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Eugène Ionesco

France – 1909 - 1994

Eugène Ionesco, encyclopédie Corvin

Slatina, Roumanie, 1909 - Paris 1994

Écrivain et auteur dramatique français, chef de file du « théâtre de l'absurde » qui, dès le début des années cinquante, s'est opposé au théâtre bourgeois et littéraire de l'époque pour renouer avec l'héritage des avant-gardes des premières décennies du siècle.

Une adolescence déracinée

De père roumain et de mère française, quoique né en Roumanie, c'est en France qu'il passe son enfance. Il vit des moments difficiles lorsque, séparé de sa mère, il est envoyé en pension, mais c'est néanmoins un séjour avec sa sœur en Mayenne, en 1921, qui lui laissera les plus forts souvenirs de bonheur. Alors âgé de dix ans, il lit des livres religieux et des biographies de maréchaux comme Turenne et Condé. Son rêve de devenir un grand homme rencontrant la fascination qu'il éprouve pour le guignol des jardins du Luxembourg, il écrit dès sa première enfance une pièce de théâtre : Pro Patria. En 1925, il suit son père en Roumanie où il doit, lors des premiers temps de sa vie à Bucarest, faire face à une double expérience : celle de la métamorphose de son corps, et celle de l'apprentissage d'une langue étrangère. Il dira en effet qu'il s'est vu aussitôt devenir laid, et qu'on lui a présenté la langue roumaine comme la plus belle du monde. En 1930, à l'âge de vingt et un ans, il publie son premier article de critique littéraire dans la revue Zodiac.
Sa collaboration à de nombreuses revues roumaines sera intense et constante jusqu'à ce qu'il se consacre à son œuvre dramatique. Professeur, il enseignera le français dans un lycée de Bucarest tout en s'initiant au futurisme et au surréalisme ainsi qu'à l'esthétique de Benedetto Croce.
Il est de nouveau en France en 1938. La guerre le renvoie en Roumanie, mais il n'a qu'un désir, revenir à Paris. Une fois installé en France, dès 1940, il travaille dans l'édition jusqu'à ce que, entre 1948 et 1949, il se lance, plus par jeu que par volonté de devenir auteur dramatique, dans l'écriture de la Cantatrice chauve qui inaugure son œuvre. Pendant plus de vingt ans, il sera l'auteur à la fois le plus contesté et le plus joué du théâtre de l'absurde. A l'époque, seul le théâtre bourgeois triomphe.
Créée en 1950 la Cantatrice récolte les quolibets de la critique qui, en la personne de Gautier notamment, la voue à un oubli prochain. Il y eut cependant un Lemarchand et quelques écrivains comme Anouilh, Salacrou ou Queneau pour la défendre. Et depuis la reprise de 1957, la pièce est jouée sans discontinuer. Au soir du cinquantième anniversaire, le 17 février 2007, l’invisible cantatrice chauve, au cours de 15.762 représentations, aura été vue par 1.503.288 spectateurs et aura mobilisé une centaine de comédiens pour tenir les 6 rôles de la pièce, le record appartenant à Jacques Legré qui y a tenu sa partie 4.889 fois en 48 ans !

Le théâtre de l'absurde

Lorsque la Cantatrice chauve est montée par Nicolas Bataille, le 11 mai 1950, au théâtre des Noctambules, le public n'est pas prêt à affronter une révolution dans l'écriture théâtrale. Or, dans cette pièce, du point de vue de l'action ou de la psychologie des personnages, il ne se passe rien. Cette soirée entre deux couples de petits bourgeois, les Smith et les Martin, troublée par la venue du capitaine des pompiers et par la bonne, est en fait pour Ionesco la possibilité de faire débiter à ses personnages quantité de clichés et de truismes, et de montrer qu'entre l'ordre du discours et la situation concrète il n'y a pas d'identité ou complémentarité, mais au contraire décalage, voire exclusion. Cet écart est la clé du comique qui traverse le théâtre de Ionesco. Celui-ci avait en vue, moins de faire rire que de mettre en scène la « tragédie du langage ».
Avec Ionesco, le théâtre part à la conquête de l'univers alogique et surréel des rêves et des fantasmes. En interrogeant la machinerie du langage dans ses rouages les plus secrets, il légitime comme élément à part entière de l'écriture théâtrale les effets de désaliénation que les avant-gardes avaient découverts au début du siècle sans jamais les utiliser véritablement sur la scène. En montrant les relations contradictoires entre ces deux niveaux, celui du verbe et celui de la situation concrète, c'est le théâtre lui-même qu'il repense dans une dimension à la fois contestataire et révolutionnaire. L'œuvre n'est en effet, pour lui, qu'une « tentative de faire fonctionner à vide le mécanisme théâtral ».

