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Couverture de Viol

Viol

de Botho Strauss

Texte original : Schändung traduit par Michel Vinaver , Barbara Grinberg


Viol : Extrait

TITUS
Si, dans l’obscurité de mon âme, saine et intacte tu ne vivais, voir ce que de toi je vois, enfant, me conduirait à la folie.
(Chuchotant, du fond de son courroux)
Qui était-ce, Lavinia ? Dis-moi : qui était-ce ?
Voilà que tu pleures. Tu n’as plus de mains pour essuyer tes larmes.
Et tu ne peux pas le dire non plus. Ne pleure pas sur mes pieds.
Tous deux s’assoient sur un rocher.
Maintenant imagine : nous sommes tous les deux assis sur une falaise abrupte.
Ou peut-être sur le sommet de nos douleurs.
Là-bas, en bas, gronde une mer bienveillante et sauvage.
Les lames déferlent contre le rocher, la houle les soulève, la prochaine vague nous emporte avec elle, elle nous ensevelit sous les flots furieux. Que dois-je faire, mon enfant ? Tomber avec toi, te serrer contre moi jusqu’à ce que la mer nous engloutisse ?
Comment ? Tu secoues la tête ? Tu veux vivre encore… comme ça ?
Peut-être voudrais-tu que, moi aussi, je me rabote les bras, que je me tranche ces deux mains maladroites ?
Pour que nous puissions nous consoler d’égal à égale, à coup de coudes. Bon, bon.
Fini, les mains. Les manipulations, c'est terminé. Manier l'épée, pourquoi faire ? Je me suis assez battu pour cette maudite Rome. Pour rien. Trop de tigres perfides rôdent maintenant dans ce terrain vague : Rome ! Je pars chercher la hache...
Comment ? Tu secoues la tête ? Je n’y arriverai pas tout seul. Et toi, tu ne peux pas tenir la hache.
(Il chuchote à nouveau) Qui était-ce ? Dis-moi : qui était-ce, Lavinia ?
A présent, tu ne fais plus que te taire, mon enfant.
Si tu peux souffler, alors souffle le nom.
Et sanglote-le et gémis-le et gargouille-le. Je comprends ma fille. Tu n’as qu’à ouvrir un peu la bouche !
(Il hurle)Ouvre la bouche ! Qui était-ce ? (A voix basse)Ma biche orgueilleuse, qui était-ce, toi si cruellement meurtrie, qui était-ce ?
Retiens-toi, vieille brute, ne hurle pas comme ça. N’as-tu pas plutôt des larmes ? Pressé, ce vieux crâne, jusqu’à la dernière goutte.
Tout dépensé. Quand ce sommeil affreux finira-t-il ? Je sais exactement quand il a commencé. L’instant où je me suis endormi, je le connais. Ce fut quand j’ai laissé passer le manteau blanc, en me croyant bien inspiré de repousser la dignité impériale.
Ô maudite soudaineté qui a faussé ma décision ! Si j’étais monté sur le trône, à l'heure qu'il est l'antique probité régnerait sur Rome. (Bas)Coutumes rites formes traditions. Tout serait fixé à sa place, et chaque vie singulière serait en sécurité, à l’abri. Mais ce qui se défait et se défait toujours plus, détache chaque homme des autres et nourrit la défiance et l’abjection.
Que veux-tu, mon enfant ? Tu veux te mettre à genoux avec moi ? Nous devons prier !
Quelle prière ? Vengeance vengeance vengeance. Pas très pieux, comme prière.
Le ciel au-dessus de nous, lui sait qui c’était. Il aura sûrement pitié de nous et nous le révèlera un jour ou l’autre.
Le soleil se lève dans un flot de sang et se couche ensanglanté. Que lui demander de mieux que la vengeance par le sang ?
Lavinia secoue la tête. Tu secoues la tête ? Mais alors quoi ?


Botho Strauss : Viol (extrait du sixième tableau : Lavinia. Torse)


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