dans l'École des femmes, Orgon dans le Tartuffe, ou encore Sganarelle dans Dom Juan. D'autre part, Molière chef de troupe « invente » la mise en scène, en prenant soin d'indiquer à ses comédiens les intonations exactes et les gestes précis qu'il attend d'eux, ou en réglant les mouvements scéniques d'ensemble, comme le montre l'Impromptu de Versailles.

Ainsi, c'est à une longue pratique et à une réflexion profonde sur les lois propres du genre dramatique que l'œuvre de Molière doit sa théâtralité et par là son exceptionnelle vitalité.

Bibliographie

  • Molière, Œuvres complètes, éd. G. Couton, Gallimard, « la Pléiade », 2 vol., 1971/1976.
  • B. Bray, Molière, homme de théâtre, Mercure de France, Paris, 1954
  • G. Mongrédien, Recueil des textes et des documents du XVIIe siècle relatifs à Molière, Éd. du CNRS, Paris, 1965
  • M. Gutwirth, Molière, ou l'invention comique, Minard, Paris, 1966
  • J. Guicharnaud, Molière, une aventure théâtrale. Tartuffe, Dom Juan, le Misanthrope, Gallimard, Paris, 1963, réed. 1989
  • J.-P. Collinet, Lectures de Molière, A. Colin, Paris, 1974
  • G. Conesa, le Dialogue moliéresque, PUF, Paris, 1983
  • Numéro hors-série de la revue Europe, 1989
  • P. Dandrey, Molière ou l’Esthétique du ridicule, Klincksieck, Paris, 1992.

G. Gonesa


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