Sa deuxième pièce, la Leçon (m. en sc. Marcel Cuvelier, théâtre de Poche, 1951), montre comment une jeune fille gaie et vivante va être conduite à se soumettre à la volonté morbide de son professeur qui, pour arriver à ses fins, le viol et le meurtre, utilise une rhétorique aussi implacable qu'irrationnelle. Le langage est le grand coupable du mal en ce qu'il apparaît lié à l'exercice du pouvoir. Ionesco dit qu'il est l'arme véritable de toute domination alors que c'est dans l'ambiguïté même des mots qu'il voit naître l'angoisse, celle que l'homme éprouve face au monde autant que face à lui-même.
Avec Jacques ou la Soumission, pièce écrite pendant l'été 1950, parodie de « comédie naturaliste » sur le thème de l'assujettissement sexuel, Ionesco poursuit son analyse de la fragilité de l'être humain, de ses désirs, de ses rêves, de sa résistance face au langage. Les allitérations, les non-sens, les vocables inventés prolifèrent en neutralisant l'action, jusqu'à effacer, en quelque sorte, les personnages. L'œuvre ne traite, d'après l'auteur, que « d'un événement énorme détruit par le langage ». En ne montrant que des êtres soumis à une fatalité inexorable, portée par la vie autonome des mots, Ionesco redonne au tragique un nouveau sens, celui, et moderne et laïque, de l'inaccomplissement de l'homme face à ses propres instruments de communication.
Dans les Chaises (m. en sc. Sylvain Dhomme, 1952), pièce considérée comme son chef-d'œuvre, en plus de l'indomptabilité du langage apparaît un nouveau thème qui donnera lieu à de multiples effets scéniques : la prolifération de la matière, en l'occurrence, ici, des chaises. Un vieux et sa femme, Sémiramis, âgés respectivement de 95 et 94 ans, vivent seuls dans une maison, sur une île, avec pour tout viatique un amour usé. Le vieux néanmoins, penseur et écrivain, a un message à livrer à l'humanité dont il a convoqué les meilleurs représentants pour une soirée mémorable. Un à un les invités arriveront, invisibles, matérialisés par les seules chaises. Est attendu aussi l'Orateur, dont la science de la parole doit permettre au message du vieux d'être communiqué au monde. Dans ce néant encombré de fantômes, l'Empereur lui-même viendra. Les deux vieux ne le verront que de loin, quoique étant dans leur propre demeure, tant les chaises déjà les empêchent de bouger. Littéralement engloutis par les chaises, ils réussiront, sans pouvoir se rejoindre, à sauter chacun par une fenêtre alors que l'Orateur, sourd et muet, écrit au tableau des mots incompréhensibles. La respiration dramatique des Chaises, comme dans les pièces précédentes, tient à ce qu'une situation plausible, apparemment proche de la réalité de tous les jours, subit une accélération qui la détruit irrémédiablement. La situation seconde, surréelle et absurde, apparaît alors à la fin comme la vérité que la première masquait. L'homme est montré ici comme une marionnette dérisoire dont les fils sont mus, non par le destin, mais par la puissance des choses et des mots.

Dans Victimes du devoir (m. en sc. Mauclair*, 1953), Ionesco semble s'éloigner du thème du langage. Pour la première fois, c'est l'une de ses nouvelles qui lui sert de matrice pour écrire la pièce. Choubert, le protagoniste, est l'homme incapable de surmonter la culpabilité. Il ne peut ainsi que subir la violence du monde. Les thèmes de l'existentialisme sartrien, allant de la recherche d'une ontologie de l'être à « l'enfer c'est les autres », sont ici scéniquement concrétisés par le surréel des situations et l'incongruité des comportements.

Avec Amédée ou Comment s'en débarrasser (m. en sc. Serreau, théâtre de Babylone, 1954) et le Nouveau Locataire (1954), Ionesco étudie les seules possibilités accordées à l'homme qui entend surmonter le mal d'être et l'angoisse de la condition existentielle. Dans la première pièce, on assiste à la prolifération envahissante d'un cadavre qui finit par s'envoler, emportant le protagoniste du drame dans un rêve de gloire. Image sublimée d'une résurrection spirituelle, l'envol sera ensuite un thème récurrent dans le théâtre de Ionesco. Dans la seconde pièce, l'auto-enfermement d'un homme entre ses meubles, comme dans un sarcophage, traduit en revanche le choix de la résignation qui, en acceptant le monde tel qu'il est, permettrait une autre libération de la culpabilité et de l'angoisse.

L'engagement humaniste

C'est avec l'Impromptu de l'Alma (m. en sc. Jacquemont*, Studio des Champs-Élysées, 1956) que s'ouvre une autre période dans l'œuvre de Ionesco. La pièce est un manifeste lancé contre Brecht* et les brechtiens qu'il accuse de vouloir limiter le théâtre à n'être qu'épique et réaliste. La lutte qu'il mène alors en solitaire contre les tenants d'un théâtre politique et moralisateur l'oblige à évoluer vers un langage à la dimension plus naturaliste, jusqu'à pratiquer lui-même une forme personnelle d'engagement idéologique. Il développe ainsi, en les renversant dans un tout autre statut sémiologique, ses propres trouvailles, et l'inventivité de sa dramaturgie, pour installer le mythe sur scène.
Dans Tueur sans gages (m. en sc. José Quaglio, théâtre Récamier, 1959) apparaît le personnage de Bérenger que l'on retrouvera dans plusieurs autres pièces. Le nouveau héros ionesquien, image positive d'un modèle de comportement, est désormais l'homme qui se bat, proteste, résiste, tant à l'ineptie du discours politique qu'à la neutralité indifférente de la société, tant à la négligence de la police qu'à l'impossibilité de sauver l'être humain du mal et de la mort. Lorsqu'il fait face au tueur, à la fin de la pièce, Bérenger voit néanmoins s'écrouler ses convictions humanistes. Sa défense passionnée de la vie se révèle inutile à cause de la vacuité et de la faiblesse de son propre langage qui ne peut ni le sauver ni empêcher le tueur d'accomplir, inexorable, son action.

Rhinocéros (m. en sc. Barrault, Odéon-théâtre de France, 1958) et Le roi se meurt (m. en sc. Mauclair, 1962) sont incontestablement les deux grandes pièces de cette période. Dans la première, Ionesco stigmatise les idéologies totalitaires et l'instinct grégaire qui mènent l'homme à se nier dans ce qui fait l'essentiel de la nature humaine elle-même. Se servant de l'image scéniquement concrète et du mythe, Ionesco visualise directement l'abdication de l'humain par la métamorphose de l'homme en rhinocéros. L'événement se répète à l'infini mais, afin de donner plus de force à sa thèse, Ionesco se sert de la division en trois actes pour montrer le phénomène à des niveaux différents, suivant un découpage presque cinématographique de l'action. Dans le premier acte, c'est la répercussion du passage d'un rhinocéros dans l'espace urbain qui est montrée. Le deuxième acte, qui se déroule dans un bureau, voit s'opérer les métamorphoses dans un microcosme social. Dans le dernier acte, c'est la progressive mutation d'un homme à l'état de rhinocéros qui est analysée, la métamorphose s'accomplissant ainsi au premier plan de la narration. Bérenger, encore lui, résistera jusqu'au bout, jusqu'à découvrir avec angoisse la solitude et la fragilité de son témoignage « trop humain », fruit de son irréductible individualisme.

Avec la pièce suivante, le Piéton de l'air (1962), Ionesco poursuit sa construction d'un nouveau langage dramatique à partir des innovations du théâtre de l'absurde. Dans cette pièce, il donne libre cours à sa hantise profonde du vol. L'exégèse pourrait en être psychanalytique, le mythe icarien apparaissant inscrit dans le nom même de sa mère, Thérèse Icard. C'est en particulier Le roi se meurt qui accomplit l'évolution formelle et idéologique de cette période inaugurée à la fin des années cinquante.

Après avoir, avec le théâtre de l'absurde, dénudé le drame de toute superstructure narrative afin de ne donner qu'une image, un nœud de pulsions se resserrant jusqu'à l'insoutenable, Ionesco réhabilite à présent la fable et le héros en leur donnant pour cadre l'unité dramatique et temporelle. Lorsque le roi entre en scène, on lui apprend qu'il va mourir, là, très bientôt, à la fin du spectacle. Pour le public, le registre de la pièce est dès lors de l'ordre de l'adresse, du discours direct. Ce roi qui meurt est tout à la fois humain, puisqu'il va mourir, et mythique, puisqu'il vit depuis des siècles sinon des millénaires et qu'il dispose d'un pouvoir absolu sur les êtres comme sur les choses. Chaque homme est en effet le roi d'un monde. Le roi ionesquien est donc l'homme lui-même qui règne sur l'univers de la création divine. La fable du maître absolu des choses, jouée devant nous, sur une scène, fait que toute l'action de la pièce peut être lue comme se situant dans l'espace de la conscience intérieure. Ionesco cependant n'abandonne pas le recours au comique. On peut même dire qu'ici sa poétique de la scène, fondée sur le mélange constant du tragique et du comique, atteint son apogée. Ce roi qui meurt en perdant, d'instant en instant, chacun des aspects de son infini pouvoir, est drôle et touchant à la fois. C'est par ce biais que Bérenger, tel est le nom du roi, nous fait accéder au tragique de la finitude humaine.

Avec la Soif et la Faim (créé à Düsseldorf en 1964, repris à la Comédie-Française, m. en sc. Serreau, 1966), dont le protagoniste est Jean, le double positif de tous les Bérenger, Ionesco revient aux images oniriques quoique continuant, à travers le personnage de Brechtoll, à se battre contre le théâtre épique et réaliste. Après d'autres pièces, dont Jeux de massacre (m. en sc. Lavelli, 1970), Macbett (m. en sc. Mauclair, 1972), l'Homme aux valises (m.en sc. Mauclair, 1975), il fait ses adieux au théâtre avec Voyage chez les morts (1980), pièce qui, au-delà de son titre, nous livre un ultime message d'espoir et d'amour, à travers le personnage de Jean, encore émerveillé par la beauté du spectacle du monde, malgré ses peurs et ses angoisses. De l'intégration de la révolte et de l'expérimentalisme linguistique des avant-gardes à une vision amère et tragique de la condition humaine, en passant par le déploiement sans réserves de toutes les ressources du comique et de l'invention dramaturgique, Ionesco n'a cessé de chercher à montrer comment apparaît, surgit et s'incarne la dualité dans laquelle l'homme est à la fois enfermé et déchiré : son désir absolu de s'élever, de se libérer, de passer de l'autre côté du mur, et les multiples visages de ce mur dont le plus invisible et le plus terrible est le langage en tant qu'il peut dévorer celui qui l'utilise, ou du moins le faire choir, le transformer en un être privé de vie et de liberté. Dans ces trente années de création, Ionesco, fondateur du théâtre de l'absurde, s'impose surtout comme l'un des plus grands auteurs dramatiques de la seconde moitié du siècle.

BIBLIOGRAPHIE

  • E. Ionesco, Théâtre complet, éd. E. Jacquart, Gallimard, « la Pléiade », Paris, 1991.
  • C. Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Belfond, Paris, 1966
  • J.-H. Donnard, Ionesco dramaturge, Minard, Paris, 1966
  • S. Benmussa, Ionesco, Seghers, Paris, 1966
  • C. Abastado, Ionesco, Bordas, Paris, 1971
  • M.-Cl. Hubert, Langage et corps fantasmé dans le théâtre des années cinquante, Ionesco, Beckett, Adamov, Genet, J. Corti, Paris, 1987
  • G. Lista, Ionesco, Henri Veyrier, Paris, 1989.

G. LISTA


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